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Full text of "A propos d'un cheval; causeries athéniennes"

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I 


A PROPOS 


D'UN  CHEVAL 


CAUSERIES  ATHÉNIENNES 

PAR 

VICTOR  CHERBUL1EZ 


GENÈVE 

JOËL  G HERBULIEZ , LIBRAIRE 

PARIS 

MÊME  MAISON,  HUE  DE  LA  MONNAIE,  1(1 


1860 


A 

M.  LE  COMTE  GIBELL1 N l-TORN I EL LI 


Vous  consentez,  mon  ami,  à ce  que  j’inscrive  votre  nom 
sur  la  première  page  de  mon  opuscule.  Je  voudrais,  en  vé- 
rité, que  ce  nouveau-né  fût  plus  digne  de  son  parrain.  Quelle 
réponse  ferez-vous  à ceux  qui  vous  demanderont  compte  de 
cet  excès  de  complaisance?  Je  prévois  que,  cherchant  des  rai- 
sons, vous  n’en  trouverez  pas  de  meilleure  que  d’alléguer 
l’étroite  amitié  qui  nous  lie.  Cette  raison  est  bonne,  et,  quant 
à moi,  je  m’en  contente.  Donnez-la  tant  qu’il  vous  plaira,  vous 
n’avez  pas  à craindre  que  je  vous  démente. 


VlCTOK  ÜHERBUL1EZ. 


Il  était  revenu  d’Athènes  depuis  peu,  et 

nous  aimions  à l’entendre  causer  de  son  voyage. 
Un  soir  que  nous  prenions  le  thé  chez  lui,  il  nous 
entretint  longuement  des  modernes  Hellènes,  de 
leurs  qualités,  de  leurs  vertus,  de  leurs  défauts,  et 
de  ce  rêve  obstiné  d’un  nouvel  empire  de  Byzance, 
dont  11e  les  peuvent  guérir  ni  les  notes  diplomati- 
ques, ni  les  enseignements  de  l’histoire. 

— Notez,  — disait-il,  — que  par  une  étrange 
contradiction,  ces  Grecs,  amoureux  de  Byzance,  ne 
laissent  pas  pour  cela  de  chômer  encore  les  fêtes 
de  Miltiade  et  de  Thrasybule.  Ne  vous  avisez  pas 


de  contester  qu’ils  descendent  en  ligne  droite  des 
liéros  de  Marathon,  vous  vous  mettriez  sur  les 
bras  de  méchantes  affaires  ; vraiment  ils  n’enten- 
dent pas  raillerie  sur  ce  point.  J’en  ai  même  connu 
qui  ne  doutaient  pas  d’avoir  payé  de  leur  personne 
à Salamine  ; tels  autres  qu’on  pourrait  nommer  se 
flattent  de  11e  s’être  point  épargnés  à Platée,  et 
j’imagine  qu’en  s’en  donnant  la  peine,  on  décou- 
vrirait quelque  part  en  Morée  le  glorieux  inconnu 
qui  tua  de  sa  main  Mardonius. 

— Je  connais,  — lui  dit  l’un  de  nous,  — un 
pays  qui  11’est  pas  la  Grèce  et  où  chaque  année, 
dans  les  fêtes  nationales,  une  demi-douzaine  d’ora- 
teurs de  cantine  se  disputent  la  gloire  d’immoler, 
sous  les  traits  vengeurs  de  leur  éloquence,  un  cer- 
tain Gessler  dont  vous  avez  peut-être  ouï  parler. 

— Fort  bien,  — reprit-il  ; — mais  chez  nos 
Athéniens,  l’inconséquence  est  grande  de  prendre 
à leur  compte  les  exploits  de  la  Grèce  républicaine 
et  de  s’ingénier  en  même  temps  à célébrer  les  mé- 
rites de  ces  empereurs  de  Byzance  sous  le  sceptre 
tutélaire  desquels  fleurirent,  comme  vous  savez,  la 
religion,  les  arts,  la  civilisation  et  la  liberté;  car 
aujourd’hui  il  n’y  va  pour  eux  de  rien  moins  que 


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de  réhabiliter  le  Bas-Empire,  en  attendant  de  le 
restaurer.  L’Angleterre  se  fâche  de  ces  rêveries,  la 
Russie  s’en  divertit,  assurée  qu’elle  est  de  n’y  rien 
perdre,  et  nous  autres  Philhellènes,  il  nous  vient 
quelque  scrupule  au  sujet  de  cette  fantaisie  bizarre 
d’associer  ainsi  dans  un  même  culte  Miltiade  et 
Constantin  Porphyrogénète,  Epaminondas  et  Mi- 
chel l’Ivrogne,  les  cochers  verts  et  les  vainqueurs 
d’Olympie,  l’oracle  de  Delphes  et  les  couvents  du 
mont  Athos,  et,  pour  tout  dire,  Platon  et  la  Pa- 
nagia. . . 

— Mais  après  tout,  — ajouta-t-il,  — si  vous  le 
voulez  savoir,  les  plus  grands  originaux  que  j’aie 
vus  à Athènes  n’étaient  pas  des  Athéniens.  Vous 
vous  rappelez  peut-être  cet  abbé  espagnol  qui 
passa  par  Genève,  il  y a quelque  dix  ans,  se  ren- 
dant d’Italie  en  France,  ce  grave  et  taciturne  per- 
sonnage dont  nous  ne  pûmes  rien  tirer,  hormis 
quelques  sentences  débitées  d’une  voix  brève  et 
d’un  ton  décisif. . . 

— Je  le  vois  d’ici,  — lui  dis-je,  — un  air  moi- 
tié sauvage  et  moitié  timide,  un  maintien  roide, 
des  manières  un  peu  gauches  où  se  marquait  un 
singulier  mélange  d’humilité  et  d’orgueil,  et  avec 


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ceia  de  grands  yeux  flamboyants  dont  s’échap- 
paient par  moments  des  regards  si  terribles,  que 
tout  d’une  voix  nous  déclarâmes  qu’il  y avait  du 
cagot  et  du  grand  inquisiteur  dans  son  fait. 

— J’ai  eu  depuis  lors  sujet  de  m’en  dédire,  — 
reprit-il  ; — mais,  quoi  qu’il  en  soit,  poussé  par 
son  humeur  inquiète,  ce  morose  abbé  voyagea 
longtemps  par  tous  pays,  furetant  dans  les  musées 
et  dans  les  bibliothèques,  bizarre  dans  ses  habi- 
tudes, ne  liant  société  avec  âme  qui  vive,  jusqu’à  ce 
qu’il  arriva  à Paris,  où  sa  bonne  étoile  lui  ayant 
fait  rencontrer  la  marquise  de  F...,  elle  réussit  à 
l’apprivoiser  et  l’attacha  à sa  personne  en  qualité 
d’aumônier.  Je  n’étais  que  depuis  trois  jours  à 
Athènes  quand,  à ma  grande  surprise,  je  me 
trouvai  nez  à nez  avec  notre  homme,  dans  l’un  des 
carrefours  de  la  rue  d’Hermès  ; il  me  reconnut,  fit 
d’abord  quelques  pas  pour  m’éviter,  puis  se  ravi- 
sant, vint  à moi,  me  salua  avec  une  politesse  com- 
passée dont  les  cérémonies  sentaient  l’étude,  et, 
après  m’avoir  conté  en  deux  mots  le  changement 
qui  s’était  fait  dans  sa  vie  et  ses  récents  voya- 
ges dans  le  Midi  en  compagnie  de  la  marquise,  il 
me  proposa  de  me  présenter  à elle,  ce  qui  de  sa 


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part  m’étonna  et  me  donna  lieu  de  penser  que  ses 
mœurs  s’étaient  humanisées. 

— Je  le  crois  de  bon  cœur,  — interrompis-je; 
— mais  qu’avons-nous  affaire  de  cette  marquise  et 
de  son  abbé?  De  qui  revient  d’Athènes,  l’Acro- 
pole, le  Parthénon,  Phidias  sont  l’ordinaire  entre- 
tien, et,  en  me  rendant  ici,  c’est  de  marbres  et  de 
colonnes  que  je  m’apprêtais  à vous  entendre 
parler. 

— Qu’à  cela  ne  tienne!  — répondit-il  en  sou- 
riant. — Je  vous  prends  au  mot.  Vraiment  j’avais 
la  générosité  de  vous  épargner,  mais,  de  l’humeur 
dont  je  vous  vois,  ce  serait  niaiserie,  et  puisque 
les  marbres  ont  le  bonheur  de  vous  plaire,  que  di- 
riez-vous si  je  vous  récitais  tout  d’une  haleine 
quatre  grands  discours  qui  furent  prononcés,  moi 
présent,  en  l’honneur  d’un  des  innombrables  che- 
vaux dont  Phidias  décora  la  frise  du  Parthénon  ? 
Quatre  discours!  songez-y  bien.  J’ai  pu  résister  à 
cette  épreuve,  robuste  comme  vous  me  voyez  ; 
mais  vous,  chétif,  de  petite  santé...  Non,  ce  serait 
une  pitié,  je  vous  ferai  grâce  ; aussi  bien  ces  dis- 
cours les  ai-je  oubliés  depuis  longtemps. 

— Socrate,  — lui  répondis-je,  empruntant  les 


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paroles  de  Phèdre,  — si  je  ne  connais  pas  So- 
crate , je  ne  me  connais  pas  moi-même  ; il  mou- 
rait d’envie  de  parler,  mais  il  aimait  à se  faire 
prier. 

Il  se  mit  à rire. 

— A vos  risques  et  périls,  — me  dit-il.  — Mais, 
selon  le  mot  du  poëte,  ab  Jove  principium,  et  pour 
remonter  à la  cause  première  de  cette  aventure, 
il  faut  que  vous  retourniez  avec  moi  auprès  de  la 
marquise,  de  cette  belle  veuve  dont  l’abbé  m’avait 
vanté  le  mérite  et  la  sagesse , et  chez  laquelle 
m’étant  présenté  le  lendemain,  je  fus  introduit 
dans  un  grand  salon  qui  offrait  un  aspect  étrange. 
Les  tables,  les  étagères,  les  fauteuils,  les  sophas 
étaient  surchargés  de  livres  de  tout  format,  traî- 
nant pêle-mêle  avec  des  albums,  des  liasses  de 
vieux  papiers,  des  cartons,  des  estampes,  des 
portefeuilles  remplis  de  dessins  d’après  l’antique 
au  trait,  à la  plume,  au  lavis,  à la  sanguine.  Au 
milieu  de  cette  chambre  en  désordre,  la  marquise, 
assise  devant  un  guéridon,  crayonnait  de  mémoire 
des  chapitaux  ioniques  ; à côté  d’elle,  un  adoles- 
cent d’une  vingtaine  d’années  travaillait  à un  ta- 
bleau de  chevalet.  Un  peu  plus  loin,  perché  sur 


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un  tabouret  de  velours,  un  petit  homme  à la  tête 
enfoncée  dans  les  épaules,  au  nez  crochu,  à l’air 
futé,  lisait  à haute  voix  dans  un  gros  livre  alle- 
mand où  il  était  question,  autant  que  je  le  pus 
croire,  de  la  quintessence  de  l’art,  de  l’absolu  et 
de  mille  autres  sujets  que  les  honnêtes  gens  n’en- 
tendent point.  Derrière  lui  se  tenait  l’abbé,  assis 
sur  le  bord  d’une  chaise,  le  corps  roide  et  les 
mains  allongées  sur  ses  genoux,  à la  façon  d’une 
divinité  égyptienne.  De  l’autre  côté  de  la  chambre, 
dans  l’embrasure  d’une  fenêtre  et  à moitié  dissi- 
mulé par  un  rideau,  un  gros  homme  court,  dont 
l’humeur  joviale  paraissait  sur  sa  figure,  se  balan- 
çait nonchalamment  dans  une  berceuse  en  tenant 
à la  main  un  petit  volume  qu’apparemment  il  lisait 
en  cachette,  car,  en  me  voyant  entrer,  il  se  hâta 
de  le  cacher  sous  un  des  pans  de  son  habit.  Enfin, 
dans  le  fond  de  cette  vaste  pièce,  un  personnage 
de  haute  taille,  aux  cheveux  grisonnants,  som- 
meillait paisiblement,  enfoncé  dans  une  bergère, 
tandis  qu’à  ses  pieds  un  joli  bichon  grignotait  de 
ses  dents  pointues  une  estampe  tombée  à terre. 

Dès  que  j’eus  paru,  l’abbé  se  leva  de  son  siège 
et  me  présenta  à la  marquise  avec  une  gravité  em- 


14 


pesée,  me  donnant  pour  un  archéologue  consom- 
mé, pour  un  maître  sire  en  matière  de  beaux- 
arts...  que  sais-je  encore?  C’était  une  chose  avoir 
que  ce  méchant  sournois  me  décernant  ainsi  des 
éloges  ampoulés  qui  me  convenaient  comme  une 
couronne  de  roses  sur  la  tête  d’un  âne. . . 

— Un  âne!  — interrompis-je  ; — votre  humi- 
lité est  excessive  ; tout  le  monde  sait  que  vous  êtes 
un  homme  fort  instruit. . . 

Il  me  répondit  : 

— Je  ne  vous  ferai  pas  le  chagrin  de  vous  con- 
tredire ; je  suis  bachelier,  j’en  conviens,  je  pos- 
sède mon  Lliomond  et  le  Jardin  des  racines  grec- 
ques ; je  ne  manque  pas  de  lecture  : je  goûte  les 
poëtes,  quand  je  suis  de  loisir  ; j’aime  les  arts, 
j’en  jouis  tout  comme  un  autre,  et  la  première  fois 
que  je  montai  à l’Acropole,  je  demeurai  ébloui, 
confondu,  reconnaissant  dans  ce  qui  s’offrait  à mes 
regards  une  perfection  qui  n’a  jamais  été  égalée 
et  que  ne  saurait  rêver  l’imagination  la  plus  har- 
die. Mais  d’en  trouver  le  pourquoi,  de  raisonner 
sur  les  causes  et  les  effets,  d’analyser  savamment 
mon  plaisir,  point  de  nouvelles  ! Et  voilà  juste- 
ment ce  que  font  tous  les  jours  de  leur  vie  les  ar- 


15 

chéologues  consommés,  les  maîtres  sires,  comme 
dit  l’autre. . . Enfin,  que  voulez-vous?  Quand  l’abbé 
eut  dépêché  son  compliment,  la  marquise  (il  n’est 
pas  à craindre  que  je  l’oublie),  après  m’avoir  fait 
une  légère  inclination  de  tête,  me  dit  brusquement 
et  sans  préambule  : 

— A quelle  époque,  pensez-vous,  Monsieur, 
qu’on  se  soit  avisé  d’orner  d’entrelacs  la  base  des 
colonnes  ioniques  et  de  terminer  le  fût  par  un 
collier? 

Je  demeurai  bouche  béante,  et  ma  figure  devait 
être  fort  ridicule,  car  1a,  marquise  partit  d’un 
grand  éclat  de  rire  de  petite  fille,  après  quoi,  se 
tournant  vers  le  dormeur  : 

— Milord,  mon  cher  oncle!  — s’écria-t-elle, — 
ré  veillez- vous,  voici  une  visite  dont  vous  ferez 
votre  profit. 

Puis  elle  recommença  à tracer  ses  volutes,  ses 
oves,  ses  patinettes,  ses  gorgerins,  ses  entrelacs  et 
ses  colliers,  sans  paraître  se  soucier  autrement  de 
ma  présence  ; de  son  côté,  le  petit  homme  à la 
mine  futée  reprit  sa  lecture  où  il  l’avait  laissée, 
tandis  que  votre  serviteur,  assez  interdit,  ne  sa- 
chant que  penser  de  cette  singulière  réception, 


16 


maugréait  à part  soi  contre  l’abbé,  qui  s’était  re- 
mis paisiblement  à sa  place  et  dans  sa  posture  de 
déesse  Pacht. 

Heureusement  lord  F... , en  m’apercevant,  avait 
tressailli  de  joie  comme  une  araignée  qui  sent  une 
mouche  s’engager  dans  sa  toile,  et  il  s’élança  en 
bondissant  sur  la  proie  que  lui  envoyait  la  Provi- 
dence. Il  me  fit  asseoir  auprès  de  lui  et  se  mit  à 
m’entretenir  à voix  basse.  Quand  d’aventure  les 
Anglais  sont  expansifs  et  liants,  ils  ne  le  sont  pas 
à demi.  Au  bout  d’un  quart  d’heure,  nous  étions 
bons  amis,  milord  et  moi.  Si  je  ne  me  connais 
guère  en  entrelacs,  je  possède  en  revanche,  au  dire 
de  chacun,  une  figure  qui  commande  la  confiance, 
et  milord,  heureux  de  trouver  quelqu’un  à qui 
s’ouvrir  de  ses  petits  chagrins,  m’expliqua  d’un 
air  épanoui  qu’il  était  T homme  le  plus  malheureux 
du  monde. 

— Au  milieu  des  cinq  personnes  que  vous  voyez 
ici,  — me  disait-il,  — je  me  sens  plus  isolé  que 
Robinson  Crusoë  dans  son  île.  Car  quel  commerce, 
je  vous  prie,  quel  échange  de  paroles  peut  avoir 
un  homme  raisonnable  avec  des  écervelés  dont 
les  chimères  n’ont  pas  même  le  mérite  d’être 


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amusantes?  Jusqu’au  bichon,  il  n’est  céans  per- 
sonne qui  n’ait  la  tête  un  peu  malade.  Ma  belle 
nièce  eut  toujours  un  penchant  marqué  à l’enthou-' 
siasme;  il  n’y  parut  que  trop  pendant  le  séjour 
que  nous  fîmes  en  Italie  , où  Raphaël  et  le  Titien 
exercèrent  de  terribles  ravages  dans  son  cœur. 
Mais  aussitôt  arrivés  à Athènes,  ce  fut  vraiment 
bien  autre  chose.  Il  n’est  plus  question  mainte- 
nant que  de  Phidias  et  de  cet  autre  qui  bâtit  le 
Parthénon.  L’antique!  l’antique  ! voilà  le  thème  de 
toutes  les  conversations.  Hors  de  l’antique,  point 
de  salut!  On  en  disserte  à perte  d’haleine,  on  en 
raisonne,  on  en  déraisonne,  on  s’extasie,  on  tombe 
en  syncope,  c’est  une  fièvre,  c’est  un  délire,  à ce 
point  que  j’ai  vu  la  marquise  baiser  sur  les  deux 
yeux  une  grande  vilaine  chouette  de  marbre  qui 
se  voit  sur  l’Acropole,  comme  en  son  temps  de  dé- 
votion elle  eût  fait  un  agnus  ou  un  scapulaire  ; et 
dans  les  moments  où  l’on  consent  à oublier  un  peu 
les  bas-reliefs,  les  frises  et  les  colonnades,  on 
étudie  la  grammaire  grecque,  on  s’en  va  lire  Pla- 
ton à l’Académie,  Démosthènes  au  Pnyx,  et,  par 
conclusion,  me  voilà  menacé  d’être  confiné  à per- 
pétuité dans  cette  méchante  petite  ville,  où  je  sè- 

2 


18 


che  d’ennui.  Mon  cher  Monsieur,  soyez  convaincu 
que  le  plus  grand  malheur  dans  ce  monde  est  d’être 
le  chaperon  d’une  charmante  femme  qui  a le  cer- 
veau fêlé.  Vous  me  direz  peut-être  : A quoi  tient 
que  vous  ne  la  laissiez  ici  avec  ses  chouettes  et 
ses  chapiteaux  et  que  vous  ne  retourniez  manger 
du  plum-pudding  à Londres?  Voilà,  Monsieur,  ce 
que  je  me  dis  vingt  fois  le  jour,  et  vingt  fois  le 
jour  je  me  réponds  : Milord,  vous  avez  la  sottise 
d’aimer  trop  votre  nièce  et  vous  ne  sauriez  vous 
passer  d’elle  un  jour  durant. 

En  ce  moment  le  lecteur  faisait  une  pause,  et 
comme  milord  avait  insensiblement  élevé  la  voix, 
la  marquise  entendit  ces  derniers  mots  et  s’écria 
en  retournant  la  tête  : 

— Mon  cher  oncle,  il  ne  suffit  pas  de  dire  que 
vous  m’adorez.  11  fallait  ajouter  que  je  suis  pour 
vous  une  habitude  de  trente  années,  et  je  vous  en 
connais  de  moins  longues  auxquelles  je  vous  défie 
de  renoncer. 

Puis,  faisant  un  signe  au  petit  homme-: 

— Monsieur  le  chevalier,  — lui  dit  elle,  — 
continuez  votre  lecture.  Milord  s’est  mis  en  de- 


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voir  de  célébrer  mes  mérites  et  je  veux  lui  donner 
le  temps  d’achever  mon  panégyrique. 

— Voyez  ce  que  peut  la  fureur  de  l’antique!  — 
reprit  lord  A ..  en  se  rapprochant  de  moi.  — La 
marquise  vient  de  se  vieillir  de  deux  ans.  Venez 
dire  après  cela  qu’à  étudier  Platon  une  femme  ne 
profite  guère!  Mais,  avec  tout  son  génie,  ce  Pla- 
ton en  aurait  été  pour  ses  peines,  si  elle  n’eût 
trouvé  ici  deux  manières  de  hiérophantes  les  plus 
propres  du  monde  à l’entretenir  dans  sa  folie.  Mon- 
sieur le  chevalier  est  un  hobereau  polonais,  atta- 
ché a la  légation  russe  d’Athènes  ; son  principal 
mérite  est  de  chevaucher  à la  grecque,  montant  à 
crû  et  sans  étriers  un  cheval  non  ferré  ; c’est  à cette 
noble  entreprise  qu’il  consacre  son  génie  et  ses 
loisirs;  avec  cela  beau  parleur,  grand  discoureur, 
plein  d afféterie  et  de  grimaces;  encore  lui  passe- 
rais-je tous  ses  travers  s’il  n’avait  un  peu  trop  de 
pente  à vous  manger  dans  la  main.  Quant  au  petit 
Vénitien,  — ajouta-t-il  en  me  montrant  du  doigt 
le  jeune  peintre  qui,  nous  tournant  le  dos,  la  tête 
penchée  sur  son  chevalet,  11e  nous  laissait  voir  de 
sa  personne  qu’un  cou  blanc  comme  la  neige,  om- 
bragé de  magnifiques  cheveux  dorés,  — pour  ce 


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garçonnet,  — dit  milord,  — il  est  positivement  lu- 
natique, et  je  l’ai  vu  tomber  du  haut  mal  devant 
un  morceau  de  bas-relief  long  de  six  pouces  qui 
fut  déterré  l’autre  jour  à l’Acropole.  Mais  je  suis 
trop  raisonnable  pour  lui  en  vouloir  et  ne  me  fâ- 
che point  de  ses  convulsions  ; c’est  son  droit,  c’est 
son  métier,  étant  artiste  de  profession  et  ce,  dit- 
on,  de  grand  talent;  au  demeurant  gentil  compa- 
gnon, naïf  et  doux,  extravagant  de  bonne  foi;  je 
soupçonne  qu’  après  le  Parthénon,  ce  qui  le  ravit 
le  plus  dans  l’univers,  c’est  ce  qu’on  en  voit  dans 
les  beaux  yeux  de  la  marquise.  Vraiment  ce  petit 
bonhomme  m’amuserait,  n’était  la  déplorable  in- 
fluence que  son  enthousiasme  ingénu,  soutenu  des 
grimaces  du  chevalier,  exerce  sur  notre  jolie  tête  à 
l’évent.  Trois  cerveaux  brûlés  qui  font  assaut  d’ex- 
travagance...  le  cas  est  grave,  et  si  vous  y savez 
un  remède,  vous  me  ferez  plaisir  de  me  1 ensei- 
gner. J’avais  espéré  trouver  du  secours  dans  mon- 
sieur l’abbé.  Serviteur!  L’abbé  est  un  méchant 
égoïste  et,  qui  pis  est,  un  sournois  dont  il  est 
malaisé  de  démêler  la  pensée.  Comme  la  marquise 
fait  grand  état  de  son  mérite  et  que  ses  moindres 
décisions  passent  ici  pour  des  oracles,  je  1 avais 


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conjuré  de  représenter  à nos  fous  que  leur  grande 
passion  pour  l’antique  n’était  pas  d’une  âme  bien 
chrétienne...  M’honorant  de  l’un  de  ses  gracieux 
sourires  d’ours  apprivoisé,  il  me  répondit  qu’il  y 
penserait,  qu’il  choisirait  son  moment...  Jusqu’au- 
jourd’hui il  n’a  dit  mot  ; aussi  je  commence  à le 
soupçonner  de  connivence,  d’accord  secret,  de 
sourdes  intelligences  avec  l’ennemi,  et,  franche- 
ment, 

J’aime  eucore  mieux  uu  fou  qui  dit  tout  ce  qu’il  pense 

Que  ces  gens  rembrunis,  obstinés  au  silence, 

Ou  qui  ne  disent  rien  qui  ne  soit  compassé. 

Dans  ma  détresse,  j’ai  recouru  aussi  au  médecin 
particulier  de  la  marquise,  ce  gros  homme  qui  fait 
je  11e  sais  quoi  là-bas  près  de  la  fenêtre.  Il  m’a 
répondu  par  une  gambade.  Autre  égoïste  que  ce- 
lui-là, se  moquant  de  tout  hors  de  ses  aises.  Je 
lui  rends  la  justice  de  croire  que  l’antique  l’ennuie 
autant  que  moi,  mais  il  n’a  garde  d’en  rien  mar- 
quer, entre  avec  empressement  dans  tous  les  sen- 
timents de  la  marquise,  de  sa  vie  ne  la  contrarie 
sur  rien.  Il  se  croit  un  grand  sage,  pour  avoir- 
adopté  le  système  du  bonheur  économique.  Un 


22 


bon  lit  de  plume  et  dormir  dix  heures,  voilà  le 
point,  le  reste  est  néant.  Au  reste,  il  ne  faut  dés- 
espérer de  rien,  et  peut-être  prendra-t-il,  lui 
aussi,  la  funeste  manie  des  colonnes  et  la  maladie 
des  bas-reliefs.  Cela  se  gagne,  Monsieur  ; voyez 
plutôt  ce  sot  bichon,  accroupi  devant  une  estampe, 
de  quel  air  béat  il  la  contemple  !...  Pour  me  ven- 
ger. — ajouta-t-il,  — et  décharger  ma  bile,  je 
m’en  vais  produire  ce  que  ma  nièce  appelle  une 
dissonnance  dans  la  vie. 

Et  allongeant  le  bras  vers  le  bichon,  il  lui  donna 
une  vigoureuse  chiquenaude  sur  l’oreille  droite.  Le 
pauvre  animal  poussa  un  cri  perçant;  la  marquise 
fit  un  geste  d’effroi,  le  petit  Vénitien  éprouva  un 
tressaillement  nerveux  et  laissa  échapper  sa  brosse, 
le  chevalier  pensa  tomber  de  son  perchoir,  l’abbé 
bondit  sur  sa  chaise,  et  il  n’y  eut  pas  jusqu’au 
docteur  qui  11e  s’agitât  derrière  son  rideau. 

—Méchant  Ugly!  — s’écria  bravement  milord, 
— osez-vous  bien  troubler  par  vos  hurlements  les 
divins  concerts  du  paradis?  Mais,  marquise,  il  lui 
faut  pardonner  ; soyez  sûre  que  c’était  un  cri  d’ad- 
miration. Vraiment  cet  animal  vous  fait  le  plus 
grand  honneur  ; encore  une  ou  deux  leçons,  et 


23 

vous  le  verrez  renchérir  sur  les  pâmoisons  de  mon- 
sieur le  chevalier. 

En  ce  moment  la  porte  du  salon  s’ouvrit  et  un 
homme  encore  jeune,  de  très-bonne  mine,  s’appro- 
chant de  la  marquise,  se  pencha  vers  elle  pour  lui 
parler  à voix  basse.  La  marquise  se  replongea 
dans  ses  volutes  sans  répondre  que  par  monosyl- 
labes au  nouvel  arrivant.  Il  parut  en  concevoir  de 
l’humeur,  et,  après  avoir  attendu  vainement  qu’on 
daignât  payer  à sa  personne  le  tribut  d’attention 
qui  lui  était  dû,  il  jeta  un  regard  de  travers  sur  le 
petit  Vénitien  et  sur  le  chevalier,  et  sortit  brus- 
quement de  la  chambre,  dont  il  referma  la  porte 
à grand  bruit. 

— Le  pauvre  homme  ! — me  dit  mélancolique- 
ment milord  ; — il  est  encore  plus  malheureux  que 
moi. 

Et  se  mettant  à rêver,  il  resta  immobile  et  si- 
lencieux, jusqu’à  ce  qu’un  domestique  rouvrit  la 
porte  pour  crier  : Madame  la  marquise,  les  che- 
vaux sont  prêts. 

En  un  clin  d’œil  tout  le  monde  fut  sur  pied.  La 
marquise  sortit  quelques  instants  et  reparut  vêtue 
de  son  amazone  et  coiffée  d’un  chapeau  à plumes 


24 


qui  lui  allait  à ravir.  S’avançant  vers  moi , elle  me 
proposa  d’un  air  gracieux  de  prendre  ma  part  aux 
divertissements  d’une  promenade  à cheval  en  plein 
midi,  au  mois  d’août,  sous  le  ciel  brûlant  de  l’Atti- 
que.  Je  la  priai  de  m’excuser  et  alléguai  une  af- 
faire qui  m’appelait  chez  moi. 

— On  n’a  point  d’affaires  à Athènes,  — me  ré- 
pondit-elle d’un  ton  impérieux.  — Mais  si  vous 
n’êtes  pas  cavalier,  dites-le  franchement.  Vous 
êtes  ici  sur  terre  libre  ; chacun  fait  ce  qui  lui  plaît, 
moi  la  première.  Toutefois,  j’exige  que  vous  nous 
restiez  à dîner,  et  pendant  notre  absence  milord 
vous  tiendra  compagnie.  C’est  un  honneur  qu’il  ne 
céderait  volontiers  à personne. 

— Assurément,  Madame,  — dit  lord  A...,  — 
car,  par  le  temps  qui  court  et  sur  cette  terre  libre 
que  nous  habitons,  c’est  un  événement  rare  que  la 
rencontre  d’un  homme  de  bon  sens.  Mais  j’ai  juré 
de  ne  jamais  vous  laisser  chevaucher  sans  moi, 
vous  profiteriez  de  l’occasion  pour  vous  rompre  le 
cou. 

— En  ce  cas,  — dit-elle,  — c’est  l’abbé  qui 
vous  relèvera  de  sentinelle.  Monsieur  l’abbé,  vous 
me  répondez  de  votre  prisonnier.  Sous  aucun  pré- 


25 

texte  vous  ne  le  laisserez  s’évader.  Car  j’ai  été 
peu  aimable  ce  matin,  et  je  tiens  à lui  prouver  à 
mon  retour  qu’en  dépit  de  mes  chouettes,  je  suis 
une  femme  aussi  supportable  que  telle  et  telle  qui 
ne  lisent  pas  Platon. 

Là-dessus  elle  sortit  et  descendit  l’escalier  ra- 
pidement, suivie  de  sa  nombreuse  escorte.  Je  me 
mis  à la  fenêtre  pour  les  voir  partir.  Milord  m’a- 
vait dit  vrai,  on  amena  au  chevalier  un  cheval 
sans  selle  et  sans  étriers,  embouché  d’un  mors  qui, 
selon  l’usage  des  anciens  , n’avait  point  de  bran- 
ches, les  rênes  partant  des  deux  coins  de  la  bou- 
che recouverts  par  des  bossettes,  et  j’admirai 
comme  le  petit  homme  s’enleva  lestement  de  la 
main  gauche  et  enfourcha  d’un  saut  sa  monture, 
tandis  qu’à  grand’peine  deux  domestiques  réussis- 
saient à hisser  le  docteur  sur  la  sienne.  Quand  tout 
le  monde  fut  en  selle,  la  marquise  piqua  des  deux 
et  milord  s’élança  à ses  côtés,  suivi  de  près  par  le 
chevalier  et  le  Vénitien,  et  d’un  peu  plus  loin  par 
le  gros  docteur  qui , se  sentant  en  danger  d’être 
distancé,  enfonçait  ses  éperons  dans  le  ventre  de 
son  cheval,  et  à chaque  temps  de  galop  rebondis- 
sait lourdement  sur  ses  arçons. 


26 

Quand  la  cavalcade  eut  disparu  dans  un  tour- 
billon de  poussière  sur  la  route  de  Cephissia,  je 
quittai  la  fenêtre  et  me  rapprochai  de  l’abbé,  à qui 
avait  été  commis  le  soin  de  me  divertir.  A vrai 
dire,  il  ne  semblait  pas  d’humeur  à y prendre 
grand’peine.  Assis  en  face  l’un  de  l’autre,  nous  de- 
meurâmes quelque  temps  sans  rien  dire,  jusqu’à 
ce  que,  faisant  un  effort  : 

— Vous  devez  être  satisfait,  — me  dit-il,  — 
de  l’accueil  que  vous  a fait  la  marquise. 

— Je  vous  suis  obligé  de  me  le  dire,  — répon- 
dis-je; — franchement,  je  ne  m’en  doutais  pas. 

— Vraiment  oui,  — reprit-il.  — La  marquise 
n’a  pas  accoutumé  d’être  d’un  abord  si  facile.  Mais 
il  est  sage  d’essuyer  de  bonne  grâce  les  inégalités 
de  son  humeur;  car  c’est  une  personne  fort  bonne 
à connaître,  une  intelligence  supérieure,  beaucoup 
de  talents,  dessinant  bien,  bonne  musicienne,  l’es- 
prit très-orné,  beaucoup  de  savoir  et  de  goût,  et, 
ce  qui  vaut  mieux  encore,  obligeante,  serviable, 
amie  sûre,  dévouée  et  de  bon  conseil. 

Il  me  fit  ce  portrait  de  sa  patronne  du  ton  d’un 
cornac  démontrant  pour  la  millième  fois  son  tigre 
royal. 


27 

— La  marquise  a-t-elle  beaucoup  voyagé?  — 
lui  demandai-je. 

— Elle  11e  s 'était  guère  éloignée  de  Paris  jus- 
qu’à notre  départ  pour  l’Italie.  Bien  que  sa  mère 
fût  Anglaise,  elle  n’a  jamais  visité  l’Angleterre; 
si  elle  y allait  un  jour,  ce  serait  en  l’honneur  des 
marbres  grecs  du  Musée  britannique;  mais  je  doute 
qu’elle  puisse  s’y  décider;  il  lui  répugne  d’aller 
voir  ces  pauvres  antiques  grelottant  dans  le  brouil- 
lard de  Londres. 

— Son  veuvage  a-t-il  déjà  duré  longtemps  ? 

— A peu  près  quatre  ans. 

— Et  elle  ne  songe  pas  à se  remarier  ? 

— C’est  selon,  — me  répondit-il,  et  tirant 
de  sa  poche  un  petit  carnet  qu’il  me  montra  de 
loin  sans  me  permettre  d’y  toucher,  il  me  dit 
gravement  : 

— Voici  un  petit  registre  en  partie  double  que 
je  tiens  par  son  ordre;  dans  la  colonne  de  gauche 
j’inscris  à l’encre  rouge  les  raisons  qu’elle  a de  ne 
se  pas  remarier,  et  à l’encre  noire,  dans  la  colonne 
de  droite,  les  motifs  qu’elle  a de  ne  point  rester 
veuve.  Il  y a six  mois,  nous  en  étions  à trente 
contre  trente  ; depuis  peu  notre  colonne  de  gauche 


28 

s’est  enrichie  de  deux  raisons  rouges;  que  la  ma- 
jorité vienne  à se  déplacer,  et  ce  jour-là  nous  nous 
préparerons  à convoler. 

— Et  le  choix  du  mari  possible  est-il  déjà  fait? 

— Attendez,  — me  dit-il,  en  tirant  de  sa  poche 
un  second  carnet  ; — voici  un  autre  registre,  qu’on 
pourrait  appeler  notre  cahier  des  charges;  c’est  la 
liste  des  conditions  à remplir  pour  mériter  notre 
main.  Il  en  est  quinze  jusqu’à  présent,  et  je  con- 
nais quelqu’un  qui  en  remplit  treize.  La  quinzième 
portait,  il  y a un  an,  qu’il  fallait  s’engager  à vivre 
à Florence  ; trois  mois  plus  lard,  nous  avons  rem- 
placé Florence  par  Venise,  et  plus  récemment  en- 
core par  Athènes. 

Puis,  remettant  en  poche  les  deux  carnets,  il 
répéta  l’éloge  de  la  marquise  exactement  dans  les 
mêmes  termes  qu’il  avait  fait  la  première  fois  : 

« C’est  une  personne  fort  bonne  à connaître  ; une 
intelligence  supérieure,  beaucoup  de  talents...  » 
Vous  savez  le  reste;  mais  vous  imagineriez  diffi- 
cilement le  ton  sérieux  du  personnage  en  récitant 
ainsi  sa  leçon. 

— Monsieur  l’abbé,  — lui  dis-je,  — comment 
appelez-vous  ce  quadragénaire  de  bonne  mine  qui 


29 

a fait  ici  une  si  courte  apparition  et  nous  a quittés 
d’un  air  si  contrarié? 

— C’est  un  gentilhomme  français,  le  comte  de 
B...,  — me  répondit-il. 

— Le  comte  de  B...,  — repartis-je,  — ne  se- 
rait-il point  le  prétendant  qui  remplit  treize  des 
conditions  du  cahier  des  charges  ? 

— Vous  devenez  indiscret,  — me  dit-il  en  sou- 
riant du  bout  des  lèvres.  — Puis  il  ajouta  : — Si 
ma  conversation  vous  ennuie,  ne  me  forcez  pas  à 
parler.  La  marquise  vous  l’a  dit,  vous  êtes  ici  dans 
l’abbaye  de  Thélème.  On  lit  sur  notre  porte  : Fay 
ce  que  vouldras.  Si  vous  aimez  la  lecture,  prenez 
un  livre,  pendant  que  je  repasserai  un  chapitre 
de  mon  bréviaire. 

— Vous  dites  bien,  — lui  répondis-je.  — On 
trouve  ici  comme  à Thélème  dame  de  hault  paraige, 
fleur  de  beaulté , à céleste  visaige , — et  ces  aimables 
seigneurs  tant  noblement  apprins  qu’il  n’estoit  entre 
eulx  celluy  ne  celle  qui  ne  sceust  lire , escripre,  parler 
de  cinq  à six  languaiges,  et  en  iceulx  composer , tant 
en  carme  qu’en  oraison  solue  ; — toutefois,  s’il  m’en 
souvient,  de  Thélème  les  matagots  étaient  exclus, 
tandis  qu’ici  la  folie  me  parait  assez  en  honneur. 


30 

Mais  il  ne  m’entendait  plus,  plongé  qu’il  était 
dans  son  bréviaire,  et  je  me  vis  forcé  de  me  con- 
former à son  conseil  et  de  me  mettre  en  quête  d’un 
livre.  Je  ne  me  souciais  dans  ce  moment  ni  de  la 
grammaire  grecque  de  Krüger,  ni  même  de  Platon 
ou  de  Thucydide.  Heureusement  j’avisai  dans  un 
coin  le  petit  volume  que  tenait  en  main  le  docteur 
à mon  arrivée,  et  qu’en  partant  pour  la  promenade 
il  avait  laissé  sur  un  guéridon.  Je  m’en  emparai. 
C’étaient  les  contes  d’Hamilton,  plus  goûtés,  pa- 
raissait-il, de  cet  honnête  épicurien  que  les  gros 
livres  allemands  sur  la  quintessence  de  l’art.  Je  me 
mis  à relire  les  Quatre  Facardins,  et  j’en  étais  à 
l’endroit  où  U beau  'pèlerin  prenant  la  parole  : Bel  étran- 
ger , dit-il , si  vous  entendez  la  langue  que  je  parle,  je  vous 
prie  de  m’enseigner  où  je  pourrai  trouver  une  femme , — 
quand  la  marquise  reparut,  accompagnée  de  ses 
servants.  En  dépit  du  soleil  et  de  la  poussière, 
elle  était  pimpante  et  fraîche  comme  une  rose. 
Après  m’avoir  salué  gracieusement,  elle  nous  quitta 
pour  aller  vaquer  à sa  toilette,  et  au  bout  d’une 
demi-heure  on  se  mit  à table.  Le  dîner  se  passa 
bien.  La  marquise  devisa  fort  sensément  des  choses 
de  la  vie , milord  mangea  beaucoup  plus  qu’il  ne 


31 

parla,  le  docteur  nous  égaya  par  ses  lazzis  assai- 
sonnés d’un  sel  qui,  à vrai  dire,  n’était  pas  atti- 
que,  le  chevalier  disserta  avec  chaleur,  Nanni 
(c’est  ainsi  que  se  nommait  le  jeune  Vénitien)  causa 
discrètement  ; il  avait  une  voix  argentine  qui  re- 
muait, le  cœur,  et  ses  moindres  propos  respiraient 
la  douce  candeur  de  son  âme  ; quant  à l’homme  au 
bréviaire,  il  était  taciturne  selon  sa  coutume,  et 
le  peu  qu’il  disait  ne  respirait  point  la  candeur, 
mais  la  gravité  étudiée  du  plus  mystérieux  de  tous 
les  abbés.  Après  dîner  nous  fîmes  une  prome- 
nade au  jardin  de  la  reine,  et  au  retour  nous  trou- 
vâmes le  comte  de  B...  qui  nous  attendait.  La 
marquise  lui  fit  un  accueil  glacé,  et  il  affecta  de 
ne  pas  s’en  apercevoir.  On  se  mit  à parler  de  la 
sculpture  polychrome,  et  le  comte  soutint  que  le 
mariage  de  l’or  et  de  l’ivoire  dans  les  statues  co- 
lossales des  anciens  était  un  trait  de  barbarie  et 
que  la  Minerve  chryséléphantine  du  Parthénon 
n’avait  pu  être  qu’un  monstre.  Je  ne  sais  s’il  était 
de  bonne  foi , mais  il  persiflait  avec  grâce  l’en- 
thousiasme de  la  marquise  et  de  ses  amis.  Le  che- 
valier finit  par  s’échauffer,  ses  emportements  ne 
firent  qu’animer  la  verve  railleuse  du  comte,  et  la 


32 


marquise,  impatientée  de  ses  profanes  brocards, 
se  leva  en  colère  et  pria  Nanni  de  se  mettre  au 
piano  avec  elle,  ce  qui  parut  déplaire  si  fort  à l’ai- 
mable railleur  qu’il  prit  son  chapeau  et  sortit.  Les 
deux  exécutants  jouèrent  avec  une  admirable  ex- 
pression la  seconde  symphonie  de  Beethoven f 
dont  l’adagio  est  un  chef-d’œuvre.  Lord  A...  s’en- 
dormit profondément  ; l’abbé  se  tenait  dans  une 
parfaite  immobilité,  et  je  crus  un  moment  qu’il 
dormait  aussi,  car  il  avait  les  yeux  fermés.  Mais, 
après  les  derniers  accords  du  finale,  il  les  rouvrit, 
et  je  m’aperçus  qu’ils  étaient  pleins  de  larmes. 
Avait-il  les  yeux  tendres,  ou  bien  la  musique  le 
faisait-elle  pleurer?  Question  délicate  que  je  ne 
me  sentis  pas  en  état  de  résoudre. 

A dater  de  ce  jour,  je  partageai  mon  temps  de 
manière  à en  donner  beaucoup  à la  marquise.  La 
douce  folie  qui  régnait  à l’abbaye  de  Thélème  ne 
me  déplaisait  point  et  je  n’écoutais  pas  sans  plai- 
sir les  divagations  des  Thélémites  sur  l’art  et  la 
philosophie.  Le  chevalier  lui-même  trouvait  grâce 
à mes  yeux.  Au  fond,  ses  propos  étaient  sensés,  il 
n’y  avait  d’exagération  que  dans  ses  gestes.  Quand 
il  lisait  Platon,  il  était  sujet  à des  clignements 


33 

d’yeux  mystiques,  il  avait  des  larmes  dans  la  voix, 
se  rengorgeait  comme  une  colombe  amoureuse, 
roucoulait,  renversait  la  tête,  minaudait,  grima- 
çait. Ses  commentaires  étaient  d’un  homme  in- 
struit, on  regrettait  seulement  qu’ils  fussent  débités 
d’un  ton  emphatique,  avec  des  démonstrations  ou- 
trée^ et  dans  un  style  plein  d’évanouissements.  Pour 
Nanni,  il  n’affectait  rien  ; c’était  une  âme  très-sé- 
rieuse et  très-naïve,  en  qui  l’amour  de  l’art  était 
devenu  une  religion,  âme  limpide  et  transparente 
comme  un  diamant  de  la  plus  belle  eau.  Doué  d’un 
sens  exquis  du  beau,  d’une  délicatesse  de  sensitive 
et  d’un  caractère  aimant  et  passionné  dans  tous  ses 
attachements , une  sorte  de  pudeur  innée  empê- 
chait de  se  répandre  ce  cœur  incapable  de  se  re- 
fuser ; aussi  ce  jeune  enthousiaste  était  sans  cesse 
occupé  à se  contenir  et  disait  toujours  beaucoup 
moins  qu’il  ne  sentait , tout  au  contraire  du  che- 
valier, qui  le  traitait  en  enfant.  De  tout  temps,  on 
le  sait,  ce  fut  l’ordinaire  des  grains  de  rassade  bien 
sertis  de  dédaigner  les  cabochons. 

Je  vous  l’ai  déjà  dit,  je  me  flatte  de  savourer 
aussi  bien  qu  un  autre  les  jouissances  suprêmes 
que  donnent  les  arts,  mais  je  n’y  suis  pas  égale- 

3 


34 


ment  porté  à toutes  les  heures  du  jour,  et  ma  fa- 
culté admirative  est  soumise  à la  loi  des  intermit- 
tences. Après  que  la  vue  du  beau  m’a  enlevé  à 
moi-même,  mon  âme  éprouve  le  besoin  de  rentrer 
chez  elle,  de  faire  le  tour  de  son  petit  ménage,  de 
vaquer  à ses  petites  affaires,  de  demander  un  ou- 
bli momentané  des  choses  célestes  à d’honnêtes 
dissipations  ou  à d’innocentes  questions  de  pot-au- 
feu.  Aussi  j’enviais  à nos  Thélémites  leur  don  de 
jouir  et  de  sentir  sans  se  lasser,  ce  génie  contem- 
platif qui  jamais  ne  se  donne  de  relâche,  jamais 
ne  sent  le  besoin  de  chômer;  mais  à ne  vous  pas 
mentir,  tout  en  les  enviant,  j’appréhendais  pour 
eux  quelque  fâcheuse  métamorphose,  me  rappe- 
lant ce  que  rapportait  Socrate  au  sujet  de  ces 
hommes  qui,  lors  de  la  naissance  des  Muses,  trans- 
portés de  plaisir  et  ne  songeant  plus  qu’à  chanter, 
oublièrent  de  manger  et  de  boire.  Ces  fanatiques, 
s'il  en  faut  croire  le  fils  de  Phénarète,  mouru- 
rent sans  s’en  apercevoir,  et  c’est  d’eux  que  na- 
quirent les  cigales,  lesquelles  ayant  reçu  des  Muses 
le  don  de  chanter  éternellement  en  vivant  de  ro- 
sée, conversent  à l’envi  sur  les  choses  divines  dans 
l’épaisseur  des  ramées  et  se  moquent  sans  pitié 


35 

* des  esclaves  et  des  brebis  s’endormant  sur  l’heure 
de  midi  autour  de  la  fontaine.  » 

Toutefois  la  marquise  ne  se  moquait  point  de 
moi.  Elle  me  savait  même  gré  du  plaisir  que  milord 
trouvait  dans  ma  société.  J’écoutais  patiemment 
les  doléances  de  cet  excellent  homme,  et  je  m’ap- 
pliquais à le  consoler.  A vrai  dire,  il  m’en  voulait 
un  peu  de  ce  que  je  ne  m’ennuyais  pas  à Thélème  ; 
il  s’étonnait  plus  encore  que  la  Grèce  ne  me  parût 
point  un  insupportable  séjour;  mais  j’étais  loin 
de  lui  donner  raison  là-dessus.  Athènes  me  sem- 
blait une  ville  fort  agréable,  et  je  connaissais  bon 
nombre  d’ Athéniens  très-aimables  et  très-cultivés  ; 
leur  conversation  m’intéressait,  leur  caractère 
m’inspirait  la  plus  vive  estime,  j’admirais  leur  pa- 
triotisme , souvent  plus  ardent  qu’éclairé , mais 
toujours  prêt  à prouver  sa  sincérité  par  d’héroï- 
ques efforts  et  de  nobles  sacrifices,  et  j’aimais  à 
rêver  avec  eux  un  glorieux  avenir  pour  leur  pa- 
trie, bien  que  je  l’entendisse  autrement. 

Un  jour,  au  reste,  je  fis  convenir  milord  que 
l’ennui  était  une  maladie  organique  à laquelle  il 
avait  été  sujet  dès  sa  naissance. 

— Hélas!  oui,  — me  dit-il  en  soupirant;  — 


36 


c'est  plus  fort  que  moi,  je  m’ennuie  partout.  Mais 
la  nature  m’a  doué  d’une  propriété  merveilleuse 
qui  jusqu’ici  m’a  préservé  du  dégoût  de  la  vie.  Fi- 
gurez-vous qu’à  l’ordinaire  je  ne  me  doute  pas 
que  je  m’ennuie.  Ainsi,  pendant  tout  le  temps  que 
j’ai  passé  à Paris,  j’étais  convaincu  que  je  menais 
la  vie  la  plus  heureuse  et  la  plus  réjouissante.  A 
peine  en  fus-je  parti,  cette  illusion  s’évanouit  et  je 
dus  me  confesser,  en  prenant  ma  tête  entre  mes 
deux  mains,  que  mon  prétendu  bonheur  avait  été 
un  mensonge  que  je  m’étais  fait  à moi-même  ; en 
réalité,  pensant  me  divertir,  je  n'avais  pas  eu  trois 
quarts  d’heure  de  véritable  plaisir,  et  je  frisson- 
nais à la  pensée  de  recommencer  la  vie  qui  m’a- 
vait tant  charmé.  Mais,  à Athènes,  il  n’en  va  pas 
comme  à Paris  ; aussitôt  arrivé,  j’ai  reconnu  que 
je  ne  m’amusais  pas  le  moins  du  monde,  et  il  me 
tarde  de  quitter  cette  maudite  ville  et  de  retourner 
dans  un  pays  où  je  puisse  m’ennuyer  sans  m’en 
apercevoir. 

— Il  y a encore  de  la  ressource,  — lui  répon- 
dis-je. — Puisqu’il  ne  s’agit  que  de  "vous  tromper 
vous-même,  c’est  affaire  à vous  de  réveiller  de  son 
sommeil  le  sophiste  que  la  nature  vous  donna  pour 


37 


consolateur  et  dont  l’éloquence  vous  a si  bien 
abusé  jusqu’à  présent,  Priez-le  de  vous  démontrer 
soir  et  matin  qu’Athènes  est  le  séjour  le  plus  dé- 
licieux de  la  terre,  que  les  beafsteacks  y sont  ex- 
quis, les  raouts  charmants  et  l’opéra-comique  ado- 
rable; pour  vous  rendre  heureux,  il  ne  lui  est  be- 
soin que  de  payer  d’impudence. 

— Ah!  me  dit-il,  — tout  cela  n’y  servirait  de 
rien.  Sous  ce  ciel  toujours  bleu  qui  me  désole,  il 
est  devenu  moins  persuasif  ou  je  suis  devenu  moins 
persuasible. 

Je  voyais  souvent  le  comte  de  B...  Outre  qu’il 
me  plaisait  par  la  franchise  de  son  caractère  et 
les  agréments  de  son  esprit,  son  chagrin  m’inté- 
ressait, car  il  avait  beau  s’appliquer  à le  dissimu- 
ler, en  dépit  de  ses  efforts,  son  visage  et  ses  ma- 
nières trahissaient  sa  souffrance , dont  la  cause 
était  facile  à démêler.  Je  fus  bientôt  convaincu 
qu’il  était  réellement  ce  prétendant  naguère  en 
passe  d’être  agréé,  dont  m’avait  parlé  l’abbé; 
mais,  après  l’avoir  écouté  favorablement,  on  s’é- 
tait refroidi  pour  lui  et  on  le  lui  marquait  en  toute 
rencontre.  A la  vérité,  je  ne  pouvais  m’empêcher 
de  croire  que,  par  un  peu  de  complaisance,  il  eût 


38 

facilement  désarmé  les  rigueurs  de  la  marquise  ; 
malheureusement  il  n’avait  pas  l’humeur  accom- 
modante, et  après  avoir  raillé  tout  doucement  les 
fantaisies  musquées  de  la  belle  veuve,  s’animant 
au  jeu,  comme  il  arrive  d’ordinaire,  et  excité  par 
la  vivacité  de  ses  ripostes,  il  avait  rompu  en  vi- 
sière à ses  enthousiasmes,  à son  archéologie,  à sa 
grammaire  grecque,  à ses  frontons,  et  par-dessus 
tout  à son  petit  Vénitien  qu’il  ne  pouvait  souffrir. 
Il  se  moquait  aussi  du  superbe  mépris  qu’elle  avait 
tout  à coup  affecté  pour  le  monde , pour  les  sa- 
lons, pour  les  plaisirs  bruyants,  pour  ce  qu’elle 
appelait  le  joug  des  conventions  sociales,  et  il 
avait  déclaré  une  guerre  à outrance  à ses  rêves  de 
solitude,  de  retraite,  de  vie  contemplative  consa- 
crée au  culte  des  Muses.  Mieux  conseillé,  il  lui 
aurait  laissé  le  temps  de  se  fatiguer  de  ses  son- 
ges et  d’user  ses  chimères.  Les  caprices  d’une 
jolie  femme  ne  durent  guère,  à moins  qu’on  ne 
fasse  la  faute  de  les  contrarier  et  que  son  amour- 
propre  offensé  ne  se  mêle  d’intéresser  la  partie. 
Assurément  il  y avait  peu  d’apparence  que  le  sé- 
jour de  la  Thébaïde  convint  longtemps  à une  ai- 
mable marquise,  habituée  à promener  ses  charmes 


39 


dans  les  plus  brillants  salons  de  Paris,  et  l’on  pou- 
vait croire  qu’après  avoir  joué  pendant  quelques 
mois  à ces  jeux  innocents  quelle  appelait  le  culte 
des  Muses,  l’enthousiasme  et  l’amitié  platonique, 
elle  ne  tarderait  pas  à rentrer  dans  son  caractère 
et  à rabattre  de  ses  fiers  dédains  pour  le  monde, 
les  mondains  et  les  mondanités.  Mais  le  comte 
manqua  de  souplesse  et  de  patience;  ses  épi- 
grammes  souvent  acerbes  piquèrent  au  vif  la  mar- 
quise, elle  lui  en  témoigna  son  ressentiment,  et 
bien  qu’il  affectât  de  ne  s’en  point  soucier , le 
pauvre  homme  souffrait  cruellement  d’une  dis- 
grâce qu’il  s’obstinait  à aggraver  chaque  jour,  et 
on  le  rencontrait  souvent  errant  au  hasard  dans 
les  rues  d’Athènes,  1a.  tête  inclinée,  les  yeux  atta- 
chés au  sol,  le  front  soucieux  et  l’air  dolent. 

Un  matin , milord  entra  brusquement  dans  ma 
chambre,  sans  se  faire  annoncer,  et,  se  jetant 
dans  un  fauteuil  : 

— Tout  est  perdu!  — s’écria-t-il  d’un  ton  la- 
mentable; — le  comte  de  B...  n’épousera  pas  ma 
nièce,  il  est  brouillé  à jamais  avec  elle;  hier  soir, 
en  ma  présence,  il  lui  a fait  une  scène  qui  s’est 
terminée  par  une  injonction  impérieuse  de  défen- 


40 

dre  sa  porte  au  petit  Vénitien.  Elle  n'en  a fait 
que  rire.  Il  est  sorti  furieux,  et  ce  matin,  au  Pirée, 
il  a pris  passage  sur  le  vapeur  grec  en  partance 
pour  Kalamaki.  J’en  ai  porté  la  nouvelle  à la  mar- 
quise, elle  a ri  plus  fort.  Peste  soit  des  fous  qui 
lui  ont  détraqué  l’esprit  ! 

Milord  était  réellement  désespéré. 

— Songez,  — me  dit-il,  — que  du  jour  où  feu 
le  marquis  trépassa,  je  logeai  dans  la  tête  que  voici 
un  ferme  propos  de  remarier  la  marquise.  Je  ne 
vous  ferai  pas  le  détail  de  mes  raisons.  La  meil- 
leure est  que  j’en  avais  la  plus  grande  envie  ; ce 
petit  projet  s’était  formé  de  lui-même  dans  ma  cer- 
velle, et  n’étant  pas  très-fertile  en  idées,  il  est  na- 
turel que  je  tienne  extrêmement  au  peu  que  j’en 
ai.  Mais  le  premier  mariage  de  la  marquise  n’a- 
vait pas  été  parfaitement  heureux,  et  il  était  diffi- 
cile de  la  résoudre  à aliéner  une  seconde  fois  sa 
liberté.  Je  ne  m’y  épargnai  pas.  Parmi  les  pour- 
suivants qui  s’étaient  mis  en  campagne,  j’eus  bien- 
tôt remarqué  le  comte  de  B. . . Vous  le  connaissez  ; 
on  n’a  pas  plus  de  mérite,  ni  plus  de  sens,  ni  plus 
de  cœur,  et,  pour  le  trancher  net,  de  tous  les 
hommes  que  j’ai  eu  le  loisir  d’étudier,  c’est  le  plus 


41 


sage,  le  plus  doux,  le  plus  égal  d’humeur,  le  plus 
constant  dans  ses  attachements , le  plus  entendu 
dans  l’art  de  vivre,  le  plus  capable  de  tout  point 
de  faire  le  bonheur  d’une  femme.  Je  détaillai 
toutes  ses  perfections  à la  marquise,  qui  finit  par 
lui  rendre  justice,  et  quand  le  comte  lui  demanda 
sa  main  : « Écoutez,  lui  dit-elle,  laissez-moi  jouir 
quelque  temps  encore  de  ma  liberté  ; je  m’en  vais 
voyager  pendant  dix-huit  mois  et  satisfaire  toutes 
sortes  de  petites  curiosités  qui  me  sont  venues  de- 
puis peu  et  qui  commencent  à m’importuner.  Ma- 
riée au  sortir  du  couvent  avec  un  homme  perclus, 
qu’ai-je  vu  du  monde  ? A peu  près  rien  et,  vous  le 
savez,  quiconque  ne  voit  guère , na  guère  à dire 
aussi.  L’humeur  inquiète  l’emporte.  Ne  pleurez 
point,  deux  uns  au  plus  rendront  mon  âme  satisfaite, 
et  je  vous  donnerai  réponse.  » — Notez  qu’en  par- 
lant ainsi,  son  sourire  promettait  beaucoup  ; car, 
vous  ne  l’ignorez  pas,  ma  nièce  a deux  visages, 
celui  que  lui  font  ses  sourcils  et  qui  ne  vaut  rien 
du  tout,  et  celui  que  lui  fait  son  sourire,  visage 
charmant  dont  les  attraits  irrésistibles  ont  fait 
trotter  bien  des  imaginations.  Ce  jour-là  ses  sour- 
cils ne  disaient  mot,  on  ne  les  voyait  plus,  tant  les 


42 


coins  de  sa  bouche  étaient  gracieux,  aimables,  en- 
gageants, persuasifs. . . Mais  j’ai  tout  gâté  par  mon 
imprudence.  Quand  j’ai  vu  les  dévastations  que 
faisaient  les  bas-reliefs  dans  son  cœur,  m’alarmant 
de  ses  absurdes  projets  de  méditer  à perpétuité 
les  classiques  grecs  sur  les  bords  pelés  de  l’Ilissus, 
je  me  suis  dit  : Faisons  jouer  le  grand  ressort,  — 
et  sottement  j’ai  écrit  à notre  ami  : Venez  vite,  on 
est  tombé  malade,  apportez  votre  trousse  et  votre 
lancette. . . Hélas  ! le  maladroit  n’a  pas  su  s’y  pren- 
dre, n’a  fait  qu’irriter,  que  rengréger  le  mal... 
Aujourd’hui  tout  est  perdu , Monsieur , et  j’en 
pleurerais  de  rage. 

Et  là-dessus  il  recommença  sa  litanie,  s’écriant 
à peu  près  comme  Gorgibus  : Vous  qui  êtes  cause 
de  sa  folie,  sottes  billevesées,  pernicieux  amuse- 
ments des  esprits  oisifs,  romans,  vers,  chansons, 
sonnets  et  sonnettes,  puissiez-vous  être  à tous  les 
diables  ! 

Je  lui  dis  de  se  calmer,  de  reprendre  courage, 
l’assurant  qu’on  avait  souvent  vu  se  raccommoder 
des  alfaires  bien  plus  gâtées,  mais  pour  toute  ré- 
ponse il  hochait  la  tête  d’un  air  consterné,  et  il  est 
certain  que  ce  jour-là  et  le  suivant  la  marquise  ht 


43 


paraître  une  sérénité,  un  enjouement  qui  n’étaient 
pas  propres  aie  rassurer.  J’observai  également  que 
le  chevalier  avait  un  air  de  satisfaction  qu’il  ne 
cherchait  pas  à dissimuler.  Nanni  aussi,  l’humble 
Nanni  respirait  plus  librement,  sa  démarche  était 
plus  légère  ; on  sentait  comme  une  joie  secrète 
répandue  dans  tout  son  être.  Qu’espérait-il  ? Rien 
assurément.  Il  y a des  imaginations  qui,  pour  être 
heureuses,  n’ont  pas  besoin  de  l’espérance.  Le 
rêve  leur  suffit. 

En  me  quittant,  milord  m’avait  dit  : Le  jour 
où  ma  nièce  épousera  le  chevalier,  je  me  pendrai 
à l’un  des  oliviers  de  l’Académie. 

Et  je  lui  avais  répondu  : Ne  choisissez  pas  en- 
core votre  arbre  ; le  danger  n’est  pas  pressant.  Seu- 
lement, si  vous  m’en  croyez,  point  de  reproches  à 
la  marquise  ; laissez  le  chevalier  lui  parler  de  Phi- 
dias jusqu’à  satiété,  et  vous-même  gardez-vous  de 
lui  parler  du  comte.  Je  vous  garantis  que  vous 
vous  en  trouverez  bien. 

Mais  milord  n’entendait  rien  à cette  politique, 
et  recourant  de  nouveau  au  docteur  et  à l’abbé,  il 
les  conjura  d’épouser  les  intérêts  du  comte  et  d’in- 
tercéder en  sa  faveur.  Le  docteur  lui  répondit  en 


44 


riant  : Riottes  et  noiséttes  d’amoureux,  aiguillons  et 
rafraîchissements  d’amour.  L’abbé  l’assura,  comme 
il  avait  fait  la  première  fois,  qu’il  s’en  occuperait 
sérieusement,  mais  qu’il  aurait  soin  d’attendre  une 
occasion  favorable,  et  son  flegme  exaspéra  telle- 
ment milord  qu’il  dut  se  faire  violence  pour  ne  pas 
le  battre. 

Quelques  semaines  plus  tard  il  me  dit  : 

— Assurément  ma  nièce  n’est  pas  en  voie  de 
guérir.  Je  commence  même  à craindre  qu’elle  ne 
devienne  tout  à fait  folle. 

— Elle  épouse  le  chevalier?  — lui  dis-je. 

— Cela  viendra,  n’en  doutez  pas,  me  répondit- 
il.  — Mais  en  attendant  elle  me  fait  lever  tous  les 
matins  à quatre  heures  pour  l’accompagner  à votre 
maudite  Acropole,  où  elle  s’en  va  copier  des  grou- 
pes équestres  de  la  frise  du  Parthénon.  Quand  le 
soleil  l incommode,  j’ouvre  un  grand  parasol  et  je 
lq  tiens  étendu  sur  sa  tête,  jusqu’à  ce  qu’elle  ait 
fini  son  crayon.  Jugez  du  plaisir  que  je  prends  à 
cet  exercice.  Mon  malheur  veut  qu’elle  ne  soit  ja- 
mais contente  de  sa  copie  ; chaque  soir  elle  dé- 
chire en  morceaux  celle  qu’elle  a faite  le  matin,  et 
le  lendemain  c’est  à recommencer.  Hier,  au  milieu 


45 

de  son  travail,  elle  s'enfonça  dans  une  si  grande 
rêverie  que  je  ne  pus  m’empêcher  de  lui  dire  : En 
vérité,  ma  chère  Lucile,  vous  m’inquiétez.  Seriez- 
vous  devenue  amoureuse  de  ce  bas-relief?  — Elle 
se  mit  à rire,  mais  non  sans  rougir  un  peu,  et  elle 
me  répondit  : Oui,  milord,  ce  cheval  me  paraît 
d’une  beauté  merveilleuse,  et  je  vous  prierai  l’un 
de  ces  jours  de  courir  le  monde  avec  moi  jusqu’à 
ce  que  nous  découvrions  un  des  descendants  de 
celui  qui  servit  de  modèle  à Phidias.  — Et  main- 
tenant qu’en  pensez-vous?  n’est-ce  pas  une  chose 
qui  fait  frémir?  Vous  la  connaissez,  elle  est  capa- 
ble de  le  faire  comme  elle  le  dit.  Vous  me  répon- 
drez que  ce  sera  pour  moi  un  moyen  tout  comme 
un  autre  de  quitter  Athènes.  Mais  il  me  chagrine- 
rait de  sortir  du  purgatoire  par  la  porte  de  l’enfer,  et 
je  ne  me  soucie  pas  d’aller  courir  jusqu’ aux  Grandes- 
Indes  à la  recherche  d’un  cheval  qui  ne  se  trou- 
vera pas,  celui  dont  je  vous  parle  ayant  je  ne  sais 
quoi  de  particulier  qui  n’est  pas  dans  la  nature, 
bien  que  le  premier  cheval  anglais  venu  le  passe  de 
bien  loin  en  élégance  et  en  beauté. 

— Je  ne  suis  pas  tout  à fait  de  votre  avis,  — 
lui  dis-je.  — A mon  sens,  les  chevaux  du  Parthé- 


46 

non  sont  les  plus  beaux  qui  soient  au  monde.  Mais 
je  m’étonne  de  vous  voir  prendre  ainsi  au  tragique 
une  plaisanterie  de  la  marquise;  ne  voyez-vous 
pas  qu’elle  s’amuse  à vous  faire  peur  ? 

— Une  plaisanterie  ! — fit-il.  — Mais  ne  l’ avez- 
vous  pas  entendue  vous-même  déclarer  l’autre  jour 
d’un  ton  solennel  qu’il  n’y  a de  sérieux  dans  ce 
monde  que  ce  qui  paraît  plaisant  au  vulgaire  des 
hommes,  s’appuyant  pour  justifier  sa  thèse  de 
l’autorité  d’un  certain  Allemand  qui  a dit  : L’homme 
n’est  vraiment  sérieux  que  lorsqu’il  joue? — Croyez- 
moi,  sa  tête  se  dérange  tout  à fait,  les  plus  insi- 
gnes folies  s’accréditent  auprès  d’elle  avec  la  plus 
étrange  facilité  ; elle  e.-t  devenue  la  proie  des  char- 
latans, des  opérateurs,  des  souffleurs,  et  il  n’est 
plus  de  marchand  d’orviétan  qui  ne  lui  fasse  ac- 
cepter ses  drogues,  ni  de  monnaie  de  singe  qu’elle 
ne  prenne  pour  argent  comptant. 

— Il  y aurait  là-dessus,  — lui  dis-je,  — beau- 
coup à répondre.  — Mais,  dites-moi,  de  tous  les 
chevaux  de  la  frise,  lequel  a obtenu  l’honneur 
d’être  distingué  par  la  marquise? 

— Vous  rappelez-vous, — me  dit-il,  — celui  qui 
ramène  la  tête  et  que  monte  un  grand  cavalier  à 


47 

la  tête  coiffée  de  ce  que  nia  nièce  appelle  un  pilos 
arcadien,  c’est-à-dire  un  chapeau  à larges  bords 
assez  semblable  à celui  que  portait  le  comte 
de  B...? 

— Fort  bien,  — lui  dis-je,  — la  marquise  n’a 
pas  mauvais  goût.  Toutefois  je  soupçonne  que  le 
cavalier  lui  agrée  plus  encore  que  le  cheval. 

— Quoi  ! ce  cavalier  qui  a perdu  son  nez  à la 
bataille  des  siècles? 

— Laissez , — repris-je , — en  dépit  de  sa 
balafre,  il  lui  est  resté  un  certain  air  de  tête,  une 
certaine  façon  de  pencher  le  cou...  Je  ne  m’ex- 
plique pas,  mais  je  voudrais  gager...  Allons,  ras- 
surez-vous, peut-être  ce  nouvel  entêtement  est-il 
une  crise  salutaire... 

Il  n’en  voulut  rien  croire,  soutint  que  la  situa- 
tion empirait  chaque  jour,  et  quelques  instants 
après  me  confessa  qu’il  avait  reçu  du  pauvre  amant 
rebuté  une  lettre  pleine  des  doléances  les  plus 
amères,  et  que  l’ayant  voulu  montrer  à la  mar- 
quise, elle  lui  avait  interdit  sèchement  de  lui  ja- 
mais reparler  d’un  homme  qui  lui  avait  manqué 
de  respect.  Je  le  grondai  bien  fort  de  sa  mala- 
dresse et  le  conjurai  de  nouveau  de  ne  plus  son- 


48 


ner  mot  du  comte.  A ce  prix  était  la  prompte  gué- 
rison de  la  marquise. 

— Notre  gros  docteur  n’a  pas  si  grand  tort,  — 
lui  dis-je,  — qui  affirmait  l’autre  jour  que  tout  le 
secret  de  la  médecine  est  de  laisser  faire  la  na- 
ture; et  moi  qui  ai  quelque  foi  en  l’homoeopathie, 
j’ajoute  : Similia  similibus.  Tout  est  là. 

Et  vraiment  je  croyais  m’apercevoir  que  la  na- 
ture commençait  déjà  d’agir  ; car,  bien  qu’elle  s’en 
cachât  avec  soin,  la  marquise  avait  par  moments 
l’air  pensif  et  préoccupé;  elle  était  devenue  plus 
impatiente,  plus  irritable.  Le  moindre  contre- 
temps, la  plus  légère  contrariété  prenaient  sur 
son  humeur,  et,  pour  parler  comme  milord,  c’é- 
taient le  plus  souvent  ses  sourcils  à qui  revenait 
l’emploi  de  lui  faire  un  visage.  L’inquiétude  de  ses 
pensées  s’exprimait  aussi  par  un  certain  mouve- 
ment du  pied  droit  dont  j’entendais  très-bien  le 
sens.  Un  jour,  pendant  que  le  chevalier  faisait  une 
lecture,  je  le  vis,  ce  joli  petit  pied,  chaussé  d’une 
babouche  orientale  relevée  de  broderies  d’or,  se 
promener  sur  une  grande  rose  blanche  du  tapis 
avec  un  air  d’agitation  croissante  qui  était  vrai- 
ment fort  éloquent.  Et  lui  parlant  tout  bas  : « Tu 


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n’es  pas  content,  — lui  disais-je  ; — le  gros  livre 
allemand  et  le  petit  monsieur  qui  le  lit  ne  suffisent 
pas  à ton  bonheur.  Je  comprends,  tu  ne  peux  te 
souffrir  céans,  tu  voudrais  courir  Dieu  sait  où,  et 
de  force  ici  retenu  tu  fatigues  par  tes  trépigne- 
ments la  grande  rose  blanche  qui  n’en  peut  mais...» 
Cependant,  à vrai  dire,  c’étaient  de  ma  part  des 
suppositions  quelque  peu  hasardées  et  dont  la  jus- 
tesse me  semblait  par  moments  douteuse  à moi- 
même.  Le  visage  de  la  marquise  respirait  quel- 
quefois un  contentement  parfait,  et  quand  le  petit 
pied  pressait  avec  une  vigueur  incomparable  les 
pédales  du  piano  ou  qu’il  piaffait  triomphalement 
sur  le  bel  escalier  de  marbre  des  Propylées,  il  était 
assurément  à mille  lieues  de  toute  mélancolie. 

Il  y avait  à peu  près  deux  mois  que  le  comte 
de  B...  était  parti,  quand  par  une  belle  matinée 
du  commencement  de  l’automne,  étant  montés  tous 
sur  l’Acropole,  nous  nous  arrêtâmes  quelques  mi- 
nutes à considérer  des  fouilles  qui  se  faisaient  à 
l’est  du  Parthénon.  D’ordinaire  ce  genre  de  spec- 
tacle intéressait  vivement  la  marquise;  à chaque 
coup  de  bêche  elle  s’attendait  à voir  sortir  de  terre 

le  bras  ou  la  jambe  d’une  statue,  et  les  plaisirs  de 

i 


50 

l’espérance  la  consolaient  de  la  rareté  des  trou- 
vailles. Mais  ce  jour-là  elle  était  distraite,  et  pré- 
textant que  le  soleil  l’incommodait,  elle  nous  quitta 
brusquement  pour  aller  s’asseoir  sous  le  péristyle 
occidental  du  temple.  Nous  ne  tardâmes  pas  à l’y 
rejoindre,  et  nous  étant  fait  apporter  des  coussins 
et  des  pliants  par  les  gardiens  de  l’enclos  sacré, 
nous  prîmes  place  auprès  d’elle  et  commençâmes 
à causer.  Cependant,  je  ne  sais  pourquoi,  contre 
la  coutume,  personne  n’était  en  verve  et  la  conver- 
sation expirait  à chaque  instant , — et  moi,  con- 
templant le  joli  pied  dont  j’aimais  à étudier  le 
langage,  je  le  vis  d’abord  se  posant  délicatement 
sur  son  talon , se  balancer  de  droite  à gauche  et 
de  gauche  à droite,  puis  dessiner  avec  la  pointe 
de  sa  bottine  de  petites  arabesques  bizarrement 
entrelacées,  après  quoi  il  se  mit  à se  glisser  rapi- 
dement le  long  du  joint  de  deux  dalles  de  marbre, 
et  enfin,  de  dépit,  il  frappa  trois  coups  très-secs 
sur  la  pierre.  Décidément  la  marquise  s’ennuyait, 
et  levant  les  yeux  sur  son  visage,  je  vis  se  former 
sur  son  front  sourcilleux  un  pli  menaçant  qui  an- 
nonçait un  orage  prêt  à éclater. 

— En  vérité,  Messieurs,  — dit-elle  en  jouant 


51 


de  l’éventail,  — vous  n’êtes  pas  plus  heureux  dans 
vos  fouilles  que  les  ouvriers  qui  travaillent  ici 
près  ; vous  avez  beau  vous  creuser  l’esprit,  il  n’en 
sort  rien  qui  vaille.  Souffrirez-vous  que  l’ennui 
vienne  nous  chercher  ici,  au  pied  de  ces  colonnes, 
à l’ombre  du  lieu  saint?  C’est  une  aventure  dont 
rien  ne  pourrait  effacer  la  honte. 

A ces  mots,  le  docteur,  assis  sur  un  coussin,  fit 
un  geste  d’effroi. 

— Vous,  Madame,  — s’écria-t-il,  — vous  en- 
nuyer dans  notre  société  ! Ah  ! pour  prévenir  un 
si  grand  malheur,  il  n’est  rien  dont  je  ne  sois  ca- 
pable. Vous  n’avez  qu’à  commander,  Madame. 
Désirez-vous  que  je  joue  Polichinelle  , que  je 
chante  un  air  de  bravoure,  que  je  vous  improvise 
un  sonnet,  que  je  vous  danse  une  sarabande  ? Dis- 
posez de  moi,  je  suis  prêt  à tout. 

Et  parlant  ainsi,  il  se  mettait  en  devoir  de  se 
lever;  mais  la  marquise  lui  fit  signe  de  rester 
assis. 

— Je  vous  tiens  quitte,  — lui  dit-elle,  — de 
vos  tours  de  force  et  n’ai  que  faire  de  pantalon- 
nades et  de  pas  de  zéphire  ; un  peu  de  bonne  con- 
versation serait  bien  mieux  mon  compte. 


52 


— Qu’à  cela  ne  tienne,  Madame,  — reprit-il, 
— vous  allez  être  servie  sur-le-champ.  Le  désir 
de  vous  plaire  ne  peut  manquer  de  me  rendre  élo- 
quent. Et  savez-vous  quoi?  L’Académie  française 
mit  autrefois  au  concours  la  question  de  savoir  la- 
quelle des  vertus  du  grand  roi  était  le  plus  digne 
d’éloges.  Si  vous  le  voulez  bien,  nous  allons  dis- 
cuter lequel  de  vos  mérites. . . 

— Oh!  de  grâce,  — interrompit-elle,  — pas  de 
fadeurs,  pas  de  madrigaux,  rien  qui  sente  le  musc, 
le  patchouli,  les  pastilles  du  sérail.  Et  surtout  gar- 
dez-vous de  me  parler  de  moi.  Car  il  y a des  jours, 
mon  bon  docteur,  où  je  ne  peux  me  souffrir,  où  la 
vue  de  mon  ombre  m’incommode,  où  j’aspire  à me 
fuir,  à m’oublier...  Ainsi,  docteur,  pour  l’amour 
de  Dieu,  pas  un  mot  de  mes  mérites  et  comptez 
sur  ma  reconnaissance  si  vous  réussissez  à m’em- 
mener si  loin  de  moi  que  je  ne  puisse  pas  me  re- 
trouver. 

— Ne  vous  y fiez  pas,  docteur,  — dit  le  che- 
valier en  souriant  ; — Madame  la  marquise  n’au- 
rait pas  fait  trois  pas  qu’elle  commencerait  à se 
regretter. 

— Eh  quoi!  — dit-elle,  — une  pauvre  femme 


53 

11e  saurait-elle  confesser  qu’elle  n’est  pas  toujours 
également  disposée  à s’adorer,  sans  que  vous  la 
soupçonniez  d’hypocrisie?  Mais  vous-même,  je  vous 
prie,  vous  qui  parlez  si  bien,  ne  vous  arrive-t-il 
jamais  de  vous  sentir  un  peu  fatigué  de  vous- 
même? 

Le  chevalier  marqua  par  une  grimace  que  la 
question  lui  semblait  impertinente. 

— Ce  qu’il  fallait  dire,  — continua-t-elle,  — 
c’est  que  de  notre  temps  on  a beau  vouloir  se 
fausser  compagnie,  il  est  très-difficile  d’y  réussir. 
Notre  éducation  s’y  oppose,  et  l’exemple  universel. 
Vous  trouvez  bien  encore  à la  rigueur  des  gens  qui 
se  sacrifient,  mais  de  s’oublier,  le  talent  n’en  est 
guère  répandu.  Aujourd’hui  il  ne  se  fait  rien,  il  ne 
se  dit  rien,  il  ne  s’écrit  rien  où  Ton  ne  sente  percer 
le  désir  de  paraître.  Où  trouver  parmi  nous  un 
homme  qui  ne  mette  pas  d’enseigne  à sa  porte,  ou 
qui,  lançant  ses  idées  dans  le  monde,  n’ait  soin  de 
leur  faire  porter  sa  livrée , afin  que  chacun  dise 
en  les  voyant  passer  : Elles  appartiennent  à un 
tel;  voyez  plutôt  le  galon  ! — La  plupart  de  nos 
modernes  s’égosillent  à crier  : Voilà  ce  que  je  suis, 
— et  le  plus  souvent  ils  ne  sont  rien.  Adressons- 


54 

nous  aux  anciens  si  nous  voulons  trouver  des  ver- 
tus qui  ne  soient  pas  dressées  à la  parade  et  des 
œuvres  d’art  qui  soient  autre  chose  que  des  af- 
fiches. 

Elle  continua  quelque  temps  encore  cette  com- 
plainte, puis  ramenant  ses  regards  sur  le  docteur  : 

— Puisque  vous  vous  sentez  en  veine  d’élo- 
quence, — lui  dit-elle,  — faites-nous  donc  un 
discours,  à la  charge  toutefois  qu'il  n’y  soit  pas 
plus  question  de  vous  que  de  moi  ; car,  si  intéres- 
sant que  vous  soyez,  mon  cher  docteur,  j’ai  le 
malheur  de  vous  connaître  à fond.  Oui,  docteur, 
vous  êtes  un  livre  que  j’ai  lu  plus  d’une  fois  d’un 
bout  à l’autre,  et  les  quelques  bonnes  pages  qui 
s’y  rencontrent,  je  les  sais  par  cœur.  Ainsi,  me 
parlant  de  vous,  je  vous  mets  au  défi  de  me  rien 
apprendre. 

— Aussi  11e  vous  en  parlerai-je  point,  Madame, 
— répondit-il.  — Mais,  de  mon  côté,  je  mets  deux 
conditions  à la  pièce  d’éloquence  que  je  vais  avoir 
l’honneur  de  vous  servir  : la  première,  c’est  qu’a- 
près  moi  chacun  paiera  son  écot,  car  encore  est-il 
juste  que  je  ne  me  mette  pas  seul  en  dépense  ; la  se- 
conde, c’est  qu’après  nous  avoir  tous  entendus,  ce 


55 


soir,  au  clair  de  la  lune,  vous  décernerez  une  cou- 
ronne d’olivier  tressée  de  vos  mains  à celui  d’entre 
nous  dont  le  style  vous  aura  semblé  du  goût  le 
plus  relevé. 

Les  conditions  ayant  été  agréées  : 

— Reste  à trouver  un  sujet,  — dit-il. 

— Oh!  pour  cela,  c’est  la  moindre  des  choses, 
— lui  répondit-elle,  — et  vous  êtes  bien  de  votre 
village  de  vous  mettre  en  tête  pareil  souci.  N’en- 
tend-on  pas  tous  les  jours  disserter  des  gens  qui, 
arrivés  au  bout  de  leur  discours,  en  sont  à cher- 
cher de  quoi  ils  parlent? 

Puis  se  tournant  vers  moi  : 

— Puisque  le  docteur  en  est  encore  à l’enfance 
de  l’art  et  qu’en  parlant  il  tient  absolument  à parler 
de  quelque  chose,  donnez-lui  un  sujet  que  je  puisse 
agréer. 

Je  ne  pris  pas  la  peine  d’y  penser  longtemps  et, 
leur  proposant  de  célébrer  une  des  métopes  de  la 
frise  du  Parthénon,  je  choisis  précisément  ce  che- 
val qui  plaisait  tant  à la  marquise.  Elle  ratifia  mon 
choix  en  s’écriant  avec  un  soupir  : « Bien  habile 
qui  saura  louer  ce  marbre  à mon  gré  ! » 

Le  docteur  se  recueillit  un  moment,  et  pendant 


qu’il  rassemblait  ses  idées,  votre  serviteur,  assis  à 
l’extrémité  méridionale  du  portique  et  adossé  con- 
tre une  de  ces  colonnes  du  Parthénon  qui,  sous 
les  baisers  ardents  du  soleil,  ont  revêtu  la  couleur 
dorée  des  épis  mûrs,  se  mit  à contempler  une 
fois  de  plus  l’incomparable  perspective  qui  s’éten- 
dait sous  mes  yeux.  De  ma  place,  seulement  en 
tournant  la  tête,  j’apercevais  Plialère  et  la  pres- 
qu’île du  Pirée  avec  ses  promontoires  et  ses  cri- 
ques, et  les  contours  mollement  infléchis  du  rivage 
que  caressaient  les  vagues  assoupies.  A ma  droite 
Salamine,  ses  découpures  profondes  et  ses  fiers 
escarpements;  à gauche,  plus  avant  dans  la  mer, 
Égine  et  ses  hauteurs  étagées  en  gradins  qui  s’in- 
clinent doucement  en  arrière  comme  les  murailles 
d’un  temple  grec;  dans  le  fond,  les  côtes  de  l’Ar- 
golide,  avec  leurs  dentelures,  leurs  îlots  et  leurs 
montagnes  dont  la  chaîne  hardie  ,*  se  reliant  à 
l’ouest  aux  sommités  de  Corinthe  et  de  Mégare  et 
aux  âpres  précipices  des  roches  Scironiennes,  forme 
autour  du  golfe  une  merveilleuse  ceinture.  J’admi- 
rais cet  immense  tableau  où  le  spectateur  embrasse 
d’un  seul  coup  d’œil  une  de  ces  vastes  successions 
de  plans  inconnues  dans  nos  paysages  du  Nord, 


57 

tous  ces  plans  se  détachant  les  uns  des  autres  avec 
une  telle  netteté  que  l’air  et  la  lumière  semblent 
jouer  entre  eux.  Baignées  de  clartés  éthérées,  toutes 
ces  lignes  diverses  s’unissent  et  se  marient  sans  se 
confondre,  et  tantôt  le  regard  en  saisit  l’accord  et 
le  divin  concert,  tantôt,  se  promenant  au  hasard 
sur  les  innombrables  détails  qui  se  présentent  à 
lui  de  toutes  parts  et  qu’il  ne  saurait  épuiser,  il 
passe  de  l’un  à l’autre,  s’empare  successivement 
de  toutes  les  portions  de  l’espace  et  voit  l’horizon 
s’enfuir  devant  lui  dans  des  profondeurs  infinies. 
Et  j’admirais  aussi  comment  le  soleil  de  la  Grèce, 
dans  ses  fantaisies  d’artiste,  coloriait  chacun  de 
ces  plans  d’une  teinte  particulière.  Une  lumière 
blanche  était  répandue  sur  les  collines  qui  entou- 
rent l’Acropole  et  sur  toute  l’étendue  des  rivages 
prochains  ; la  mer  était  du  plus  pur  indigo,  Sala- 
mine  couleur  de  rose,  Égine  glacée  de  violet;  au 
delà,  les  côtes  et  les  montagnes  du  Péloponèse 
offraient  une  dégradation  de  nuances  qui  allaient 
s’adoucissant  jusqu’aux  tons  les  plus  légers,  les 
plus  fins  et  les  plus  délicats,  et  tandis  que,  dans 
nos  contrées,  l’encadrement  des  paysages  se  pro- 
file en  sombre  sur  un  horizon  blanchâtre,  ici  les 


58 

lointains,  d’un  gris  cendré  et  d’une  évanouissante 
pâleur,  se  dessinaient  en  clair  sur  un  ciel  d’un 
bleu  foncé,  profond  et  velouté  qui  rafraîchissait 
délicieusement  le  regard.  Éblouis  et  charmés,  mes 
yeux  s’attachaient  tour  à tour  aux  renflements  in- 
certains des  vagues,  aux  mouvements  ondoyants 
des  lignes , aux  vapeurs  transparentes  qui  adou- 
cissaient les  contours  sans  les  voiler,  à la  fuite  in- 
sensible des  lointains  se  perdant  dans  un  abîme 
d’azur,  — et  je  me  disais  que  la  nature,  dans  sa 
tendresse  pour  les  descendants  de  Thésée,  avait 
tenu  à l’usage  de  leurs  artistes  une  grande  école 
de  sculpture  et  de  peinture,  — quand  le  docteur, 
après  avoir  toussé  trois  fois  pour  s’éclaircir  la 
voix,  commença  de  parler  comme  suit. 


— Qu’elle  est  difficile,  Madame,  la  tâche  que  vous 
imposez  à ma  faiblesse  ! Assurément  il  est  toujours 
malaisé  de  louer  dignement  ce  qui  est  beau  et  de 
payer  à l’objet  de  son  admiration  le  tribut  d’hom- 
mages qui  lui  est  dû.  Comment  exprimer  par 
des  mots  ce  qui  de  sa  nature  est  inexprimable,  et 
s’il  est  vrai  que  les  inspirations  des  grands  artistes 
soient  des  confidences  faites  par  une  Muse  aux 
âmes  privilégiées  qu’elle  favorise  de  ses  révéla- 
tions, quelle  apparence  y a-t-il  que  le  premier 
venu  se  puisse  faire  initier  à cet  entretien  muet  du 
génie  avec  une  divinité  complaisante  et  ne  profane 


60 

pas  en  le  racontant  le  mystère  qu’il  s’applique  à 
célébrer?  Aussi  les  Athéniens  firent-ils  paraître 
leur  sagesse  dans  la  sévérité  des  peines  qu’ils  por- 
tèrent contre  les  indiscrets,  reconnus  coupables 
d’avoir  divulgué  les  rites  et  les  cérémonies  sacrées 
d’Éleusis,  marquant  ainsi  à la  parole  humaine  des 
limites  qu’elle  devait  respecter,  et  interdisant  au 
vulgaire  certains  sujets  qu’il  ne  saurait  aborder 
sans  en  compromettre  la  majesté.  Mais  encore,  si 
j’avais  à vous  décrire,  Madame,  un  chef-d’œuvre 
que  vous  n’eussiez  jamais  vu  et  à vous  détailler 
des  beautés  qui  vous  fussent  inconnues,  il  se  pour- 
rait faire  que  le  désir  de  vous  être  agréable  ve- 
nant en  aide  à mon  impuissance  et  la  curiosité 
vous  rendant  vous-même  plus  indulgente,  je  par- 
vinsse à louer  avec  quelque  succès  un  objet  nou- 
veau qui  d’ailleurs  ne  serait  pas  là  pour  témoigner 
par  sa  seule  présence  de  l’insuffisance  ridicule  de 
mes  éloges.  Mais  quoi!  ce  cheval  que  vous  m’ap- 
pelez à célébrer  devant  vous,  se  trouve  en  ce  lieu- 
ci,  à quelques  pieds  au-dessus  de  nos  têtes  ; en 
faisant  trois  pas  vous  le  pouvez  voir;  lui-même  il 
entendra  mon  discours,  témoin  redoutable  prêt  à 
s’élever  contre  moi  et  à me  confondre  — Et  notez 


61 

ceci  encore,  Madame,  ce  cheval  vous  est  bien 
connu  ; dès  la  première  visite  que  vous  fîtes  ici, 
vous  l’avez  distingué;  à peine  l’eûtes-vous  regardé, 
qu’il  enleva  tous  vos  suffrages,  et  depuis  lors,  ve- 
nant pour  ainsi  dire  chercher  chaque  jour  de  quoi 
renouveler  votre  admiration,  il  n’est  pas  dans  tout 
son  être  de  beautés  secrètes  qui  n’aient  été  comme 
épuisées  par  vos  regards,  et  comment  après  cela 
pourrais-je  me  flatter  de  découvrir  en  lui  quelque 
grâce  cachée  qui  ait  échappé  à ces  beaux  yeux 
dont  l’éclat  ne  surpasse  pas  la  clairvoyance... 

— Sainte  Vierge  ! — interrompit  brusquement 
la  marquise  en  laissant  tomber  ses  bras,  — mes 
beaux  yeux  ! les  beaux  yeux  de  la  marquise  ! Ne 
sauriez-vous  donc,  docteur,  vous  interdire  une  fois 
pour  toutes  ces  insupportables  fadeurs  inconnues 
des  anciens  qui,  croyez-moi,  je  le  tiens  d’original, 
s’entendaient  beaucoup  mieux  à louer  les  femmes 
que  tous  vos  galantins  modernes?  Eh  quoi!  vous 
commenciez  à m’intéresser,  votre  exorde  à la  ma- 
nière d’Isocrate  captivait  mon  attention,  et  il  y 
avait  là  certaines  phrases  arrondies  dont  la  ca- 
dence chatouillait  agréablement  mon  oreille.  Et 
tout  à coup,  soit  force  de  l’habitude,  soit  je  ne  sais 


62 


quelle  mouche  vous  piquant , vous  nous  ramenez 
sottement  aux  insipidités  et  aux  tortillages  à la 
mode.  De  ces  hauteurs  pindariques  retomber  brus- 
quement aux  misères  d’un  bouquet  à Iris  ! Quelle 
pitié  ! Docteur,  mon  ami,  donnez  une  fois  encore 
dans  le  Phœbus,  et  je  me  verrai  forcée,  quelque 
état  que  je  fasse  de  votre  mérite,  à vous  exclure 
de  ce  concours  ! 

Le  docteur  avait  écouté  cette  mercuriale  d’un 
air  contrit,  les  yeux  modestement  baissés  comme 
ceux  d’un  écolier  pris  en  faute.  Sans  répondre  à 
la  marquise,  il  reprit  son  discours  en  ces  termes  : 

— Ainsi,  Madame,  par  les  raisons  que  je  viens 
de  déduire,  je  ne  saurais  espérer  de  vous  rien  ap- 
prendre ; quoi  que  je  puisse  faire , vous  m'aurez 
prévenu  et  je  ne  pourrai  qu’exprimer  faiblement 
ce  que  vous  aurez  déjà  senti.  Toutefois  il  faut  vous 
satisfaire;  vous  êtes  femme  qui  ne  souffrez  pas 
qu’on  vous  refuse  et  il  n’est  pas  question  de  cher- 
cher ici  des  défaites,  mais  de  me  jeter  tête  baissée 
dans  une  aventure  dont  il  est  décidé  à l’avance 
que  je  ne  pourrai  me  tirer  avec  honneur.  C’est 
ici,  Madame,  que  se  termine  proprement  mon 
exorde;  j’ignore  s’il  a eu  l’avantage  de  vous  plaire, 


63 

je  sais  seulement  ce  qu’il  m’en  a coûté  de  le  con- 
duire à bonne  fin  et  que  plus  d’une  fois  j’ai  pensé 
demeurer  court.  Aussi  éprouvai-je  le  besoin  d’in- 
voquer l’assistance  de  la  Muse  de  l’éloquence,  sa- 
chant qu’elle  a accoutumé  de  hanter  ces  lieux-ci 
qui  sont  dans  le  voisinage  du  Pnyx.  Puisse-t-elle 
me  venir  en  aide  avec  la  déesse  Persuasion,  et 
toutes  deux  déposer  sur  ma  langue  un  peu  de  ce 
miel  dont  elles  ont  coutume  d’épurer  et  de  rafraî- 
chir les  lèvres  qui  leur  sont  consacrées! 

— Amen!  — dit  la  marquise.  — Éloquence  et 
Persuasion,  venez  à lui. 

Et  tous  nous  répétâmes  : Amen! 

— D’abord,  — continua-t-il,  — une  question 
se  présente  à moi.  Il  n’est  personne  qui,  considé- 
rant avec  attention  ce  cheval,  ne  se  soit  surpris  à 
oublier  qu’il  est  de  marbre,  et  se  le  représentant 
doué  de  vie,  ne  l’ait  admiré  non  comme  une  créa- 
tion de  l’art,  mais  comme  un  ouvrage  de  la  nature, 
tant  l’artiste  a su  rivaliser  avec  elle  et  lui  déro- 
bant ses  secrets  animer  la  pierre  jusqu’à  produire 
une  illusion  qui  s’impose  au  juge  le  plus  froid  et  le 
plus  rassis. 

— Cela  est  si  vrai,  — dit  la  marquise,  — que 


64 


plus  d’une  fois  j’ai  vu  distinctement  ce  cheval  tour- 
ner la  tête  vers  moi  ; — et  non-seulement  lui,  mais 
cet  autre  qui  se  cabre,  et  celui  qui  frotte  son  mu- 
seau contre  sa  jambe.  Et  vraiment  cette  illusion 
était  si  forte  qu’elle  me  charmait  à la  fois  et  m’ef- 
frayait, car  une  chose  qu’on  sait  morte  et  qu’on 
voit  vivre  a toujours  quelque  chose  d’effrayant. 

— Phidias  est  Phidias,  — s’écria  le  chevalier  ; 

— lui  seul  a fait  vivre  le  marbre;  pour  s’en  con- 
vaincre, il  suffit,  en  quittant  Athènes,  d’aller  étu- 
dier à Venise  la  Loggietta  de  Sansevino.  Si  mer- 
veilleux que  soient  les  bas-reliefs,  les  comparant 
avec  la  frise  du  Parthénon,  toutes  ces  figures  de 
l’un  des  plus  grands  sculpteurs  de  la  Renaissance 
vous  paraîtront  froides,  inertes,  inanimées... 

— Cela  est  bien  dit,  — répliqua  la  marquise, 

— mais  il  ne  faut  pas  interrompre  l’orateur. 

— Et  cependant,  Madame,  — continua  le  doc- 
teur, — il  n’est  que  faire  de  considérer  longtemps 
ce  cheval  pour  s’assurer  qu’il  est  autre  chose 
qu’une  admirable  copie  faite  d’après  nature;  quant 
à moi,  j’ai  beau  fouiller  dans  ma  mémoire,  je  ne 
puis  me  souvenir  d’en  avoir  vu  de  pareil  et  je  me 
persuade  qu’il  ne  s’en  rencontrera  jamais,  tant  il 


65 

y a en  lui  je  ne  sais  quelle  perfection  que  la  nature 
ne  saurait  égaler. 

— Ah  ! docteur,  mon  bon  docteur,  — s’écria 
milord,  — vous  êtes  vraiment  un  brave  homme. 
Je  ne  me  mets  pas  en  peine  si  votre  pensée  est 
juste,  mais  il  me  convient  de  la  trouver  admirable, 
et  je  vous  supplie  de  la  faire  écrire  partout  en 
lettres  d’or;  cela  pourrait  guérir  la  marquise  de 
certaine  lubie... 

— Encore  un  coup,  — dit-elle  en  fronçant  ses 
noirs  sourcils,  — n’interrompez  pas  l’orateur. 

— Ce  cheval  merveilleux,  reprit  le  docteur,  — 
comment  Phidias  est-il  arrivé  à en  concevoir  l’i- 
mage, et  dans  sa  lutte  avec  la  nature,  qui  lui  a 
fourni  des  armes  pour  la  surpasser  et  la  vaincre? 
Un  ingénieux  écrivain  de  l’antiquité,  Lucien,  dési- 
rant faire  sa  cour  à une  impératrice  romaine,  con- 
seille au  sculpteur  qui  voudrait  faire  sa  statue, 
d’emprunter  à la  Vénus  de  Cnide  le  front,  la  che- 
velure, la  courbe  heureuse  des  sourcils , l’éclat 
humide  du  regard  (car  les  beaux  yeux  de  la  mar- 
quise, cela  se  trouve  dans  le  grec  de  Lucien,  j’en 
suis  fâché  pour  vous,  Madame)  ; à la  Vénus  des 
jardins  d’emprunter  les  mains  et  les  attaches  des 

b 


66 

bras  ; à la  Minerve  lemnienne  le  galbe  du  visage, 
la  morbidesse  des  joues  et  les  proportions  délicates 
du  nez  ; à l’Amazone  les  commissures  des  lèvres  et 
le  port  de  tête  ; à la  Sosandre  de  Calamis,  qui  se 
voyait  à l’Acropole,  mêlée  aux  chefs-d’œuvre  de 
Phidias,  l’expression  de  modestie  et  la  noblesse  du 
sourire.  De  tous  ces  traits  épars  composer  un  tout, 
voilà  quelle  aurait  été,  selon  Lucien,  la  méthode  à 
suivre  pour  qui  eût  voulu  créer  une  figure  accom- 
plie, telle  qu’il  se  plaisait  à représenter  celle  de 
l’auguste  souveraine  qu’il  voulait  louer,  — preuve 
évidente,  Madame,  qu’il  y avait  alors  des  faiseurs 
de  madrigaux  aussi  bien  qu’aujourd’hui.  Et  sem- 
blablement n’a-t-on  pas  dit  d’un  peintre  célèbre 
de  l’antiquité  que,  voulant  peindre  une  figure  de 
femme  qui  fût  l’image  même  de  la  parfaite  beauté, 
il  empruntait  à tous  les  modèles  qui  posaient  de- 
vant lui  ou  qui  s’offraient  d’aventure  à ses  regards, 
à l’un  les  cheveux,  à l’autre  la  bouche,  à celle-ci 
les  pieds,  à celle-là  la  taille  et  les  mains,  rassem- 
blant et  combinant  les  beautés  diverses  des  mar- 
quises du  temps  et  de  toutes  ces  pièces  rapportées 
formant  cette  idéale  figure  qu’il  se  proposait  de 
peindre  ? Et  de  peur  que  vous  ne  pensiez  que  ce 


67 


procédé  fût  propre  à l’antiquité,  ne  voyons-nous 
pas  aujourd’hui  des  peintres  de  paysages,  par 
exemple,  choisir  dans  leurs  études  les  morceaux 
qui  leur  semblent  le  mieux  réussis  et  en  composer 
un  tableau,  parfait,  leur  semble-t-il,  puisque  mille 
perfections  de  détail  s’y  trouvent  réunies  et  comme 
mariées  ensemble? 

— C’est  ce  qu’on  appelle  les  éclectiques,  — dit 
la  marquise,  — et  vous  savez  si  je  les  aime;  car 
il  est  clair. . . 

— Non,  Madame,  — reprit-il,  rien  n’est  clair 
encore  ; ne  vous  hâtez  pas  de  prononcer,  procé- 
dons méthodiquement;  je  n’ai  pas  encore  trouvé 
le  secret,  moi  qui  n’ai  pas  l’avantage  d’être  mar- 
quise, de  dire  les  choses  autrement  que  l’une  après 
l’autre  ; ainsi  permettez-moi  de  me  demander  si 
Phidias,  quand  il  sculpta  ce  cheval  qui  nous  oc- 
cupe, en  usa  à la  manière  des  artistes  dont  nous 
venons  de  parler  et  que  Lucien  semble  approuver. 
Songez-y,  Madame,  soit  aux  jeux  d’Olympie,  soit 
même,  sans  quitter  Athènes,  dans  les  courses  qui 
11e  furent  pas  le  moindre  embellissement  des  fêtes 
de  Minerve,  Phidias  avait  pu  étudier  à loisir  des 
échantillons  de  toutes  les  races  de  chevaux  qu’a 


68 


vantées  l’antiquité  ; car  on  en  voyait  arriver  des 
pays  les  plus  lointains,  et  il  était  peu  de  princes 
qui  ne  tinssent  à honneur  de  faire  courir  aux  Pa- 
nathénées et  de  disputer  aux  particuliers  cette 
couronne  d’olivier,  parure  plus  glorieuse  pour  leur 
front  que  le  bandeau  royal  lui-même.  Ainsi  Phi- 
dias devait  se  connaître  en  matière  de  races  che- 
valines, et  il  en  était  beaucoup  de  célèbres.  Cite- 
rai-je ici  ces  chevaux  cappadociens  dont  les  rois 
de  Perse  recevaient  chaque  année  quinze  cents  en 
tribut,  que  plus  tard  la  loi  théodosienne  affecta  à 
l’usage  particulier  des  empereurs  de  Byzance,  in- 
terdisant aux  cochers  bleus  et  verts  de  s’en  servir 
dans  les  courses  de  l’Hyppodrome,  chevaux  déjà 
vantés  dans  les  Écritures  et  dont  Némésien  a dé- 
crit l’encolure  relevée  et  le  flanc  d’une  longueur 
démesurée,  immodicum  latus?  Parlerai-je  de  cette 
race  arménienne,  de  ces  fameux  coursiers  bais  et 
alezans  de  la  plaine  Nysée,  desquels  Strabon  a 
loué  la  prestance,  Aristote  la  vitesse,  Synésius  la 
tête  délicate  et  la  croupe  charnue,  Oppien  la  blonde 
crinière  retombant  en  touffes  dorées  des  deux  côtés 
du  harnais?  — ou  de  ces  chevaux  parthes  que  Po- 
sidonius  comparait  aux  genêts  d’Espagne,  de  ces 


69 

chevaux  si  bien  jambés  au  dire  d’Absyrthe,  qui  a 
célébré  leur  courage  et  leur  feu,  et  dont  selon  Vé- 
gèce  les  Parthes  s’entendaient  à assouplir  à l’ex- 
trême les  articulations,  — ou  de  ces  tyrrhéniens 
qui,  comme  les  crétois,  se  distinguaient  par  la  lon- 
gueur de  l’échine,  — ou  des  brillants  étalons  de 
la  Sicile  qui  assurèrent  à Hiéron  plus  d’un  triom- 
phe aux  jeux  d’Olympie,  — ou  nommerai-je  en- 
core cette  race  généreuse  amenée  en  Tlirace  par 
les  Cimmériens  et  d’où  Rhésus  tira  ces  nobles 
coursiers  dont  il  est  dit  dans  l’Iliade  qu’ils  étaient 
les  plus  grands  du  monde. . . 

— Docteur,  mon  cher  docteur,  — interrompit 
la  marquise,  — ne  sauriez- vous  bannir  de  votre 
éloquence  des  figures  de  rhétorique  aussi  déplora- 
blement  usées  que  celle  qui  consiste  à dire  très- 
longuement  des  choses  très-inutiles,  dont  on  se 
donne  les  gants  de  ne  vouloir  pas  parler? 

— Ah  ! Madame,  — dit-il,  — vous  êtes  vrai- 
ment terrible.  Et  quoi,  m’imputerez- vous  à crime 
l’innocent  plaisir  que  je  me  donne  d’étaler  un  peu 
d’érudition  ? 

— Érudition  à bon  marché,  — lui  dis-je  en  dé- 
tournant mes  regards  des  montagnes  violettes 


70 


d’Égine  pour  les  reporter  sur  lui  ; il  11e  vous  en  a 
coûté  que  de  parcourir  d’un  œil  distrait  YHiéro- 
zoïcon  de  Bochart. 

— Vous  me  la  donnez  bonne  avec  votre  Bo- 
chart  ! — s’écria- t-il  en  colère,  — et  vraiment  son 
érudition  m’est  fort  nécessaire.  Amenez-le  donc 
ici  et  me  voilà  prêt  à lui  prêter  le  collet  sur  telle 
question  de  science  hippique  qu’il  lui  plaira  de  me 
proposer,  et  à lui  prouver  à pied  et  à cheval  que 
j’entends  tout  cela  mieux  que  lui.  Eh  ! je  vous  prie, 
ne  suis-je  pas  aussi  qualifié  que  lui  pour  lire  Op- 
pien,  Némésien,  Absyrthe,  Hiéroklès  et  tous  les 
traités  d’hippiatrique  du  Bas-Empire?  Mais,  en 
vérité,  c’était  un  rare  esprit  que  votre  Bochart  ! 
A-t-il  seulement,  ce  Bochart,  — c’est  moi  qui  vous 
le  demande,  — a-t-il  seulement  pensé  à recher- 
cher comme  moi,  qui  le  premier  enseigna  aux 
Grecs  l’art  de  l’équitation?  Comme  moi  a-t-il  passé 
des  nuits  à s’enquérir  si  Bellérophon  fut  un  grand 
cavalier  ou  un  navigateur  à long  cours,  si  Pégase 
fut  réellement  un  cheval  ailé,  ou,  ainsi  que  le  pré- 
tend Fréret,  un  vaisseau  armé  en  guerre,  si  Per- 
sée  fut  un  grand  seigneur  qui  monta  un  haras  et 
qui  faisait  courir,  ou  un  corsaire  muni  de  lettres  de 


71 

marque  et  s’en  allant  enlever  les  jeunes  tilles  sur 
les  côtes  de  la  Phénicie?  Votre  Bochart,  je  vous 
prie,  s’est-il  seulement  mis  en  peine  si  les  Cen- 
taures les  premiers  s’appliquèrent  à l’élève  du 
cheval  ou  s’il  faut  en  attribuer  l’honneur  aux  Bios- 
cures,  comme  sembleraient  le  prouver  leurs  statues 
équestres?  Ce  Bochart  enfin... 

— Bonté  divine  ! — interrompit  de  nouveau  la 
marquise,  en  donnant  un  grand  coup  de  son  éven- 
tail sur  la  colonne  voisine,  — aurez-vous  bientôt 
fini,  docteur,  avec  votre  Bochart?  Mais  voyez  un 
peu  l’impertinence  de  me  venir  parler  de  ce  vilain 
pédant!  Cet  homme,  docteur,  m’est  insupportable. 
Oh  ! en  vérité,  on  n’y  peut  durer  plus  longtemps,  et 
ce  Bochart,  que  je  ne  connais  pas,  m’ennuie  à pé- 
rir. Et  vous,  — dit-elle,  s’adressant  à moi,  — 
de  grâce,  donnez-lui  cause  gagnée,  et  que  cela  fi- 
nisse! car  un  peu  plus  je  suffoquerais  d’ennui.  — 
Encore  une  fois,  docteur,  plus  un  mot  de  ce  Bo- 
chart et  de  ses  chevaux  cappadociens,  et  de  ses 
niséens,  et  de  ses  cimmériens,  et  de  sa  crinière 
blonde,  et  de  son  échine  allongée  et  de  tout  ce  sal- 
migondis qui  pourrait  bien  me  donner  le  cauche- 
mar la  nuit  prochaine.  Docteur,  mon  ami,  si  le  Bo- 


72 

chart  revient  sur  ie  tapis,  je  vous  le  dis,  quoi  qu’il 
m’en  puisse  coûter,  je  ne  vous  reparlerai  de  huit 
jours,  dont  bien  vous  fâchera! 

Puis,  se  mettant  à rire  : 

— Mais  voyez  un  peu,  — nous  dit-elle,  — ce 
qu’il  a fait  avec  son  Bochart. 

Et  du  doigt  elle  nous  montrait  milord  qui  venait 
de  s’endormir  d’un  profond  sommeil.  Le  docteur, 
indigné,  voulait  le  réveiller,  mais  la  marquise  n’y 
consentit  pas. 

— C’est  un  affront,  — dit-elle,  — que  vous  di- 
gérerez tout  à votre  aise.  Reprenez  seulement  votre 
discours,  et  rappelez-vous  ce  que  je  vous  ai  dit. 

— Puisque  vous  l’avez  pour  agréable,  — re- 
prit-il,— nous  laisserons  là  le  Bochart  ; aussi  bien 
je  vous  jure  que  j’étais  à mille  lieues  de  penser  à 
lui  quand  on  est  venu  mal  à propos  me  reprocher 
de  le  piller.  Et  quand  je  le  pillerais,  Madame,  au- 
rait-il le  droit  de  s’en  plaindre,  étant  de  ces  au- 
teurs dont  on  peut  dire  comme  Voltaire  parlant 
de  saint  Augustin  : « Je  l’ai  lu,  le  traître!  mais  il 
me  le  paiera.  » Mais,  cet  incident  vidé,  retournons 
à nos  moutons,  ou  plutôt  à Phidias,  dont  je  me 
demandais  si,  pour  sculpter  son  cheval,  il  usa  du 


73 


procédé  de  Lucien,  et  s’il  emprunta  à telle  race 
chevaline  le  poitrail,  à telle  autre  les  jambes,  à 
celle-ci  la  tête,  à celle-là  le  paturon  et  le  sabot, 
essayant,  par  cet  assemblage  de  beautés  hétéro- 
gènes, de  former  un  tout  supérieur  à tout  ce  que 
la  nature  avait  pu  faire. 

— Question  résolue  à l’avance,  — interrompit 
encore  la  marquise,  car  en  effet. . . 

— Oh!  pour  le  coup,  — s’écria  le  docteur,  — 
je  me  mets  en  révolte.  Non,  Madame,  la  question 
n’est  rien  moins  que  résolue,  et,  malgré  que  vous 
en  ayez,  vous  me  laisserez  parler  à ma  guise.  C’est 
un  droit  dont  je  veux  user,  Madame,  et  j’entends 
vous  forcer  de  suivre  mes  raisonnements,  pour 
diffus  qu’ils  vous  puissent  paraître,  car  je  n’ai  pas 
l’esprit  prime-sautier,  et  au  surplus  je  suis  de  ces 
gens  qui  n’ont  pas  moins  de  plaisir  à marcher  qu’à 
arriver. . . Cependant,  — ajouta-t-il  en  se  radou- 
cissant, — en  faveur  de  votre  impatience,  je  vous 
ferai  grâce  de  la  savante  dissertation  dont  je  m’ap- 
prêtais à vous  régaler.  Et  voyez  un  peu  ce  que 
vous  y perdrez  : je  vous  aurais  démontré  par  rai- 
son démonstrative  que  Phidias  avait  dû  choisir  son 
modèle  parmi  certaine  race  particulière  de  elle- 


74 

vaux  ; quelle  avait  été  cette  race,  c’est  ce  qui  au- 
rait paru  clairement  par  ma  démonstration  ; re- 
montant aux  origines  de  l’équitation  en  Grèce,  je 
vous  durais  prouvé  que  les  Grecs  s'étant  servi  pre- 
mièrement du  cheval  pour  le  trait,  ils  avaient  dans 
l’origine  employé  la  lourde  race  d’Europe  passée 
de  Thrace  en  Macédoine  et  de  Macédoine  en  Thes- 
salie  ; je  vous  aurais  montré  le  premier  usage  du 
cheval  de  selle  datant  de  l’époque  d’Homère,  le- 
quel fait  encore  combattre  ses  héros  du  haut  de 
leurs  chars,  mais  dans  deux  comparaisons  où  il 
nous  peint  son  temps,  nous  fait  voir  un  écuyer 
montant  alternativement  trois  chevaux  galopant 
de  front,  et,  dans  l’Odyssée,  compare  Ulysse  nau- 
fragé, assis  à califourchon  sur  une  solive,  à un  ca- 
valier enfourchant  sa  monture  ; puis,  vous  retra- 
çant dans  un  brillant  tableau  les  progrès  succes- 
sifs de  l’équitation,  je  vous  aurais  représenté  que, 
l’usage  s’en  répandant,  les  Grecs  sentirent  le  be- 
soin de  renouveler  leur  race  chevaline,  et  à cet 
effet  firent  venir  de  l’Orient  ces  coursiers  légers  et 
rapides  dont  ils  attribuaient  l’origine  à Neptune, 
marquant  ainsi  par  une  allégorie  que  le  cheval  de 
selle  leur  était  arrivé  d’outre-mer,  et  pour  que 


0 


vous  n’en  doutiez  pas,  Madame,  vous  le  savez,  à 
deux  pas  d’ici  se  trouve  ce  rocher  que  le  dieu  fen- 
dit d’un  coup  de  son  trident  pour  en  faire  sortir  le 
noble  animal  ; enfin,  en  vertu  des  principes  d’une 
profonde  et  ingénieuse  analyse,  j’aurais. . . Mais  de 
tout  cela,  Madame,  vous  ne  saurez  rien,  et  c’est 
à vous,  à votre  impatience,  à votre  tyrannie,  à vos 
rudesses  qu’il  faudra  vous  en  prendre. 

— Qui  sait?  — dit-elle  en  riant;  — c’est  peut- 
être  à Bochart,  qui  a eu  le  tort  de  n’en  pas  parler  ! 

— Plaisantez  tant  qu’il  vous  plaira , — dit-il, 
— mais  je  ne  suis  pas  à court  de  méthodes,  et 
puisque  vous  ne  voulez  pas  de  mon  érudition,  c’est 
de  raisonnements  de  bonne  femme  qu’il  faudra 
vous  contenter.  Toutefois,  comme  il  ne  faut  pas 
s’abandonner,  même  dans  les  rencontres  les  plus 
désespérées,  je  m’en  vais  tâcher  de  me  tirer  avec 
honneur  de  la  situation  difficile  où  vous  me  placez, 
et  voici  comme  je  procède.  En  matière  équestre 
comme  en  plusieurs  autres,  depuis  quelques  an- 
nées le  goût  s’est  amendé  et,  comme  je  vais  vous 
le  prouver,  en  devenant  plus  raisonnable,  il  est 
devenu  plus  grec,  comme  si  la  Grèce  et  la  raison 
étaient  les  deux  noms  d’une  même  chose  et  que 


76 


les  modernes  ne  pussent  faire  un  progrès  sans  se 
rapprocher  par  là  de  ces  Athéniens  qui  raison- 
naient si  bien  sur  toutes  choses,  hormis  sur  l’ad- 
ministration de  leurs  petites  affaires.  Je  ne  veux 
pas  entrer  ici  dans  le  détail  de  toutes  les  varia- 
tions auxquelles  fut  sujet  le  goût  en  ce  qui  con- 
cerne l’idéal  de  la  beauté  chevaline.  Il  en  est  qui 
sont  de  peu  de  conséquence  et  dont  la  raison  ne 
peut  rien  décider,  reconnaissant  à chacun  sur  ces 
points  secondaires  le  droit  de  suivre  son  inclina- 
tion personnelle.  Ainsi  de  tout  ce  qui  tient  à la 
couleur  de  la  robe  ; libre  à chaque  nation,  à cha- 
que siècle  et  à chaque  individu  de  préférer  telle 
nuance  à telle  autre.  Qui  prononcera  entre  le  Fran- 
çais du  XVIIIe  siècle,  estimant  défectueux  le  che- 
val qui  n'est  pas  marqué  en  tête,  et  les  Espagnols, 
qui,  fidèles  en  cela  à la  gravité  un  peu  sombre  de 
leur  humeur,  font  grand  cas  des  chevaux  zains, 
d’où  leur  proverbe  : Morcillo  sin  senal,  muchos  lo 
quieren  y pocos  lo  han ? Les  anciens  prisaient  fort 
les  chevaux  blancs,  pourvu  que  le  blanc  fût  net, 
éclatant,  et  non  ce  blanc  pâle  que  désapprouve 
Virgile.  De  cette  robe  étaient  les  coursiers  de  Cas- 
tor et  de  Pollux,  de  Proserpine,  du  Soleil,  ceux 


77 

de  la  Camille  de  Virgile,  pour  ne  pas  parler  du  gé- 
néral de  ce  nom,  lequel,  célébrant  le  premier  son 
triomphe  avec  un  attelage  de  chevaux  blancs,  de- 
vint pour  cela  suspect  aux  Romains  comme  s’étant 
arrogé  un  privilège  qui  n’appartenait  qu’aux  dieux. 
Le  père  de  la  poésie,  s’il  vante  les  chevaux  de 
Rhésus,  dont  la  blancheur  effaçait  l’éclat  de  la 
neige,  paraît  admirer  plus  encore  ces  fameux  che- 
vaux d’Énée,  issus  d’un  sang  céleste,  l’un  des- 
quels valut  le  prix  de  la  course  des  chars  à Dio- 
mède, qui  les  avait  ravis  à leur  maître;  « il  était 
bai  sanguin,  dit  le  poète , seulement  au  front  il 
portait  une  marque  blanche  pareille  à un  croissant 
d’argent.  » Si  nous  passons  à des  temps  plus  mo- 
dernes , le  destrier  de  l’archevêque  Turpin , si 
vanté  dans  la  chanson  de  Roland,  avait  la  queue 
blanche  et  la  tête  fauve.  Au  siècle  dernier,  Solley- 
sel,  l’auteur  du  Parfait  Maréchal,  prisait  plus  que 
toutes  les  autres  la  robe  bai-châtain,  avec  les  ex- 
trémités noires,  tandis  que  les  Arabes,  qui  mépri- 
sent si  fort  le  pie,  l’isabelle  à la  queue  blanche  et 
le  rouan,  donnant  satisfaction  sur  un  point  à Ho- 
mère, sur  un  autre  aux  Espagnols,  préfèrent  à 
l’alezan  lui-même  le  noir  avec  une  mollette  au  front 


78 

et  des  balzanes,  car  il  leur  faut  des  balzanes  à tout 
prix,  seulement  ils  n’en  veulent  que  trois,  le  pro- 
phète ayant  déclaré  son  aversion  pour  le  cheval 
qui  a des  balzanes  à toutes  les  jambes.  Sur  tous 
ces  points  et  sur  d’autres,  comme  la  couleur  des 
yeux  que  Columelle  veut  noirs,  Virgile  pers,  Sol- 
leysel  couleur  d’ardoise,  la  diversité  des  senti- 
ments est  permise  ; car  je  veux  que  la  robe  nous 
apprenne  quelque  chose  sur  le  tempérament  du 
cheval  et  ses  qualités  natives,  je  veux  que  les  Ara- 
bes aient  raison  qui,  dans  leur  préférence  pour  les 
robes  franches,  tiennent  pour  indices-  de  faiblesse 
le  poil  lavé  et  les  taches  blanchâtres  semées  sur- 
tout le  corps  ; je  donne  même  gain  de  cause  au 
Parfait  Maréchal  estimant  le  cheval  blanc  être  fleg- 
matique, le  bai  sanguin,  le  noir  mélancolique,  l’ale- 
zan bilieux,  comme  ayant  rapport  avec  le  feu...  Je 
suis  pacifique,  Madame,  et  ne  veux  me  brouiller 
avec  personne  ; mais  encore  est-il  que,  si  de  l’avis 
des  Arabes  et  de  Solleysel,  la  couleur  de  la  robe 
et  des  yeux  nous  peuvent  renseigner  sur  le  fond  et 
la  vitesse  d’un  cheval  (étant  notoire,  par  exemple, 
que  jamais  un  cheval  gris  n’a  brillé  dans  les  hip- 
podromes ni  ne  remporta  le  prix  dans  les  courses)  ; 


79 

tout  cela  cependant  n’intéresse  point  la  beauté  de 
l’animal,  et  hormis  certains  mélanges  de  nuances 
dont  la  bizarrerie  déplaît  généralement,  on  est  en 
droit  d’assurer  que,  quelle  que  soit  sa  robe,  le 
cheval  peut  être  beau  ; car  enfin,  Hercule  était 
sanguin,  Apollon  mélancolique,  Jupiter  bilieux,  et 
sous  le  ciseau  des  statuaires  chacun  de  ces  dieux 
a revêtu  la  forme  qui  cadrait  à son  humeur;  pour- 
tant, différant  tous  de  caractère  et  d’expression, 
tous  ils  possèdent  en  commun  la  beauté.  — Pour 
procéder  outre,  Madame,  s’il  est  dans  l’apprécia- 
tion d’un  cheval  des  points  indifférents  que  chacun 
peut  trancher  selon  son  bon  plaisir,  il  -en  est  d’au- 
tres dont  les  gens  d’esprit  de  toutes  les  époques  et 
de  tous  les  pays  furent  toujours  d’accord,  parce 
que  apparemment  1a,  bonté  d’un  cheval  et  1a,  grâce 
de  son  maintien  en  dépendent  d’une  manière  si 
évidente  qu’un  aveugle  seul  ou  un  sot  y pourraient 
contredire.  De  tout  temps,  par  exemple,  on  s’en- 
tendit à exiger  du  cheval  qu’il  eût  le  garrot  élevé 
et  tranchant,  au  prix  de  quoi  s’obtiennent  la  soli- 
dité de  la  selle  et  la  commodité  de  l’assiette  ; de 
tout  temps  on  rechercha  les  paturons  de  médiocre 
grandeur  et  inclinés  en  avant,  le  cheval  long-jointé 


80 

ne  résistant  pas  au  travail,  le  court-joinfcé  étant, 
plus  sujet  à buter,  et  les  jambes  droites  tout  d’une 
venue  fatigant  par  une  réaction  trop  dure  ; dans 
tous  les  siècles  on  réprouva  la  tête  chargée  de  ga- 
nache, les  épaules  lourdes  ou  chevillées,  la  croupe 
avalée  ou  coupée,  les  yeux  enfoncés  qui  dénotent 
un  animal  à la  rencontre  triste  et  de  grande  fatigue, 
l’étroitesse  des  naseaux  qui  est  cause  que  le  che- 
val s’ébroue,  l’encolure  trop  effilée  et  trop  tournée 
qui  fait  qu’il  a la  bouche  moins  assurée,  l’appui 
plus  inégal  et  que  volontiers  il  bat  à la  main  ; de 
tout  temps  encore  une  croupe  large  et  bien  fournie 
de  chair  plut  aux  connaisseurs,  maquignons  ou 
gens  du  monde,  et  la  largeur  du  poitrail,  et  les 
jarrets  secs,  nerveux  et  bien  vidés,  et  l’épine  dou- 
ble, et  le  bras  gros,  le  boulet  menu,  le  dos  égal,  le 
sabot  élevé,  la  corne  unie  et  luisante,  la  four- 
chette maigre,  la  solle  épaisse  et  concave,  toutes 
qualités  qui  contribuent  sans  conteste  à 1a,  force  et 
à la  solidité  du  cheval. 

— Savez-vous  bien,  Madame,  où  il  en  veut  ve- 
nir, — dit  le  chevalier  à la  marquise,  — et  en- 
tendez-vous la  fin  de  sa  méthode  ? 

— Pas  trop,  — dit-elle;  — mais  suffit  que  de- 


81 


puis  un  moment  il  parle  chrétien  et  qu’il  a toute  la 
mine  d’avoir  oublié...  Eh!  ne  le  nommez  pas!  De 
grâce,  ne  répétez  pas  ce  nom  fâcheux!  Après  tout, 
il  me  semble  bien  que  nous  allons  quelque  part  ; 
quand  nous  arriverons,  je  n’en  sais  trop  rien. 

— Rassurez- vous , Madame,  — reprit  le  doc- 
teur, — je  ne  suis  pas  un  de  ces  chiens  de  chasse 
sans  flair  et  sans  nez  qui,  quittant  la  voie,  clabau- 
dent  hors  de  la  passée  pour  persuader  qu’ils  tien- 
nent la  véritable.  Voj^ez  plutôt , je  vous  prie , 
comme  ma  méthode  est  ingénieuse.  Je  procède 
comme  Platon,  par  élimination  ; car,  après  avoir 
écarté  de  la  question  chevaline  les  articles  dont 
on  n’a  jamais  disputé  et  ceux  dont  on  a tort  de 
disputer,  il  ne  me  reste  plus  à examiner  que  ces 
contrariétés  de  sentiments  dont  la  raison  est  ap- 
pelée à décider,  et  c’est  ici  que  vous  allez  voir  Phi- 
dias triompher.  Ainsi,  Madame,  ne  vous  inquiétez 
pas  si  j'ai  l’air  de  m’écarter,  et  tenez  pour  certain 
que  mes  chemins  de  traverse  aboutissent.  Ce  que 
je  vous  en  dis,  Madame,  est  pour  vous  prier  d’au- 
toriser la  petite  digression  que  voici  ; vous  verrez 
qu’elle  nous  sera  de  grand  secours. ..  Représentez- 
vous  donc,  je  vous  le  demande  en  grâce,  un  cercle 

6 


82 


de  duchesses  du  temps  du  grand  roi,  — habillez- 
les  à la  mode  de  leur  siècle,  c’est-à-dire  à peu  près 
comme  cette  nymphe  de  la  Seine  dont  il  est  ques- 
tion dans  Zénêyde,  — vous  savez,  Madame,  cette 
nymphe  qui  figurait  dans  le  prologue  d’un  opéra 
d’alors,  avec  sa  coiffure  haute  de  deux  pieds,  com- 
posée de  plumes  et  de  pierreries,  ses  engageantes 
qui  lui  tombaient  jusqu’aux  genoux,  et  sa  grande 
queue  qui  n’entrait  sur  le  théâtre  qu’un  quart 
d’heure  après  elle.  Enfin  d’où  vous  êtes,  vous 
voyez  nos  grandes  dames,  en  leur  ample  attirail 
d’étoffes,  de  dentelles  et  de  fleurs,  balançant  avec 
une  superbe  indolence  leur  tête  harnachée  d'aifi- 
quets,  — partout  des  mousselines,  des  rubans,  des 
bouffantes,  des  pretintailles,  — vous  les  voyez, 
n’est-ce  pas , ces  majestés  en  vertugadins,  pour 
qui  la  femme  la  mieux  mise  était  celle  qui  tenait  le 
plus  de  place?  Eh  bien!  supposez  que  par  miracle, 
devant  ces  princesses  si  bien  parées  et  de  si  res- 
pectable volume,  eût  paru  tout  à coup  une  femme 
grecque,  vêtue  de  sa  tunique  et  de  son  peplos. . . 
Et,  tenez,  cette  Victoire  sans  ailes  que  vous  admi- 
rez tous  les  jours  en  venant  ici,  hier  encore  vous 
passâtes  deux  heures  en  contemplation  devant  elle. 


83 


- vous  savez  qui  je  veux  dire,  — une  épaule  nue, 
le  reste  du  corps  voilé  par  cette  fine  draperie  qui 
accompagne  et  dessine  les  formes  accomplies  de 
son  corps,  et  dont  les  plis  ondoyants  se  croisent, 
s’entrelacent,  se  fuient,  se  rejoignent,  étant  à ses 
grâces  ce  qu’est  à un  texte  divin  le  commentaire 
qui  le  met  en  lumière  et  l’illustre,  — cette  Vic- 
toire, dis-je,  cette  beauté  en  son  costume  antique, 
supposez-la  apparaissant  à nos  duchesses,  ce  pe- 
plos  en  face  de  ces  vertugadins,  cette  draperie  en 
presence  des  pretintailles...  Ali!  les  bons  rires 
qu  eussent  fait  ces  dames,  et  les  gorges  chaudes, 
et  les  plaisanteries  sans  fin!...  Eh!  bien,  Madame, 
pardonnez-moi  la  brusquerie  de  cette  transition, 
— ce  fut  là  précisément  ce  qui  arriva  aux  Ligu- 
riens dans  une  circonstance  que  Tite-Live  nous  a 
rapportée  dans  son  histoire...  C’était  dans  une 
guerre  que  leur  faisaient  les  Romains,  lesquels, 
instruits  par  les  expériences  des  guerres  puniques, 
venaient  d’enrôler  sous  leurs  drapeaux  un  détache- 
ment de  cavalerie  numide.  Or  donc,  accoutumés  à 
ne  voir  et  à n admirer  que  des  chevaux  de  carrosse, 
gros,  gras  et  luisants,  nos  Liguriens,  quand  ils 
virent  paraître  ces  Numides  montés  sur  leurs  pe- 


\ 


84 

tits  chevaux  barbes  de  mince  taille,  un  peu  mai- 
gres, la  tête  sèche,  l’encolure  relevée  et  déchar- 
née, les  côtes  saillantes,  nos  Liguriens,  dis-je, 
pensèrent  se  pâmer  de  gaîté  ; quelques  instants 
après,  leurs  lignes  étaient  enfoncées,  le  passage 
forcé,  et  tout  autour  d’eux  des  fumées  s’élevant 
dans  les  airs  leur  annonçaient  l’incendie  de  leurs 
villages;  les  petits  chevaux  barbes  avaient  fait, 
comme  un  boulet  de  canon  ; une  trouée  à travers 
ces  épais  Liguriens  qui  riaient  à gorge  déployée, 
mais  qui,  à vrai  dire,  ne  rirent  pas  longtemps. 
L’histoire  ne  dit  pas  si,  instruits  par  cette  leçon, 
ils  rabattirent  de  l’admiration  qu’ils  professaient 
pour  leurs  chevaux  de  carrosse,  et  franchement  cela 
n’est  pas  probable.  Il  y a,  Madame,  dans  ce  monde 
des  roses  et  des  tulipes,  et  les  gens  qui  aiment  les 
tulipes  ne  rendent  guère  justice  aux  roses  ; il  y a, 
Madame,  les  madones  de  Rubens  et  les  madones 
du  Titien,  et  qui  admire  les  unes  est  peu  disposé 
à louer  les  autres;  enfin,  pour  tout  dire,  il  y a,  les 
vertugadins  qui  dissimulent  les  formes  du  corps  et 
la  draperie  qui  les  dessine,  et  de  tout  temps  la 
draperie  fut  moquée  et  méprisée  du  vertugadin. 

— Le  bon  Dieu  fasse  grâce  à,  vos  métaphores  ! 


85 


— dit  la  marquise.  — Mais  à cette  heure  je  vous 
vois  venir,  je  sais  où  vous  allez,  ou  plutôt  j’y  suis 
déjà  et  je  me  repose  en  vous  attendant.  Qu’en  di- 
tes-vous, Monsieur  l’abbé? 

L’abbé,  soulevant  légèrement  son  menton  qu’il 
tenait  appuyé  sur  sa  main  droite,  répondit  avec  un 
sourire  ironique  : 

— Puisqu’il  cite  Homère,  vous  pourriez,  Ma- 
dame, lui  dire  comme  Diomède  à Nestor  : « Tes 
- coursiers  sont  pesants  ; monte  sur  mon  char,  tu 
sauras  ce  qu’est  la  race  des  coursiers  de  Tros!  » 

— Vous  ne  m’attendrez  pas  longtemps , Ma- 
dame, — dit  le  docteur,  — mon  Pégase  est  en 
haleine,  et  dans  deux  minutes  je  suis  à vous. 

— Pourvu , — dit-elle , — que  vous  ne  vous 
oubliiez  pas  trop  en  Ligurie  et  parmi  les  duchesses 
en  vertugadin  ! 

— Laissons  les  vertugadins,  reprit-il,  — j’en  ai 
ftni  avec  eux  ; mais  pour  les  Liguriens,  remarquez, 
Madame,  qu’ils  n’étaient  pas  seuls  de  leur  avis. 
Les  Romains  eux-mêmes,  quand  ils  avaient  vu  pour 
la  première  fois  les  chevaux  africains  d’Annibal, 
les  avaient  tenus  en  petite  estime  ; c’est  à l’usage 
qu’ils  apprirent  à leur  rendre  justice.  Et  vraiment, 


86 


Madame , si  vous  étiez  plus  endurante,  ce  serait 
ici  le  lieu  de  vous  démontrer,  Polybe  en  main,  le 
rôle  que  jouèrent  les  barbes  dans  les  guerres  pu- 
niques. Scipion  n’eût  point  vaincu  à Zama  si  son 
ami  Massinissa  ne  lui  en  eût  amené  un  détache- 
ment, et  ce  fameux  Fabius  le  temporiseur  qui,  tou- 
jours perché  sur  les  montagnes,  ne  s’avisa  jamais 
de  se  commettre  en  plaine  avec  Annibal,  ne  vous 
imaginez  pas  avec  Rollin  que,  flegmatique  de  tem- 
pérament, il  goûtât  les  lanterneries  ; sa  prédilec- 
tion pour  les  hauts  lieux,  Madame,  lui  venait  tout 
simplement  du  saint  effroi  que  lui  causait  la  cava- 
lerie numide.  Après  cela,  si  les  Romains  appri- 
rent à employer  les  barbes  comme  chevaux  de 
guerre,  ils  n’eurent  garde  de  les  adopter  pour  la 
parade.  A la  réserve  des  Scipions,  de  César  et  de 
quelques  autres,  ils  eurent  beau  faire  et  aller  à 
l’école  chez  les  Grecs,  ils  ne  dépouillèrent  jamais 
certaine  rudesse  de  sens,  certaine  grossièreté  na- 
tive, et  leur  bel  âge  fut  un  court  intervalle  entre 
deux  barbaries.  Sous  l’Empire,  le  colossal  était  à 
la  mode;  le  maître  du  monde  ne  pouvait  monter 
qu’un  grand  cheval  bien  lourd,  bien  roide  et  bien 
massif  ; il  y parait  assez  dans  la  statue  équestre  de 


87 


Marc-Aurèle.  Au  moyen  âge  ce  méchant  goût  se 
maintint.  Comment  s’en  étonner?  A des  cavaliers 
bardés  de  fer  il  fallait  des  montures  dont  la  solidité 
fût  le  premier  et  souvent  l’unique  mérite.  Dans  les 
tournois,  dans  les  carrousels,  c’est  au  poids  qu’on 
jugeait  les  chevaux.  A la  guerre,  on  ne  connais- 
sait que  la  cavalerie  pesante,  celle  dont  Polybe 
s’était  moqué,  alléguant  la  contradiction  manifeste 
qui  se  trouve  entre  ces  deux  mots.  Avez- vous  ouï 
parler,  Madame,  d’un  certain  Jean  Taquet  qui  a 
écrit  du  Haras  ? Ce  Taquet,  Madame,  voulait  que 
l’encolure  fût  ronde  et  charnue  depuis  la  ganache 
jusqu’aux  épaules,  afin  que  l’animal  n’eût  pas  le 
défaut  des  chevaux  d’Orient , qui  trop  facilement 
plient  le  col,  mais  que  l'ayant  roide  et  nullement 
flexible , il  se  tournât  plus  aisément  et  tout  d’une 
pièce.  Un  cheval  à la  mécanique  et  qui  se  fût  viré 
par  le  secret  d’une  manivelle  eût  fait  les  délices  de 
ce  Jean  Taquet.  Le  duc  de  Newcastle,  un  des 
grands  maîtres  dans  l’art  hippique,  se  moqua  de 
cette  rêverie;  l’auteur  du  Parfait  Maréchal  n’en  fit 
pas  moins  et  ne  dut  guère  approuver  non  plus  ces 
éléphants  sur  lesquels  Frédéric-Guillaume  P*  fai- 
sait monter  ses  cavaliers  de  six  pieds,  au  grand 


88 


déplaisir  du  grand  Frédéric,  lequel,  à peine  sur 
le  trône,  se  hâta  de  mettre  à la  réforme  ces  mons- 
trueux escadrons.  Mais  Newcastle  lui-même  et 
Solleysel,  quoique  réfutant  sur  un  point  Jean  Ta- 
quet, n’ont  eu  garde  d’abjurer  en  tout  les  préjugés 
de  leur  temps,  et  à son  tour  le  grand  Buffon  ne  fit 
que  traduire  en  son  style  magnifique  la  prose  un 
peu  terne  du  Parfait  Maréchal , et  dans  son  por- 
trait du  cheval  modèle,  tout  en  affectant  d’estimer 
à son  prix  le  cheval  arabe,  dans  le  fait  ne  manqua 
pas  de  donner  la  palme  à la  race  d’Europe.  Les 
flancs  pleins,  la  croupe  rebondie,  la  hanche  bien 
garnie,  voilà,  selon  eux,  Buffon  et  Solleysel,  ce  qui 
fait  la  beauté  du  cheval,  et  pour  un  peu,  diraient- 
ils  avec  Columelle,  que  de  loin,  autant  qu’il  se 
peut  faire,  le  cheval  doit  paraître  rond.  Mais  le 
point  important,  c’est  l’aversion  que  tous  deux, 
soit  amour  de  la  symétrie,  soit  peur  de  ce  qu’ils 
appellent  la  sécheresse  des  formes,  professent  à 
l’envi  pour  Yencolure  renversée  ou  encolure  de  cerf. 
Tous  deux  s’en  expliquent  au  long  : depuis  la  ga- 
nache jusqu’au  poitrail,  le  cou  doit  descendre  en 
forme  de  talus,  de  telle  sorte  que  le  haut  soit 
beaucoup  plus  avancé  que  le  bas  et  que  la  ligne 


89 

supérieure  et  inférieure  de  l’encolure  soient  deux 
lignes  droites  formant  les  côtés  longs  d’un  triangle 
tronqué.  Au  sommet  de  cette  encolure  inclinée  ils 
placent  d’un  commun  accord  une  petite  tête  au 
front  étroit,  aux  oreilles  rapprochées,  dont  l’atta- 
che, comme  vous  le  voyez,  ne  manque  pas  de  so- 
lidité ; ils  y ont  pourvu  de  provision.  La  petitesse 
de  la  tête,  le  talus  et  la  croupe  large,  ce  sont  là 
les  trois  articles  de  leur  cathéchisme.  Et  en  vérité, 
ce  talus  leur  tient  au  cœur  : « La  partie  inférieure 
de  l’encolure,  dit  Buffon,  ne  doit  former  aucune 
courbure,  il  faut  de  plus  qu’elle  soit  inclinée  en 
avant;  si  elle  était  perpendiculaire,  elle  serait 
fausse.  » Et  Solleysel,  dans  son  chapitre  des  che- 
vaux sculptés,  se  moque  amèrement  de  certains 
sculpteurs  ; — vous  verrez  tout  à l’heure  de  qui  il 
entend  parler.  — Ces  sculpteurs,  selon  lui,  sans 
compter  qu’ils  laissent  trop  d’intervalle  entre  les 
oreilles  du  cheval,  lui  placent  ridiculement  la  tête, 
ne  la  faisant  pas  tomber  à plomb  par  le  devant  et 
oubliant  que  le  gosier  doit  être  pour  le  moins  de 
quatre  doigts  plus  avancé  près  de  la  ganache  qu’à 
l’endroit  du  poitrail.  « Ces  pauvres  hères,  dit-il, 
donnent  à leurs  chevaux  des  encolures  de  cerf,  * 


90 


car  c’est  toujours  là  qu’il  en  revient,  et  blâmant 
ceux  des  peintres  de  son  temps  qui  les  imitaient  : 
« Le  seul  cheval  parfait,  s’écrie-t-il,  qui  soit  sorti 
de  la  main  d’un  artiste,  est  celui  du  grand  roi  dans 
son  portrait  peint  par  Mignard  ; allez  le  voir  à 
Versailles  et  ne  manquez  pas  de  vous  pâmer.  » 
Vous  le  voyez,  Madame,  le  talus,  les  lignes  droites 
tirées  au  cordeau,  le  grand  roi,  Mignard,  Ver- 
sailles, tout  cela  se  tient,  tout  cela  s’enchaîne.  Le 
moyen,  je  vous  prie,  d’ajuster  le  grand  roi  sur  un 
cheval  barbe  ! Il  ne  s’en  fût  accommodé  pas  plus 
que  des  magots  de  Téniers  ! Or,  Madame,  si  nous 
voulons  trouver  une  description  du  cheval  où  soit 
loué  ce  que  blâment  Buffon  et  le  Parfait  Maréchal , 
où  ce  qu’ils  prônent  soit  improuvé,  allons  la  cher- 
cher dans  les  écrivains  arabes,  ou  mieux  encore, 
si  vous  craignez  leurs  métaphores,  dans  un  petit 
traité  d’équitation  composé  autrefois  à Athènes, 
vraisemblablement  entre  l’an  399  et  l’an  394  avant 
J. -G.  L’auteur  en  est  un  capitaine,  homme  de 
sens  et  de  bonne  compagnie,  s’aidant  aussi  aisé- 
ment de  la  plume  que  de  l’épée,  écrivant  comme 
on  écrivait  alors,  c’est-à-dire  de  façon  à désespé- 
rer les  imitateurs,  nullement  maquignon,  mais  phi- 


91 


losophe,  et  mettant  sa  philosophie  jusque  dans 
son  traité  d’équitation.  Ce  Xénophon,  puisqu’il 
faut  l’appeler  par  son  nom,  dépeignant  le  cheval 
qui  lui  semble  le  plus  beau  et  dont  il  conseille  l’ac- 
quisition à ses  amis,  s’en  exprime,  chose  singu- 
lière, comme  font  les  Arabes,  moins  les  métapho- 
res, s’entend  toujours.  La  beauté  qu’il  cherche 
dans  le  cheval  est  celle  qui  accompagne  et  annonce 
l’agilité  et  la  souplesse  ; or,  pour  que  le  cheval 
s’enlève  facilement  de  l’avant-main,  il  faut  qu’il  ait 
non-seulement  le  pli  des  membres  le  plus  moel- 
leux, mais  des  reins  souples  et  courts  ; de  la  sorte 
aussi  le  ventre  paraîtra  petit,  partie  qui,  trop 
grande,  rend  le  cheval  à la  fois  difforme  et  pe- 
sant ; ajoutez-y  le  garrot  élevé , la  côte  ample 
ayant  du  relief  à l’égard  du  ventre,  la  tête  sèche 
et  décharnée,  les  oreilles  petites  et  très-éloignées 
à la  base,  ce  qui  donne  l’air  plus  distingué,  — et 
c’est  là  ce  front  de  Bucèphale  qu’estimaient  si  fort 
les  Grecs,  car  ce  nom  n’était  point  particulier  au 
cheval  d’Alexandre,  mais  commun  à toute  une  race. 
Point  de  convexité  sur  le  front , point  de  lesta  di 
caméra , comme  le  veut  Buffon,  faute  d’y  avoir  ré- 
fléchi, j’imagine,  car,  je  vous  le  demande,  Ma- 


92 

dame,  aurait-ii  aimé,  cet  illustre  écrivain,  que  la 
nature  l’eût  pourvu  lui-même  de  ce  front  de  mou- 
ton étroit  et  bombé  qui  n’a  jamais  passé  pour  l’in- 
dice d’une  sublime  intelligence?  Avec  cela  le  poi- 
trail large,  saillant,  musculeux  et  surtout,  écoutez 
bien  ceci,  qu’à  partir  de  la  poitrine,  le  col  ne  tombe 
pas  en  avant,  comme  au  sanglier,  mais  qu’il  s’é- 
lève droit  au  toupet  et  qu’en  dessous  il  soit  évidé, 
échancré  profondément  à l’endroit  de  l’inflexion  ! 
Portant  ainsi  la  tête,  le  cheval  sera  moins  sujet  à 
forcer  la  main,  ce  qui  le  rendra  plus  commode  au 
cavalier,  tandis  que  la  fierté  de  son  maintien  lui 
attirera  l’admiration  de  tous  les  bons  juges.  Ainsi 
parle  Xénophon,  et  Abd-el-Kader,  décrivant  le 
cheval  barbe,  a dit  les  mêmes  choses  en  style  plus 
fleuri.  Eh!  bien,  Madame,  ce  cheval  aux  formes 
sèches  à la  fois  et  onduleuses,  et  à l’encolure  ren- 
versée ou  d’autruche,  selon  l’expression  arabe,  est 
précisément,  vous  le  voyez,  celui  que  condamne 
Buffon,  et  si  vous  vouliez  bien  me  permettre  de  re- 
lever ici  mon  éloquence  par  l’heureux  emploi  d’une 
petite  prosopopée  : « O Buffon,  — m’écrierais-je, 
grand  génie,  peintre  inspiré  de  la  nature,  vous 
qu’eussent  révolté  l’encolure  de  cerf  et  les  formes 


s 


93 

ressenties  du  cheval  de  Xénophon,  confessez-nous 
que  le  style  de  ce  capitaine  vous  semblait  aussi  un 
peu  sec  et  que  les  grâces  attiques,  un  peu  mai- 
gres, vous  déplaisaient  par  je  ne  sais  quoi  d’irré- 
gulier que  votre  jabot  ni  vos  manchettes  ne  purent 
jamais  agréer  ! » 

— Ah  çà!  docteur,  dit  la  marquise,  — - jouissez 
tant  qu’il  vous  plaira  de  vos  prosopopées,  mais 
n’oubliez  pas,  je  vous  prie,  que  depuis  longtemps 
je  suis  arrivée  et  vous  attends. 

—Ah  ! Madame,  — dit  le  chevalier,  — de  grâce, 
ne  lui  troublez  pas  son  plaisir.  Puisque  lui-même 
il  s’est  comparé  à un  chien  de  chasse,  voyez  s’il 
ne  ressemble  pas  en  ce  moment  à ceux  qu’a  décrits 
son  héros  Xénophon...  Comment  dit-il?...  « Mon- 
trant de  l’allégresse  aussitôt  qu'ils  ont  saisi  la  trace, 
portant  les  yeux  çà  et  là,  trahissant  leur  ardeur  par 
le  mouvement  de  leur  tête,  par  des  changements  de 
position  du  corps...  » Comme  il  dit  encore  : « Ils 
se  jettent  en  avant,  en  arrière;  leurs  esprits  exaltés, 
les  transports  de  la  joie,  tout  annonce  qu’ils  touchen  t 
au  moment  de  la  victoire.  » 

— Je  fais  plus  que  d’y  toucher,  — repartit  le 
docteur,  — j’ai  forcé  le  lièvre  dans  son  gîte,  dés- 


/ 


94 


ormais  il  ns  peut  plus  m’echapper.  Car  le  cheval 
barbe,  Madame,  le  cheval  de  Xénophon,  vous  n’a- 
vez qu’à  lever  les  yeux,  c’est  précisément  le  cheval 
de  Phidias,  le  cheval  du  Parthénon,  le  cheval  que 
nous  célébrons. 

— Enfin!  — fit-elle  en  soupirant. 

— Oui,  Madame,  ce  cheval  au  corps  ramassé, 
aux  contours  ressentis,  dont  toutes  les  formes  se 
détachent  avec  un  relief  si  surprenant,  je  le  peux 
décrire  en  empruntant  le  langage  de  l’émir  Abd- 
el-Kader  décrivant  le  cheval  berbère  : « Les  che- 
vaux, dit-il,  bien  qu’ils  soient  d’une  même  famille, 
sont  de  deux  espèces  différentes  : la  première  est 
la  race  arabe,  à laquelle  appartient  le  cheval  barbe, 
la  seconde  est  celle  des  beradin.  » Vous  m’enten- 
dez, Madame,  les  beradin , c’est  le  cheval  à talus, 
le  cheval  rond  ; c’est  sur  un  beradin  que  Mignard 
a fait  asseoir  le  grand  roi,  c’est  le  beradin  qui  fai- 
sait les  enchantements  du  Parfait  Maréchal  « Or, 
sachez,  dit  l’émir,  que  le  plus  grand  ennemi  du 
cheval,  c’est  la  graisse.  Que  ton  cheval  ait  les 
flancs  é vidés,  dépourvus  de  chair.  Qu’il  ait  trois 
choses  larges,  le  front,  le  poitrail  et  la  croupe  ! 
Que  sou  dos  soit  court,  que  ses  membres  anté- 


95 

rieurs  soient  longs,  que  ses  oreilles  ressemblent  à 
celles  de  l’antilope  effrayée  au  milieu  de  son  trou- 
peau, que  chacune  de  ses  narines  ressemble  à 
l’antre  du  lion,  — le  vent  en  sort  quand  il  est  ha- 
letant, — qu’il  possède  de  l’autruche  l’encolure  et 
la  vitesse,  de  la  gazelle  la  sécheresse,  la  grâce, 
l’œil  et  la  bouche!...  » Madame,  vous  le  voyez, 
c’est  l’émir  lui-même  qui  vient  de  décrire  notre 
cheval.  Et  laissez-moi  vous  rappeler  ce  qu’il  écri- 
vait encore  au  général  Daumas  : « Si,  en  allon- 
geant l’encolure  et  la  tête  pour  boire  dans  un  ruis- 
seau qui  coule  à fleur  de  terre,  un  cheval  reste 
d’aplomb  sur  ses  quatre  membres  sans  replier  l’un 
de  ses  pieds  de  devant,  sache  qu’il  est  parfaite- 
ment conformé  et  qu’il  est  de  race.  » Et  pensez, 
Madame,  à ce  frère  de  notre  cheval,  un  peu  plus  à 
droite,  juste  au-dessus  de  votre  tête,  lequel,  en 
attendant  qu’on  le  monte,  courte  jusqu’à  terre  sa 
longue  encolure  pour  chasser  du  museau  un  insecte 
qui  lui  chagrine  le  pied;  sans  avoir  l’air  d’y  pen- 
ser, il  s’applique  à résoudre  le  problème  de  l’émir. 
Ainsi,  Madame,  le  cheval  de  Phidias  n’est  pas  un 
beradin,  c’est  un  hoor,  un  buveur  d’air,  un  cheval 
gazelle,  et  vous  comprenez  maintenant  qui  sont 


96 


ces  sculpteurs  que  Solleysel  critiquait  avec  tant 
d’emportement. 

— Il  me  paraît  qu’il  a raison,  — nous  dit  la 
marquise,  — n’était  le  temps  qu’il  y met. . . 

Et  il  résulte  de  ma  démonstration,  — conti- 
nua-t-il  d’un  ton  triomphant,  — que  Phidias  n’usa 
point  du  procédé  des  éclectiques,  et  qu’il  n’idéa- 
lisa. point  la  beauté  chevaline  en  créant  un  cheval 
de  fantaisie  et  en  lui  conférant  libéralement  les 
mérites  combinés  des  nombreuses  races... 

Mais  la  marquise  l’interrompit  encore  en  lui  di- 
sant : 

— Franchement,  docteur,  était-il  besoin  pour 
en  arriver  là  de  tant  de  tours  et  détours,  et  de  vos 
tulipes,  et  de  vos  vertugadins,  et  de  vos  prosopo- 
pées?  Assurément  c’est  une  rare  trouvaille  que 
vous  venez  de  faire  et  la  générosité  est  grande  à 
vous  de  nous  en  faire  part.  Comment,  je  vous  le 
demande,  le  glorieux  ami  de  Périclès  eût-il  pu  être 
un  éclectique?  Cela  est  bon  pour  les  Lysippe  et 
pour  les  Mengs,  mais  ces  fantaisies-là  ne  viennent 
guère  aux  Phidias,  ni  aux  Léonard  de  Vinci.  De- 
mandez plutôt  à monsieur  l’abbé,  qui  avait  l’air 
tantôt  de  se  moquer  de  vous? 


97 

L’abbé  avait  repris  sa  posture  de  déesse  léonto- 
céphale > et  vraiment  il  en  avait  aussi  le  visage  et  la 
physionomie.  Si  vous  voulez  voir  l’abbé  tel  que  je 
l’ai  retrouvé  à Athènes,  représentez-vous  un  lion 
captif  qui  a fini  par  s’accoutumer  à sa  cage.  A l’or- 
dinaire, accroupi  devant  les  grilles  de  sa  prison, 
l’animal  fauve  sommeille  les  yeux  à demi  clos  ; 
mais,  par  intervalles,  soudain  hanté  de  quelque  vi- 
sion du  désert,  sa  crinière  se  hérisse , sa  lourde 
paupière  se  soulève  lentement , et  de  sa  prunelle 
embrasée  jaillit  une  flamme  subite... 

Ce  fut  un  de  ces  regards  que  lança  l’abbé  quand 
il  répondit  d’une  voix  sombre  à la  marquise  : 

— Assurément  il  savait  de  naissance , le  divin 
sculpteur,  que  tout  se  tient  dans  l’art  comme  dans 
la  vie,  et  que  tout  ce  qui  vit,  tout  ce  qui  mérite 
de  vivre  se  compose  non  de  pièces  rapportées, 
mais  de  parties  intimement  liées  qui  se  supposent 
toutes  les  unes  les  autres,  et  toutes  se  rapportent 
à une  même  fin  II  savait  que  l’hybridation,  pro- 
cédé de  jardinier  fleuriste,  n’a  rien  à démêler  avec 
la  poésie  ni  avec  la  sculpture.  Il  savait  de  science 
certaine  que  Dieu  est  le  logicien  suprême  et  que 
la  principale  étude  de  l’artiste  doit  aller  à s’ap- 

7 


89 

proprier  cette  logique,  comme  Prométhée  déroba 
le  feu  du  ciel.  Il  savait  surtout  que  rien  n’est  beau 
qu’à  la  condition  d’être  individuel,  que  la  forme 
d’une  chose  est  sa  limite,  que,  supprimez  les  bornes 
d’un  être  et  vous  supprimez  ses  contours.  Certain 
Juif  de  ma  connaissance  l’a  dit  : « Toute  détermi- 
nation est  une  négation.  » Oui,  les  bornes  des  êtres 
sont  sacrées,  c’est  par  leur  moyen  qu’ils  se  mani- 
festent, affranchissez-les  de  tout  ce  qui  les  res- 
treint , c’est  de  leur  existence  même  que  vous  les 
aurez  délivrés.  Ne  confondons  pas  l’indéterminé 
avec  l'infini.  Dieu  lui -même  ne  serait  qu’un  vain 
fantôme  s’il  ne  possédait  la  puissance  de  se  limiter 
incessamment,  mais  c’est  le  caractère  de  l’esprit... 

En  prononçant  ces  mots,  l’abbé,  qui  s’était  in- 
sensiblement animé,  s’avisa  que  nous  le  contem- 
plions bouche  béante  ; soudain , ses  deux  grands 
jeux  vêtissant , il  nous  regarda  Honneusement.. . — 
O pauvre  verminière  ! s’écria-t-il  apparemment  en 
son  cœur,  comme  le  lion  de  Marot,  et  là-dessus, 
interrompant  brusquement  son  discours,  il  conclut 
en  nous  disant  du  ton  le  plus  posé  : 

— Et  voilà  justement  pourquoi  les  chevaux  de 
Phidias  sont  des  chevaux  barbes  ! 


99 


— Venez  dire,  maintenant,  Madame,  — reprit 
le  docteur,  que  mon  éloquence  ne  fait  pas  des  mi- 
racles; tout  à l’heure  elle  endormait  milord  qui  se 
plaint  journellement  d’insomnies  , causées  , dit-il, 
par  le  climat  d’Athènes,  et  maintenant,  dénouant 
la  langue  de  l’abbé,  elle  vient  de  le  forcer  à nous 
en  dire  plus  long  tout  d’une  haleine  qu’il  ne  fait 
d’ordinaire  en  toute  une  journée...  Après  cela,  — 
ajouta-t-il,  — vous  parlez  d’or,  Monsieur  l’abbé, 
mais,  en  vrai  spéculatif  que  vous  êtes,  vous  volez 
comme  les  oiseaux  ; moi  je  me  contente  de  mar- 
cher, ne  pouvant  mieux,  et  en  vérité  la  méthode 
m’en  semble  bonne;  car,  bien  que  je  respecte  infi- 
niment vos  spéculations,  je  suis  enchanté  d’avoir 
vérifié  par  mes  yeux  assistés  de  mes  petites  ana- 
lyses, que  notre  cheval  est  un  cheval  barbe  ; il  est 
bon  dans  ce  monde  de  prendre  ses  sûretés.  Seule- 
ment, ce  que  l’abbé  vous  expliquerait  mieux  que 
moi,  mes  amis,  c’est  à quel  point  Phidias,  loin  de 
chercher  à modifier  le  type  qu’il  représentait  en 
lui  conférant  des  qualités  étrangères  tà  son  carac- 
tère propre,  s’attacha  h le  définir  plus  sévèrement 
encore  que  ne  fait  la  nature,  et  partant  fut,  si  j’ose 
ainsi  parler,  plus  naturel  qu’elle-même.  Une  ma- 


100 


jesté  d’emprunt , le  grandiose  des  attitudes , ne 
vous  avisez  pas  de  les  chercher  ici,  mais  à Ver- 
sailles, sur  la  toile  de  Mignard.  Dans  le  cheval 
barbe,  dans  le  cheval  de  Phidias,  ce  qui  frappe, 
ce  qui  arrête,  ce  qui  saisit  d’étonnement,  c’est  une 
force  concentrée  qui,  plus  elle  se  contient,  plus 
elle  impose... 

Et  à cet  endroit  de  son  discours,  quittant  sa 
place  pour  aller  s’adosser  contre  une  des  colonnes 
du  portique  : 

— Voyez-le  plutôt,  — s’écria-t-il  en  nous  mon- 
trant du  doigt  la  métope,  — levez  les  yeux  sur  lui, 
si  toutefois  vous  en  pouvez  supporter  l’éblouisse- 
ment, éclairé  qu’il  est  du  soleil!  Il  est  tout  muscles, 
tout  nerfs,  on  oublie  qu’il  a des  chairs  ; regardez 
ces  plis  frémissants  qui  se  dessinent  sur  son  enco- 
lure à l’endroit  de  l’inflexion,  ces  veines  gonflées 
qui  marquent  la  naissance  du  ventre,  ces  jambes 
qui  fouettent  l’air,  cette  tête  sèche  qui  s’encapu- 
chonne... Partout  la  force  se  trahit,  et  la  puis- 
sance et  l’ardeur...  il  frémit,  il  se  dresse,  ses  na- 
rines fument,  il  a l’œil  en  feu;  s’il  se  mettait  à hen- 
nir, le  temple  s’ébranlerait  sur  ses  bases,  et  s’il 
venait  à s’emporter. . . Mais  n’ayez  crainte,  il  se 


101 

possède,  il  est  maître  de  soi,  la  procession  à la- 
quelle il  va  se  joindre  ne  sera  point  troublée,  car, 
lîdèle  au  génie  de  sa  race,  ce  cheval  est  le  plus  in- 
telligent, le  plus  avisé,  le  plus  spirituel  de  tous  les 
chevaux...  O mes  barbes  bien-aimés!  qui  pourrait 
assez  vanter  votre  génie?  Quand  Annibal,  Ma- 
dame, au  témoignage  de  Polybe,  fut  arrivé  à quel- 
que distance  du  sommet  des  Alpes,  il  décida  de 
faire  une  halte  de  deux  jours  pour  attendre  les 
traînards;  ceux-ci,  pour  le  plus  grand  nombre, 
cherchèrent  en  vain  à se  retrouver  parmi  les  ravins 
et  les  sentiers  perdus  de  la  montagne;  mais  les 
chevaux  numides  qui  s’étaient  égarés,  éventant  la 
voie  de  l’armée  et,  de  leurs  yeux  pénétrants,  inter- 
rogeant ses  traces  errantes,  rejoignirent  tous  avant 
le  délai  fixé...  Et  tu  étais  barbe  aussi,  — j’en 
donnerais  ma  tête  à couper,  — ô glorieuse  jument 
du  Corinthien  Pheidolas,  ô incomparable  Aura 
qui , perdant  ton  cavalier  à l’entrée  même  de  la 
carrière,  ne  t’arrêtas  pas  à l’attendre,  mais  jalouse 
de  son  honneur,  continuas  la  course,  tournas  au- 
tour du  but , revins  à bride  avalée  vers  la  bar- 
rière et,  triomphante,  te  présentas,  la  tête  inclinée, 
devant  les  hella.nodiques  pour  recevoir  de  leurs 


102 


mains  la  couronne  sacrée!...  Quel  sot,  Madame, 
que  le  palefroi  de  Mignard  au  prix  du  nôtre  ! Le 
nôtre,  Madame,  sait  à merveille  où  il  se  trouve, 
ce  qu’il  fait  ; il  a deviné  depuis  longtemps  qu’il  va 
prendre-  part  à la  fête  de  Minerve.  S’il  s’enlève 
sous  la  main,  c’est  pour  déployer  ses  grâces.  Vous 
pouvez  faire  hardiment  marcher  un  enfant  devant 
lui,  l’enfant  n’aura  rien  à craindre  que  de  sentir 
sur  ses  épaules  le  souffle  de  ses  naseaux  de  lion  ! 
Savez-vous  ce  que  c’est  que  ce  cheval?...  C’est  une 
âme,  oui,  vraiment,  voilà  ce  qui  le  définit.  Vous 
en  étonnerez- vous  ? Xénophon  reconnaissait  une 
âme  au  cheval  et  ne  se  fût  guère  entendu  avec  ces 
vétérinaires  anglais  du  siècle  passé  qui  lui  refu- 
saient même  un  cerveau.  L’âme  du  cheval  ! ce  mot 
revient  sans  cesse  dans  son  traité.  « Du  cheval, 
dit-il,  ce  qui  importe  le  plus  à connaître,  c’est 
l’âme.»  Ilia  veut  fière,  mais  généreuse,  ardente, 
mais  maîtresse  de  son  feu.  « Prends-y  garde,  dit- 
il  au  cavalier  qui  veut  briller,  tu  n’y  réussiras  que 
si  ton  cheval  a de  l’âme.  » Ce  n’est  sûrement  pas 
ce  qui  manque  à celui  de  Phidias,  car  ce  cheval 
n’est  pas,  comme  nous  autres  (s’il  en  faut  croire  le 
catéchisme),  composé  d’un  corps  et  d’une  âme. 


103 

Son  corps  c’est  encore  son  âme,  elle  parait  par- 
tout, jusque  dans  ses  oreilles  qui  se  dressent,  jus- 
que dans  sa  queue  qui  se  relève...  Voulez- vous, 
Madame,  vous  donner  le  plaisir  d’un  contraste  à 
nul  autre  pareil?...  Souvenez- vous  de  ces  chevaux 
dessinés  à la  sanguine  par  Léonard  de  Vinci,  — 
vous  savez  ce  que  je  veux  dire,  Madame,  — ces 
chevaux  qui  se  voient  à l’Ambroisienne,  se  ca- 
brant, trottant,  galopant,  représentés  de  face,  de 
profil...  Ne  vous  souvient-il  pas,  entre  autres,  d’un 
certain  cheval  apocalyptique  que  monte  un  diable 
armé  d’un  fouet?...  Rappelez-vous  ces  membres 
osseux,  ce  dos  et  ce  ventre  infinis,  ces  crins  épars 
et  flottants , cette  épaisse  encolure , ces  longues 
oreilles  couchées,  cette  lourde  ganache,  le  formi- 
dable rictus  de  cette  bouche  qui  souffle  le  feu... 
tout  cela  s’accorde  à merveille  avec  la  corne  dia- 
bolique qui  se  dresse  sur  son  front,  et  il  n’est 
rien  en  lui  qui  ne  concoure  à lui  donner  une  ex- 
pression d’effrayante  bestialité...  Et  voihâ  comment 
le  génie  imprime  à ses  œuvres  le  cachet  de  l’unité 
et  de  l’harmonie,  et  comment  les  Léonard  et  les 
Phidias  dérobent  à Dieu  cette  logique  que  vantait 
l’abbé  I 


104 

— Et  pourtant,  continua-t-il  en  baissant  la 
voix,  — je  ne  sais,  mais  ce  cheval  de  là-haut,  ce 
gracieux,  ce  noble,  ce  généreux  coursier,  vous  le 
dirai-je  ! il  m’inspire  aussi  par  moments  un  secret 
effroi , — effroi  bien  différent  pourtant  de  celui  que 
j’ai  ressenti  à l’Ambroisienne.  Il  est  si  vrai,  si  na- 
turel, disions-nous  tout  à l’heure.,  qu’on  oublie 
qu’il  est  de  pierre  ; quand  on  le  considère  quel- 
ques instants,  l’illusion  devient  complète;  on  voit 
distinctement,  — cela  vous  est  arrivé  à vous-même, 
Madame,  — on  voit  sa  tête  remuer,  ses  membres 
tressaillir,  ses  muscles  se  gonfler , ses  yeux  jeter 
des  éclairs;  on  se  surprend  même  à s’imaginer 
qu’on  l’a  déjà  contemplé  autrefois,  non  plus  atta- 
ché à la  frise  d’une  cella,  mais  se  jouant  dans  la 
plaine  avec  cet  air  fier  et  vif  que  peint  si  bien  Xé- 
nophon,  ou,  pour  parler  comme  les  Arabes,  avec 
la  démarche  indolente  et  superbe  d’une  sultane , 
ou  encore  galopant  sur  la  crête  d’un  précipice  et 
aspirant  l’air  de  la  montagne  à pleins  naseaux... 
Mais  qu’on  le  regarde  plus  longtemps  encore,  et 
l’on  ne  tardera  pas  à s’apercevoir  que  ce  cheval  si 
naturel  et  si  vivant  n’est  point  sorti  pourtant  des 
mains  de  la  nature,  que  jamais  il  ne  s’en  rencontra 


105 

de  pareil  ni  dans  les  pâtis  de  la  Thessalie,  ni  même 
dans  les  solitudes  du  désert.  . . Comment  dirai-je? 
on  découvre  en  lui  je  ne  sais  quoi  qui  fait  frisson- 
ner. Ce  cheval  est-il  bien  un  cheval?  Il  a dans  le 
regard  quelque  chose  qui  tient  de  l’humanité,  — 
oui,  il  y a de  l’homme  en  lui  ou  plutôt  quelque 
chose  de  plus  grand  encore  que  l’homme...  Pendant 
que  nous  parlons  de  lui,  il  nous  regarde,  il  nous 
juge , il  compare  orgueilleusement  dans  le  secret 
de  son  cœur  son  immortelle  vigueur  et  notre  fai- 
blesse, ses  joies  divines  et  nos  misères...  Si  c’était 
un  dieu  que  ce  cheval!...  Mais  pourquoi  s’en  ef- 
frayer? Nous-mêmes,  en  le  contemplant,  nous  abré- 
geons la  distance  qui  nous  sépare  de  lui,  nos  pen- 
sées s’agrandissent,  une  parcelle  de  sa  force  et  de 
sa  beauté  se  communique  à notre  âme...  Si  petits 
que  nous  soyons,  ne  le  craignons  pas,  mais  admi- 
rons-le  en  lui  disant  : « Tu  es  la  force  qui  se  con- 
naît et  se  possède,  tu  es  la  beauté  qui  jouit  d’elle- 
même,  tu  es  ce  qu’il  y a de  meilleur  et  de  plus  pré- 
cieux dans  l’humanité  ! » 

Quand  le  docteur  eut  ainsi  terminé  sa  pérorai- 
son, la  marquise  le  complimenta  sur  son  discours, 
dont  la  fin,  disait-elle,  avait  passé  ses  espérances. 


106 


Elle  l’assura  que,  lui  ayant  contesté  jusqu’alors 
la  faculté  d’admirer,  elle  était  bien  forcée  de  s’en 
dédire. 

— Et  cependant  je  soupçonne,  — ajouta-t-elle, 
— que  votre  enthousiasme  était  moins  pour  le 
cheval  que  pour  votre  démonstration  dont  le  mé- 
rite vous  enchantait. . . Ah  ça!  de  qui  donc  la  Fon- 
taine a-t-il  dit  : 

Son  fait  consistait  en  adresse  ; 

Quelques  termes  de  l’art,  beaucoup  de  hardiesse, 

Du  hasard  quelquefois,  tout  cela  concourait, 

Tout  cela  bien  souvent  faisait  crier  miracle. 

Mais  à coup  sûr,  docteur,  ce  qu’on  ne  peut  vous 
contester,  c’est  un  grand  fonds  de  générosité  ; vrai- 
ment vous  n’êtes  pas  rancunier  ; vous  avez  glorifié 
à outrance  l’excellence  des  chevaux  barbes,  et  ce- 
pendant, s’il  m’en  souvient,  il  vous  est  arrivé  avec 
l’un  d’eux  certaine  mésaventure... 

— Oh!  Madame,  de  grâce,  laissons  cela,  — in- 
terrompit-il; — je  lui  ai  pardonné;  pourtant  Gé- 
ronte,  bien  qu’il  eût  fait  grâce  à Scapin,  n’aimait  pas 
à s’entendre  rappeler  les  coups  de  bâton  qui...  les 
coups  de  bâton  que...  Mais,  si  vous  m’en  croyez, 
Madame,  à présent  que  mon  discours  est  fini,  nous 


107 

réveillerons  milord;  car  le  soleil  est  venu  nous 
chercher  et  nous  ferons  bien  de  nous  transporter 
de  l’autre  côté  de  la  colonnade. 

Et  ce  disant,  il  tira  doucement  milord  par  le 
bras.  Celui-ci  tressaillit,  passa  sa  main  sur  ses 
yeux,  les  rouvrit,  et  nous  regardant  : 

— Mes  amis,  — nous  dit-il,  — quel  service 
vous  m’avez  rendu  en  m’éveillant!  car  je  faisais  en 
vérité  de  bien  mauvais  rêves.  Je  me  suis  endormi 
comme  le  docteur  parlait  des  chevaux  niséens,  et 
j’ai  rêvé  que  la  marquise  m’avait  envoyé  en  Perse 
avec  la  commission  de  lui  en  ramener  un.  Vous 
pouvez  croire  que  je  mettais  tous  mes  soins  à m’ac- 
quitter de  ce  devoir,  et  dans  le  fait,  après  des  ef- 
forts incroyables,  j’avais  eu  le  bonheur  de  mettre 
la  main  sur  de  superbes  haquenées  que  je  me  fai- 
sais d’avance  un  plaisir  de  lui  présenter.  Mais  ces 
malheureuses  bêtes,  chemin  faisant,  s’efflanquaient 
à vue  d’œil,  et  quand  j’arrivai  chez  ma  nièce,  je 
n’avais  à lui  offrir  que  des  haridelles  poussives , 
fourbues  et  courbatues.  Jugez  de  l’accueil  qu’elle 
me  faisait. 


III 


Quand  nous  fûmes  installés  à l’extrémité  nord 
du  portique,  la  marquise  dit  au  chevalier  : 

— Je  m’aperçois,  Monsieur,  que  vous  avez 
grande  envie  de  parler.  Parlez  donc,  c’est  moi  qui 
vous  y convie.  Seulement,  je  vous  en  conjure, 
fuyez  le  bel  esprit,  l’emphase,  la  déclamation,  les 
tours  ambitieux,  les  expressions  ambiguës,  le  style 
imagé  et  pittoresque,  le  nébuleux,  le  vague,  le 
phébus  et  l’amphigouri.  Soyez  net,  précis;  dites 
tout  juste  ce  que  vous  voulez  dire,  sans  chercher 
de  midi  à quatorze  heures,  à l’exemple  de  notre 
cher  docteur.  Ce  sont  là  les  recommandations  que 


avaient  la  couleur  de  la  jonquille.  Aussi  écrivait- 


elle  sur  la  première  page  de  tous  les  livres  qui  lui 
plaisaient  cette  sentence  d’un  poëte  favori  ; 

Et  la  jonquille  encor 

Offre  à mon  œil  ravi  la  pâleur  de  son  or. 

En  revanche,  les  styles  rouges  et  les  styles  arc- 
en-ciel  lui  donnaient  des  attaques  de  nerfs.  Elle 
était  charmante,  ma  grand’mère  ; elle  avait  dans 
l’esprit  un  tour  romanesque  qui  m’enchantait. 
Dans  mon  enfance,  j’allais  la  voir  tous  les  jours 
entre  chien  et  loup.  Son  grand  plaisir  était  de  me 
faire  conter  des  histoires  pendant  qu’elle  me  coif- 
fait à la  chinoise.  Elle  faisait  placer  un  écran  de- 
vant la  lampe  et  chantonnait  : 

Si  près  de  douce  bergère 

Beau  pastoureau  parle  d’amour. 

Dérobe  un  instant  la  lumière  ! 

11  leur  suffit  d’un  demi-jour. 

Puis  retroussant  mes  cheveux,  elle  me  disait  : 


111 

« Conte,  petite,  et  mets  des  jonquilles  dans  ton 
histoire.  » 

— Cette  grand’mère,  — me  dit  tout  bas  milord, 
assis  à mes  côtés,  — était  une  insupportable  folle, 
et  c’est  elle  qui,  avec  ses  jonquilles  et  ses  pastou- 
relles, a commencé  de  déranger  l’esprit  de  la  mar- 
quise! Impossible  de  vous  dire  combien  je  me  suis 
ennuyé  auprès  d’elle. 

— Et  vous  vous  en  aperceviez  ? 

— A peine  sorti  de  la  chambre,  cela  me  prenait 
comme  un  coup  de  sang. 

— Ainsi,  Monsieur  le  chevalier,  — continua  la 
marquise,  essayez-vous  dans  le  style  jaune,  si  le 
cœur  vous  en  dit.  Mais  à tout  prix  évitez  les  pro- 
sopopées  et  les  apostrophes.  Ces  figures-là  me  fu- 
rent toujours  antipathiques.  Si  vous  nous  racontez 
de  nouveau  les  exploits  d’Aura,  — il  est  des  mal- 
heurs qu’il  est  bon  de  prévoir,  — dites-nous  sim- 
plement, comme  eût  fait  Xénophon  : « Aura  per- 
dit son  cavalier  à l’entrée  de  la  carrière...  » Et  ne 
vous  écriez  pas  comme  un  énergumène  : « O in- 
comparable Aura  ! tu  perdis  ton  cavalier,  tu  cou- 
rus, tu  vainquis...  » Ces  façons  de  parler  sont 
merveilleuses  dans  la  bouche  d’un  brigadier  de 


112 


gendarmerie  arrêtant  un  criminel  dans  la  rue  : 
« 0 scélérat  ! tu  m’as  fait  courir,  te  voilà  pris  ! » 
Mais  les  gendarmes,  gens  très-utiles,  sont  de 
mauvais  maîtres  en  matière  d’éloquence.  Surtout 
soyez  le  moins  long  que  vous  pourrez,  et  vous, 
Messieurs,  n’interrompez  pas  à tout  coup,  autre- 
ment nous  serons  encore  ici  à la  nuit,  ce  qui  in- 
quiéterait infiniment  Ugly,  à qui  j’ai  promis  d’être 
de  retour  avant  qu’il  ait  terminé  sa  sieste. 

Le  chevalier  se  le  tint  pour  dit,  et  après  s’être 
caressé  le  menton , avoir  passé  sa  main  dans  ses 
cheveux  et  avoir  contemplé  quelques  instants  le 
camée  antique  qu’il  portait  en  bague  à l’index  de 
la  main  gauche,  il  commença  de  parler  en  ces 
termes  : 

— Madame,  j’ai  le  malheur  d’ignorer  la  théorie 
du  style  jaune,  mais  puisque  vous  aimez  la  préci- 
sion et  la  clarté,  je  m’efforcerai,  pour  vous  plaire, 
d’être  clair  et  précis,  et  à cette  fin  je  n’envelop- 
perai point  le  plan  de  mon  discours  dans  une  mys- 
térieuse  obscurité,  ni  ne  vous  ferai  une  de  ces 
pièces  d’éloquence  où  la  logique, 

enlacée  et  coulée  en  feston, 

Tourne  comme  un  rébus  autour  d’un  mirliton. 


113 

Je  ne  possède  pas,  Madame,  Y art  de  servir  à point 
un  dênoûment  bien  cuit , et  je  m’en  vais  d’emblée 
vous  déclarer  nettement  ce  que  je  me  propose  de 
vous  démontrer.  On  nous  a dit  que  notre  cheval 
était  un  barbe  et  j’en  demeure  d’accord;  toute- 
fois, ce  n’est  pas  assez  d'avoir  déterminé  à quelle 
race  il  appartient.  Phidias  n’a  pas  représenté  sur 
la  frise  du  Parthénon  le  hoor  sauvage,  le  buveur 
d’air  du  Sahara,  mais  le  cheval  barbe  adopté  par 
la  Grèce,  vivant  en  Grèce  et  dressé  par  les  prin- 
cipes de  l’équitation  grecque.  L’art  grec,  Madame, 
était  de  l’art  à la  seconde  puissance.  Grâce  à une 
éducation  fondée  sur  la  gymnastique  et  la  musi- 
que, la  vie  nationale  que  reproduisaient  dans  leurs 
ouvrages  les  poëtes  et  les  sculpteurs,  était  déjà 
elle-même  de  la  sculpture  et  de  la  poésie;  — ou, 
pour  parler  autrement,  le  génie,  les  mœurs  et  la 
culture  d’un  peuple  sont  à l’artiste  qui  s’en  inspire 
ce  que  serait  un  praticien,  ébauchant  une  statue, 
au  statuaire  qui  l’achèverait;  — or,  en  Grèce,  le 
praticien,  chargé  de  dégrossir  la  matière  que  met- 
taient en  œuvre  les  artistes  de  profession,  avait 
lui-même  l’âme  d’un  artiste,  et  c’est  ce  qui  me  fait 
dire  que  l’art  grec  était  de  l’art  à la  seconde  puis- 


8 


sance.  Ainsi,  pour  en  revenir  au  cheval,  ie  cour- 
sier barbe,  dressé  par  la  méthode  de  Simon  et  de 
Xénophon,  était  une  véritable  oeuvre  d’art,  et  Phi- 
dias, dans  ses  sculptures  équestres,  n’a  fait  que 
reproduire  en  le  glorifiant  le  caractère  esthétique 
de  l’équitation  grecque.  Je  partirai  de  ce  principe 
pour  corriger  deux  propositions  avancées  par  le 
docteur.  Il  a défini  notre  cheval  en  nous  disant 
que  c’était  une  âme , et  il  a ajouté  que  cette  âme 
avait  quelque  chose  d’humain  qui  surprend  et  con- 
fond. Je  démontrerai  que  notre  noble  barbe,  Ma- 
dame, n’a  que  la  moitié  d’une  âme,  et  que  cette 
humanité  qui  paraît  en  lui  n’est  pas  un  miracle, 
mais  un  phénomène  naturel  dont  l’artiste  nous 
fournit  lui-même  l’explication,  — et  démontrant 
cela,  je  penserai  avoir  ajouté  quelque  chose  aux 
éloges  qu’on  a décernés  à ce  chef-d’œuvre. 

— Eh  vraiment'  — dit  la  marquise,  — je  ne 
vois  pas  de  jonquilles  là-dedans  ; je  vous  avouerai 
même  que  votre  style  me  semble  un  peu  obscur. 
De  grâce,  point  de  formules  de  mathématiques  ! 
car  je  n’ai  jamais  pu  réciter  couramment  mon  li- 
vret, et  l’algèbre  m’est  lettre  close. 

— Il  est  difficile  de  vous  contenter,  — dit  le  che- 


115 


valier  non  sans  quelque  dépit,  — mais  si  vous  dai- 
gnez, Madame,  avoir  la  patience  de  m’écouter,  je 
me  flatte  que  vous  n’aurez  pas  de  peine  à m’en- 
tendre. 

La  marquise  s’inclina  profondément  et  le  che- 
valier continua  comme  suit  : 

— Sur  le  fronton  occidental  du  Parthénon,  si 
tristement  dépouillé  par  lord  Elgin  et  où  ne  se 
voient  plus  aujourd’hui  que  les  figures  de  Cécrops 
et  de  sa  fille,  le  sculpteur,  — si  ce  fut  Alcamène 
ou  Phidias,  je  ne  sais,  — avait  retracé,  comme 
nous  l’apprend  Pausanias,  la  querelle  de  Neptune 
et  de  Minerve  se  disputant  la  possession  de  l’At- 
tique  et  le  droit  de  donner  un  nom  à la  cité  nais- 
sante. Choisissant  entre  plusieurs  traditions  celle 
qui  lui  semblait  fournir  à son  art  le  plus  heureux 
motif,  il  avait  représenté  le  cheval  sortant  de  terre 
par  l’ordre  de  Neptune  et  aussitôt  dompté  par  la 
main  puissante  de  Minerve  qui,  sous  les  yeux  de 
son  rival  irrité  et  confus,  l’attelait  sans  effort  à un 
char  monté  par  Érechthée  et  la  Victoire.  Cette 
légende  nous  explique  comment  il  se  fit  que  le 
cheval  fût  également  consacré  à deux  divinités  : 
l’une  desquelles  çn  avait  fait  don  aux  hommes, 


116 

tandis  que  l’autre  leur  avait  enseigné  l’art  de  le 
dresser  et  de  s’en  servir.  Qu’à  Neptune  fût  rap- 
portée la  naissance  du  cheval,  la  raison  en  est 
simple  : le  culte  de  ce  dieu,  au  témoignage  d’Hé- 
rodote, passa  d’Afrique  en  Grèce,  et  ce  fut  d’Afri- 
que aussi  que,  par  l’entremise  des  Phéniciens,  le 
cheval  fut  apporté  dans  la  Péninsule  hellénique. 
J’en  pourrais  alléguer  ici  plus  d’une  preuve;  nous 
savons  en  effet  de  science  certaine  que  les  Phéni- 
ciens, qui  établirent  tant  de  comptoirs  le  long  du 
littoral  de  la  Grèce,  firent  de  tout  temps  un  grand 
commerce  de  chevaux  africains;  mais,  Madame  la 
marquise  me  paraissant  goûter  médiocrement  les 
citations,  je  n’aurai  garde  d’en  abuser  et  lui  épar- 
gnerai la  fatigue  de  me  suivre  dans  le  détail  d’une 
démonstration  qui , après  tout , pourrait  lui  sem- 
bler oiseuse.  Il  suffit  que  Neptune  et  le  cheval  étant 
venus  aux  Grecs  des  mêmes  régions  et  par  la  même 
voie,  il  était  naturel  que  la  légende  représentât  le 
dieu  donnant  naissance  au  cheval  en  frappant  de 
son  trident  soit  le  rocher  de  l’Acropole,  soit  je  ne 
sais  plus  quelle  montagne  de  la  Thessalie , selon 
une  autre  version  dont  Lucain  nous  a conservé  le 
souvenir.  Ce  qui  est  certain,  c’est  que,  du  consen- 


117 


tement  général  des  Grecs  , le  cheval  fut  toujours 
tenu  pour  une  importation  étrangère,  et,  dans  l’art 
augurai  des  Telmisses,  il  était  employé  comme 
symbole  désignant  les  nations  lointaines.  Mais  la 
tradition  varia  davantage  quant  à la  part  qu’elle 
attribua  à Neptune  dans  le  dressage  du  cheval. 
Les  uns  voulaient  que  le  donateur  du  plus  pré- 
cieux des  quadrupèdes  en  eût  été  le  premier  in- 
stituteur ; d’autres,  au  contraire,  jugèrent  que  le 
dieu  des  flots  avait  livré  aux  hommes  le  cheval  en- 
core sauvage,  frémissant  et  furieux  comme  les  va- 
gues et  les  autans  ils  ajoutaient  même  qu’irrité 
contre  les  mains  audacieuses  qui  avaient  osé  tou- 
cher à son  ouvrage  et  plier  à l’obéissance  ce  cœur 
indomptable  dans  lequel  il  avait  soufflé  quelque 
chose  du  génie  des  tempêtes , il  se  plaisait  à dé- 
concerter les  calculs  de  cet  art  criminel  en  répan- 
dant sur  les  attelages  cet  esprit  de  vertige  et  d'er- 
reur qui  fait  le  désespoir  des  écuyers.  En  plusieurs 
lieux  des  autels  étaient  élevés  à Neptune,  effareur 
de  chevaux,  Poséidon  taraxippos,  et  par  des  sacri- 
fices on  cherchait  à conjurer  ces  funestes  influen- 
ces, dont  Hippolyte  fut  la  plus  fameuse  et  la  plus 
déplorable  victime  : 


118 


La  frayeur  les  emporte  ; et,  sourds  à cette  fois, 

Ils  ne  connaissent  plus  ni  le  frein,  ni  la  voix  ; 

En  efforts  impuissants  leur  maître  se  consume  ; 

Ils  rougissent  le  mors  d’une  sanglante  écume  ; 

On  dit  qu’on  a vu  même,  en  ce  désordre  affreux, 

Un  dieu  qui  d’aiguillons  pressait  leur  flanc  poudreux. 

O sagesse  céleste,  Pallas  Athènes  en  qui  la  force 
était  unie  à la  prudence,  il  était  naturel  de  vous 
attribuer  l’honneur  d’avoir  contraint  la  fougue  et 
réduit  les  caprices  du  plus  ardent  et  du  plus  vo- 
lontaire des  animaux!... 

Cette  apostrophe  échappa  si  involontairement 
à l’enthousiasme  du  chevalier,  que  la  marquise  ne 
s’en  scandalisa  point.  Elle  était  devenue  très-atten- 
tive, et  son  recueillement  s’était  communiqué  à 
nous  tous,  hormis  à milord,  qui  s’efforçait  en  vain 
d’étouffer  ses  bâillements  convulsifs. 

— Rappelons-nous,  — continua  le  chevalier, — 
la  surprise  mêlée  d’épouvante  que  ressentirent  les 
Mexicains  et  les  Péruviens  à l’aspect  des  premiers 
chevaux  amenés  dans  le  Nouveau  Monde  par  les 
conquérants  espagnols,  et  nous  ne  nous  étonne- 
rons pas  que  les  Grecs  aient  encore  plus  honoré  la 
divinité  qui  assujettit  le  cheval  que  celle  qui  l’avait 


119 


créé,  ni  que  les  Athéniens  se  soient  complu  à rap- 
porter la  gloire  de  l’avoir  successivement  attelé  et 
sellé,  à cette  Vierge  divine  qui  représentait  d’une 
façon  si  particulière  leur  caractère  et  leur  civilisa- 
tion nationale.  Est-ce  à dire  que  l’art  de  F équita- 
tion, tel  que  le  pratiquèrent  les  Grecs,  ait  été  créé 
de  toutes  pièces?  Cela  n’est  guère  vraisemblable, 
n’étant  aucune  de  leurs  institutions  dont  ils  n’aient 
reçu  de  pays  étrangers  le  premier  germe  et  la  pre- 
mière esquisse.  Leurs  mœurs,  leurs  usages,  leurs 
législateurs,  les  sciences,  les  arts,  l’industrie,  leurs 
dieux  mêmes,  tout  leur  fut  donné  primitivement 
par  l’Orient;  mais,  entre  les  mains  de  ce  peuple 
ingénieux,  tout  se  transforma,  tout  s’amenda,  tout 
s’embellit;  ils  marquèrent  leurs  emprunts  du  ca- 
chet merveilleux  de  leur  génie,  plus  originaux,  s’il 
se  peut,  dans  leurs  imitations,  que  les  inventeurs 
même  dont  ils  suivaient  les  traces  ; l’Orient  avait 
tout  ébauché,  les  Grecs  conduisirent  tout  à per- 
fection, témoin  ce  que  fit  leur  statuaire  des  divi- 
nités informes  que  leur  avaient  léguées  l’Afrique, 
la  Phénicie  et  l’Égypte , — sublimes  métamor- 
phoses qui  nous  rendent  difficile  de  reconnaître 
dans  la  Vierge  du  Parthénon  et  sa  glorieuse  égide 


120 


la  Neith  libyenne  et  sa  peau  de  chèvre.  — Et,  je 
vous  le  demande,  laquelle  d’entre  les  races  de  la 
Grèce  pouvait  le  disputer,  dans  cet  art  de  se  tout 
approprier  en  perfectionnant  tout,  à ces  Athéniens 
dont  Xénophon  disait  que,  grâce  à l’empire  de  la 
mer,  entendant  parler  les  langues  les  plus  diver- 
ses, étudiant  à loisir  les  mœurs  et  les  coutumes  les' 
plus  variées,  ils  avaient  introduit  chez  eux  un  heu- 
reux mélange  de  tout  ce  qu’ils  avaient  trouvé  chez 
les  Grecs  et  les  Barbares  !... 

En  dépit  de  mon  recueillement,  j’eus  à cet  en- 
droit de  son  discours  une  distraction  qui  m’empê- 
cha de  le  bien  suivre.  De  ma  place  j’apercevais 
une  des  cariatides  de  la  petite  tribune  de  l’Érech- 
théum,  et  les  grâces  incomparables  de  cette  Vierge 
antique  me  rendirent  pensif  et  absorbèrent  pen- 
dant quelques  instants  toute  mon  attention.  Quand 
je  sortis  de  cette  rêverie,  le  chevalier  dissertait 
de  l’équipement  du  cheval. 

— Les  Grecs  , — disait-il , — montaient  sans 
étriers  et  à poil  ou  sur  une  selle  consistant  en  un 
simple  panneau  recouvert  d’une  peau  de  mouton, 
et  souvent  en  une  pièce  d’étoffe  mise  plusieurs  fois 
en  double  et  formant  coussinet.  — Selon  lui,  cette 


121 


pratique  leur  était  venue  par  les  Phéniciens,  ayant 
été  autrefois  en  usage  sur  tout  le  littoral  asiatique 
et  africain  de  la  Méditerranée.  A ce  propos,  il 
s’attacha  à nous  démontrer  l’origine  beaucoup  plus 
récente  du  harnachement  actuel  du  cheval  chez  les 
Arabes,  et  de  leurs  larges  étriers  où  ils  chaussent 
tout  leur  pied  et  sur  lesquels  porte  tout  le  poids 
de  leur  corps,  et  de  leur  selle  à kerbouss  et  à trous- 
sequin,  toutes  choses  qu’ils  empruntèrent  à la 
fausse  civilisation  du  Bas-Empire. 

— La  selle  à arçons,  — dit-il,  — à pommeau 
et  à troussequin  avait  été  inventée  à Constantino- 
ple, apparemment  vers  le  milieu  du  IVe  siècle,  — 
et  un  peu  plus  tard  les  étriers,  dont  il  est  ques- 
tion pour  la  première  fois  dans  le  Traité  de  l’art 
de  la  guerre  écrit  par  l’empereur  Maurice  à la  fin 
du  VIe  siècle.  Ces  innovations  byzantines  se  répan- 
dirent partout,  comme  tant  d’autres,  étant  con- 
stant que  les  Turcs,  par  exemple,  ont  adopté  avec 
la  selle  et  les  étriers  toutes  les  formes  de  l’admi- 
nistration du  Bas-Empire  et  maint  usage  qui  sem- 
ble peu  d’accord  avec  leur  génie  primitif.  Tant  est 
puissant  l’esprit  de  Byzance,  tant  est  grand  son 
prestige  et  l’empire  qu’il  exerce  sur  les  âmes! 


122 


Sous  les  mêmes  influences  se  propageant  de  pro- 
che en  proche , les  Barbares  de  l'Occident , chez 
qui  autrefois,  au  dire  de  Tacite,  l’usage  de  la  selle 
était  tenu  à déshonneur,  adoptèrent  cette  selle  à 
piquer  qui,  avec  ses  battes  et  son  troussequin,  for- 
mait une  sorte  d’encaissement  où  le  cavalier  s’em- 
boîtait jusqu’aux  reins.  Les  anciens  Grecs  n’a- 
vaient eu  garde  de  se  jeter  dans  de  pareilles  in- 
ventions ; ils  entendaient  que  le  cavalier,  dépourvu 
de  moyens  factices  de  tenue,  cherchât  la  solidité 
de  son  assiette  dans  la  rectitude  de  la  position  et 
dans  son  propre  équilibre,  et  au  XVIIIe  siècle, 
quand  La  Guérinière  réforma  l’équitation,  il  re- 
vint à l’antique  en  faisant  raser  les  battes  et  le 
troussequin  de  la  selle  à piquer.  Par  le  même  prin- 
cipe, les  Grecs  n’imaginèrent  point  l’usage  des 
étriers  et  eussent  trouvé  fort  ridicule  le  cavalier 
du  moyen  âge  avec  ses  jambes  roides,  tenues  à 
distance  du  cheval  et  ne  s’en  rapprochant  que  par 
saccades.  A leur  sens,  le  grand  point  était  l’adhé- 
rence et  la  fixité  des  genoux,  le  haut  du  corps  étant 
droit  ou  légèrement  porté  en  avant  ; à partir  du 
genou,  la  jambe  devait  être  librement  lâchée,  de 
telle  sorte  « qu’étant  molle,  si  elle  venait  à heur- 


123 

ter,  elle  cédât  et  ne  dérangeât  point  la  cuisse.  » 
Est-il  besoin  d’ajouter  que  la  noblesse  des  atti- 
tudes et  la  grâce  des  postures  n’étaient  pas  moins 
exigées  de  l’homme  de  cheval  que  du  gymnaste  ? 
Aussi  est-ce  au  peuple  de  la  Grèce  le  plus  sensible 
aux  beautés  naturelles  qu’il  appartint  de  rédiger 
la  théorie  et  de  perfectionner  la  pratique  de  l’art 
de  l’équitation.  Les  Athéniens  qui,  ni  à Marathon, 
ni  à Platée,  n’avaient  encore  de  cavalerie,  l’im- 
provisèrent dès  qu’ils  en  sentirent  le  besoin,  comme 
ils  avaient  fait  leur  marine;  — et  bientôt  elle  fit 
le  plus  bel  ornement  de  leurs  fêtes  ; on  sait  quel 
rôle  jouaient  leurs  cavalcades  dans  la  procession 
des  Panathénées.  En  peu  de  temps,  l’élève  et  l’édu- 
cation du  cheval  devint  l’étude  et  la  passion  de  la 
jeunesse  dorée.  Être  admis  dans  un  club  fashio- 
nable,  fréquenter  l’école  de  Gorgias  et  faire  courir, 
telles  étaient  les  marques  auxquelles  on  reconnais- 
sait les  agréables  et  les  bien-nés,  le  cheval  étant 
considéré  comme  un  moyen  de  briller  aussi  efficace 
qu’une  hétérie  et  comme  un  animal  non  moins  aris- 
tocratique qu’un  sophiste.  Ainsi  pensait  cette  bril- 
lante jeunesse,  et  vous  n’ignorez  pas  quels  soupirs 
arrachait  au  pauvre  Strepsiade  ce  goût  déréglé  du 


124 


turf,  qui  poursuivait  son  fils  Phidippide  jusque  dans 
son  sommeil  et  le  faisait  rêver  d’écuries,  de  stee- 
ple-chases  et  de  koppalias. 

Ici  je  recommençai  de  regarder  la  cariatide  et 
j’eus  une  seconde  absence  plus  longue  que  la  pre- 
mière. En  revenant  à moi,  j’entendis  le  chevalier 
qui  disait  : 

— L’équitation  est  intimement  liée  avec  l’édu- 
cation; à vrai  dire,  ce  n’en  est  qu’un  chapitre; 
comme  on  élève  les  enfants,  on  élèvera  les  che- 
vaux. Lisez  Platon  exposant  l’art  de  former  les 
hommes,  et  Xénophon  devisant  après  Simon  des 
pratiques  à suivre  pour  dresser  un  cheval  ; chez 
l’un  et  l’autre,  vous  trouverez  et  les  mêmes  prin- 
cipes et  la  même  méthode.  L’éducation  athénienne 
était  aussi  différente  que  possible  de  celle  qui  pré- 
valut au  moyen  âge,  et  de  cet  ascétisme  qui,  met- 
tant la  nature  à l’interdit,  flétrissait  le  bonheur  de 
ces  anathèmes,  préconisait  la  tristesse,  les  austé- 
rités, la  haire  et  le  cilice,  enjoignant  à l’homme 
d’étouffer  ses  passions  sous  les  cendres  de  la  péni- 
tence, et  présentait  à Dieu  comme  une  offrande 
agréable  les  recherches  de  cruauté  d’un  cœur 
acharné  à se  tourmenter  et  à se  détruire  lui-même. 


125 

Mieux  conseillée  et  respectant  les  lois  et  les  pen- 
chants de  la  nature  humaine , l’éducation  athé- 
nienne s’appliquait  à la  discipliner  sans  la  con- 
traindre; elle  n’enseignait  pas  cette  vertu  farouche 
qui  s’applaudit  des  retranchements  d’une  vie  triste 
et  dépouillée,  mais  cette  soumission  volontaire  et 
facile  à l’ordre  de  la  justice,  partage  des  'cœurs 
qui,  par  un  long  et  familier  commerce  avec  la  rai- 
son, ont  appris  à se  plaire  dans  l’obéissance  et  à 
faire  conspirer  leurs  inclinations  avec  leurs  de- 
voirs. Nourries  du  lait  de  cette  prudence  antique, 
les  âmes  croissaient  librement  ; on  ne  s’attachait 
point  à les  gêner,  à les  contourner,  à les  resserrer 
de  toutes  parts  ; on  n’avait  garde  d’en  amortir  le 
feu  ou  d’en  affaiblir  le  ressort  ; on  ne  craignait 
point  que  leur  force  se  tournât  en  violence  ni  leurs 
transports  en  fureurs  ; il  y avait  en  elles  une  dou- 
ceur infuse  unie  à la  fierté  d’un  naturel  ardent,  et 
pour  ainsi  dire  une  mesure  de  passion  que  leurs 
désirs  n’excédaient  jamais  ; se  maîtrisant  sans  ef- 
fort, elles  semblaient  s’abandonner  à elles-mêmes, 
quand  elles  résistaient  aux  égarements  de  leurs 
fantaisies , elles  soupiraient  pour  le  bien  comme 
les  âmes  corrompues  pour  les  plaisirs  illicites  ; 


126 


point  d’apprêt,  point  d’affectation,  rien  de  guindé 
ni  de  tendu  ; elles  joignaient  au  calme  réfléchi  de 
l’âge  mûr  et  à la  faculté  des  fortes  résolutions  une 
simplicité  charmante,  une  aimable  candeur  qui, 
perpétuant  en  elles  les  grâces  de  l’enfance , don- 
naient à leurs  vertus  un  air  d’éternelle  jeunesse. 
Capables  de  tout,  elles  ne  se  piquaient  de  rien  ; 
leur  sagesse  était  leur  bonheur  et  leur  santé;  elles 
fuyaient  le  désordre  comme  une  souffrance,  elles 
se  préservaient  soigneusement  de  tout  ce  qui  pou- 
vait porter  atteinte  à leur  beauté  ; un  rhythme  se- 
cret réglait  leurs  mouvements  les  plus  vifs  et  il  se 
faisait,  au  fond  de  ces  cœurs  si  bien  gouvernés, 
comme  le  doux  bruit  d’une  fête  dont  une  divinité 
couronnée  de  fleurs  était  la  suprême  ordonnatrice. 
Écoutez  Platon  parlant  de  ses  concitoyens,  qu’il 
était  peu  disposé  à flatter  : « Quand  les  Athéniens 
sont  bons,  dit-il,  ils  le  sont  au  plus  haut  degré;  ce 
sont  en  effet  les  seuls  qui  ne  doivent  point  leur 
vertu  à une  éducation  forcée  ; elle  naît  en  quelque 
sorte  avec  eux  ; on  dirait  un  présent  des  dieux  ; 
aussi  est-elle  franche  et  n’a-t-elle  rien  de  fardé!  » 
Et  ce  même  Platon  nous  révèle  le  secret  de  cette 
éducation  nationale  qui  produisait  de  si  beaux 


127 

effets  : « Il  n’est  aucun  animal,  dit-il,  qui,  lors- 
qu’il est  jeune,  puisse  tenir  sa  langue  ou  son  corps 
en  repos  et  ne  fasse  sans  cesse  des  efforts  pour  se 
mouvoir  et  pour  crier.  Aussi  voit-on  les  uns  sauter 
et  bondir,  comme  si  je  ne  sais  quelle  impression 
de  plaisir  les  portait  à danser  et  à folâtrer,  tandis 
que  les  autres  font  retentir  les  airs  de  mille  cris 
différents;  mais  aucun  animal  n’a  par  lui-même  le 
sentiment  de  l’ordre  ou  du  désordre  dont  le  mouve- 
ment est  susceptible  et  ne  connaît  de  nature  ce  que 
nous  appelons  mesure  et  harmonie.  Ce  sont  les  di- 
vinités qui  président  à nos  fêtes,  les  Muses,  Apollon 
et  Bacchus,  qui  nous  ont  donné  le  sentiment  de  la 
mesure  et  de  l’harmonie  avec  celui  du  plaisir.  Le 
sentiment  règle  nos  mouvements  sous  la  direction 
de  ces  dieux  et  nous  apprend  à former  entre  nous 
une  espèce  de  chaîne  par  l’union  de  nos  chants  et 
de  nos  danses.  » Vous  le  voyez,  l’éducation  athé- 
nienne envoyait  les  âmes  étudier  la  vertu  à l’école 
de  la  beauté;  observant  attentivement  leurs  mou- 
vements naturels,  elle  les  soumettait  à la  douce 
règle  de  l’harmonie  et  pour  ainsi  dire  enseignait 
la  musique  aux  passions.  Eh  bien!  ce  que  Platon 
prescrit,  parlant  de  l’enfant,  Xénophon  le  recom- 


128 

mande  pour  le  dressage  du  cheval.  Ne  pas  le  vio- 
lenter, ne  pas  l’assujettir  brutalement,  mais  le  dé- 
bourrer , l’assouplir , développer  graduellement 
toutes  ses  qualités  naturelles,  surtout  lui  faire 
prendre  plaisir  aux  marques  de  soumission , aux 
traits  de  vigueur  et  de  gentillesse  qu’on  exige  de 
lui , lui  rendre  l’obéissance  plus  agréable  que  la 
résistance  ; en  un  mot  lui  insinuer  le  sentiment  de 
la  mesure  et  de  F harmonie  avec  celui  du  plaisir  ou 
à sa  manière  lui  enseigner  la  musique,  voilà  en 
quoi  consiste,  selon  Xénophon,  la  bonne  éducation 
du  cheval.  Ce  système  eût  paru  bizarre  aux  écuyers 
du  moyen  âge;  ils  ne  s'occupaient  guère  de  donner 
de  la  joie  au  cheval,  ni  de  le  traiter  en  âme  qu’on 
respecte  et  dont  on  veut  le  bonheur.  Les  attentions 
et  les  égards  qu’on  ne  pensait  pas  devoir  aux  en- 
fants, pouvait-on  songer  à les  avoir  pour  les  pou- 
lains? Au  surplus,  l’art  de  l’équitation  était  in- 
connu au  moyen  âge  ; comme  la  plupart  des  autres 
arts,  il  ne  reparut  dans  l’Occident  qu’à  l’époque 
de  la  Renaissance  et  fut  d’abord  cultivé  dans  le 
pays  qui  le  premier  ressuscita  l’antiquité.  L’auteur 
de  cette  rénovation  fut  un  gentilhomme  napolitain, 
Federigo  Grisone;  à Naples,  à Rome  furent  fon- 


129 


dées  les  premières  académies  équestres;  plus  tard 
parut  Pignatelli,  dont  les  enseignements  furent 
propagés  en  France  par  ses  disciples , la  Broue  et 
Pluvinel.  Mais  c'est  en  matière  d’éducation  que  l’es- 
prit antique  eut  le  plus  de  peine  à se  faire  accepter 
des  modernes.  Ce  que  Montaigne  écrivit  sur  ce  point 
au  XVIe  siècle  se  perdit  à vrai  dire  dans  le  vide  ; 
il  fallut  que  Jean- Jacques  parût  pour  que  le  génie 
de  la  Renaissance  fît  justice  des  préjugés,  des  rou- 
tines et  des  sottises  qui  avaient  si  longtemps  dés- 
honoré la  pédagogie,  — et  pour  preuve  de  ce  rap- 
port étroit  qui  est  entre  l’institution  des  hommes 
et  celle  des  chevaux , ce  fut  un  contemporain  de 
Jean -Jacques,  la  Guérinière,  qui  fit  prévaloir  dans 
l’équitation  les  règles  de  la  nature  et  des  Grecs. 
Le  fameux  Grisou,  grand  homme  en  son  genre  et 
qui  semble  avoir  suivi  Xénophon  sur  plus  d’un 
point,  n’avait  pas  réussi  à dépouiller  cette  bruta- 
lité qui  était  encore  dans  les  mœurs  de  son  temps, 
mariée  je  ne  sais  comment  à toutes  les  recherches 
d’une  politesse  raffinée.  Il  ne  savait  mieux  que  de 
conseiller  les  attaques  violentes  et  multipliées  de 
l’éperon  pour  réveiller  l’action  et  assouplir  l’ar- 
rière-main; il  enjoignait  aussi  de  faire  parcourir 

9 


130 

avec  furie  de  longues  distances  pour  amortir  le  feu 
du  cheval,  et  le  traitait  non  en  ami,  mais  en  es- 
clave dont  il  faut  réduire  sans  pitié  les  caprices  et 
les  résistances.  « Je  vous  advise,  écrivait-il,  que 
quand  le  cheval  use  de  quelque  malice,  comme  de 
branler  la  tête,  se  lever  debout  ou  s’appuyer  sur 
la  bride , ou  bien  lorsqu’il  fera  d’autres  notables 
fautes,  lors  vous  lui  donnerez  le  châtiment  avec 
une  voix  terrible  et  effrayante,  et  ireusement  direz, 
avec  un  cri  âpre  et  menaçant,  celle  de  ces  paroles 
qui  vous  viendra  plus  à gré  : Or  sus,  or  sus  ; or  là  ; 
ah!  traître;  ah!  ribaud,  tourne,  arrête,  tourne  ci, 
tourne  là,  — et  autres  semblables,  pourvu  que  le 
cri  soit  terrible!...  » N’est-ce  point  là  l’image  de 
ces  maîtres  enyvrès  en  leur  cholère  que  réprimandait 
Montaigne  et  qui  lui  faisaient  dire  : Quelle  manière 
pour  esmller  l'appétit  envers  leur  leçon  à ces  tendres 
âmes  et  craintifves,  de  les  y guider  d’une  trongne 
effroyable , les  mains  armées  de  fouets!  Autrement 
parlait  à son  cheval  le  sage  élève  de  Socrate,  sur 
les  bords  riants  du  Céphise,  et  l’on  peut  dire  que 
dans  son  école , comme  le  voulait  Montaigne , il 
avait  fait  pourtraire  la  Joye,  l Allaigresse,  Flora  et 
les  Grâces ; comme  lui,  il  voulait  que  là  où  est  le 


131 

proufit  de  l'écolier , là  feust  aussi  son  esbat.  Écoutez- 
le  plutôt  recommandant  de  dresser  le  poulain  de 
telle  sorte  qu’il  devienne  ami  de  l’homme,  phi- 
lanthrope, et  à cet  effet  de  pourvoir  à ce  qu’il  ne 
souffre  jamais  qu’étant  seul  et  à ce  que  la  cessa- 
tion de  toute  incommodité  lui  vienne  des  soins  de 
son  maître.  « C’est  ainsi,  disait-il,  qu’il  en  vien- 
dra à aimer  et  à désirer  même  la  présence  de 
l’homme.  — Qu’on  ait  grand  soin,  dit-il  encore, 
de  changer  le  lieu  du  travail  et  de  varier  la  durée 
des  reprises , le  cheval  ainsi  s’ennuiera  moins , 
mieux  se  plaira  à faire  ce  qu’on  lui  demande.  Dès 
que  vous  avez  obtenu  de  lui  une  marque  d’obéis- 
sance, ayez  soin  de  lui  en  témoigner  votre  conten- 
tement en  lui  accordant  quelque  relâche  ou  en  lui 
faisant  telle  chose  qui  lui  soit  agréable.  » Et  ail- 
leurs ' : « Les  mauvais  traitements  ne  produisent 
jamais  que  maladresse  et  mauvaise  grâce.  Avec  les 
chevaux  ne  rien  faire  par  colère,  c’est  la  première 
de  toutes  les  règles;  car  la  colère  ne  prévoit  rien, 
et  ce  qu’elle  fait  faire  est  presque  toujours  suivi 


‘ Le  chevalier  cite  de  mémoire  et  assez  fidèlement  l’inimi- 
table traduction  de  Paul-Louis  Courrier. 


132 

du  repentir...  Le  premier  point  sera  d’éviter  avec- 
soin  tout  ce  qui  peut  chagriner  l’animal  ; toute 
aide  brusque  trouble  un  cheval  impatient,  comme 
tout  bruit,  toute  apparition,  toute  sensation  sou- 
daine trouble  l’homme;  généralement  le  cheval 
appréhende  et  se  brouille  à tout  ce  qui  est  trop 
subit.  Si  sa  fougue  l’emporte,  pour  s’en  rendre 
maître  il  ne  faut  pas  tirer  la  bride  tout  à coup, 
mais  la  ramener  doucement  à soi  et  par  gradations 
le  réduire  sans  violence.  Lorsqu’on  verra  qu’il 
porte  beau  et  sent  avec  plaisir  la  légèreté  de  la 
main,  qu’on  se  garde  bien  alors  de  le  chagriner  en 
rien,  comme  pour  le  faire  travailler,  mais  qu’on  le 
caresse  au  contraire  connue  pour  cesser  le  tra- 
vail. » Ne  semble-t-il  pas  entendre  Jean- Jacques 
remontrant  et  censurant  la  brutalité  de  la  gent 
porte-férule , et  qu’eût  pensé  Xénophon  de  ces 
grandes  raies  sanglantes  qu’imprime  le  redoutable 
éperon  des  Arabes  sur  le  flanc  des  chevaux  ramin- 
gues  ou  rétifs  et  de  ces  cris  furieux  de  Grison  : 
Ribaud,  traître,  tourne , arrête ?...  Et  cependant  ce 
Grison  pensait  en  homme  de  sens  sur  plus  d’un 
point;  plus  sage  même  à certains  égards  que  ses 
successeurs  et  ses  disciples,  il  n’enfermait  point 


133 

l’équitation  entre  les  quatre  murs  d’un  manège,  et, 
pour  alléger  l’avant-main  et  forcer  les  chevaux  à 
lever  les  jambes,  conseillait  de  les  promener  dans 
les  guérêts  frais  labourés,  dans  les  chemins  pier- 
reux, dans  les  rivières.  Après  lui  l’équitation  tomba 
dans  la  manière;  les  piliers  et  la  muraille  de- 
vinrent les  grands  engins  d’éducation  équestre  ; 
Pluvinel,  comme  plus  tard  le  duc  de  Newcastle, 
mirent  toute  leur  étude  à ces  fameux  assouplisse- 
ments dont  l’excès  est  si  contraire  à la  grâce  du 
cheval,  comme  tout  ce  qui  force  la  nature.  Ce  ne 
fut  encore  qu’au  XVIIIe  siècle  que  l’on  s’avisa 
de  revenir  aux  prescriptions  du  bon  sens.  « J’ai 
vu,  écrivait  en  1756  Gaspard  Saulnier,  écuyer  de 
TUniversité  de  Leyde,  j’ai  vu  des  écuyers  qui  pous- 
saient l’extra  vagance  jusqu’à  plier  le  cou  des  che- 
vaux de  manière  que  leur  tête  venait  toucher  la 
botte  du  cavalier  ; ils  croyaient  alors  faire  des 
merveilles  et  être  fort  habiles,  et  réellement  ils 
passaient  pour  tels  dans  le  public.  » Et  la  Guéri- 
nière,  ce  Jean- Jacques  du  cheval,  se  plaignit  amè- 
rement de  « ces  partisans  de  justesses  recherchées 
qui  amortissent  le  courage  de  ranimai  et  lui  ôtent 
toute  la  gentillesse  que  la  nature  lui  avait  don- 


134 


née.  » Après  lui,  les  d’Abzac,  prisant  peu  le  pli  en 
demi-cercle  ou  le  demi-pli  en  arc,  et  abandonnant 
ce  travail  raccourci  où  se  réduisait  l’équitation,  la 
ramenèrent  à des  allures  plus  franches,  réduisirent 
à leur  juste  importance  les  ballottades,  les  sara- 
bandes, les  terre-à-terre  et  le  galop  sur  deux  pis- 
tes, et  se  conformèrent  sans  s’en  douter  aux  tra- 
ditions de  la  Grèce,  préférant  le  cheval  qui  brille 
dans  le  turf,  à la  chasse  ou  dans  les  batailles,  à 
celui  dont  tout  le  mérite  consiste  à la  parade. 

Dans  son  livre  des  Lois,  Platon  déclare  qu’au 
moyen  des  jeux  il  faut  tourner  le  goût  et  l’inclina- 
tion de  l’enfant  vers  le  but  qu’il  doit  atteindre  pour 
remplir  sa  destinée,  et  il  définit  l’éducation  une 
discipline  bien  entendue  qui,  par  voie  d’amuse- 
ment, conduit  l’âme  de  l’enfant  à aimer  ce  qui,  de- 
venu grand,  le  doit  rendre  accompli  dans  le  genre 
qu’il  embrassera.  De  même  Xénophon,  enseignant 
l’équitation,  ne  perdait  jamais  de  vue  l’emploi  que 
le  cheval  serait  appelé  à faire  de  ses  forces.  Le 
cheval  est  né  pour  courir,  c’est  un  cheval  de  course 
qu’il  se  proposait  de  former,  et  les  pratiques  qu’il 
recommandait  s’accordent  avec  celles  de  Ven  traî- 
nement, aujourd’hui  consacrées  par  l’usage  en  An- 


135 


gleterre  et  qui  ne  peuvent  être  condamnées  que 
par  les  adorateurs  de  l’obésité.  Xénophon  ne  se 
contente  pas  des  exercices  de  manège,  il  veut  qu’on 
aille  s’exercer  en  pleine  campagne,  hors  des  che- 
mins battus.  S’élancer  sur  les  tertres,  en  descen- 
dre d’un  saut,  franchir  les  fossés,  les  murailles  sè- 
ches qui  séparent  les  champs  ; dans  les  pentes  ra- 
pides, courir  à val,  ou  contre-mont,  ou  oblique- 
ment, sauter  hors  d’un  fond  ou  même  de  haut  en 
bas,  tels  sont,  selon  lui,  les  exercices  que  le  ca- 
valier doit  surtout  pratiquer;  il  approuve  même  le 
galop  dans  les  descentes  , comme  faisaient  les 
Perses  et  les  Odryses,  comme  font  encore  aujour- 
d’hui les  Géorgiens;  ce  qui,  à la  vérité,  offre  moins 
de  danger  avec  des  sabots  sans  fers.  Après  cela 
il  ne  parle  guère  d 'assouplissements;  le  cheval  qui 
lui  plaît  est  un  cheval  vite,  doux  au  montoir  et 
ami  du  travail,  ayant  force,  bonne  volonté,  les 
aides  fines,  la  bouche  tendre  et  loyale,  le  pas 
averti  et  relevé,  les  mouvements  écoutés  et  liants, 
partant  de  vitesse  quand  il  le  faut,  juste  au  parer 
et  formant  des  arrêts  courts  et  sûrs,  vif,  ardent, 
s’animant  sous  la  main  et  capable  de  fournir  de 
longues  courses,  mais  aussi  facile  à retenir  qu’à 


136 


lancer  et  joignant  à 'une  infatigable  vigueur  la 
franchise  et  la  variété  des  allures.  Pour  ce  qui  est 
des  voltes,  il  n’en  connaît  guère  d’autre  que  la 
demi-volte  par  laquelle  on  termine  la  passade , et 
l’exercice  de  Y entrave,  qui  accoutume  le  cheval  à 
tourner  aux  deux  mains,  — et  Philopœmen  qui, 
au  dire  de  Polybe,  réforma  la  cavalerie  achéenne 
tombée  en  décadence,  ajouta  peu  de  chose  à ces 
pratiques.  Ce  n’est  pas  que  Xénophon  refuse  de 
rien  donner  à la  parade  et  qu’il  condamne  les  airs 
relevés  et  les  allures  trides.  Il  n’aurait  garde  ; tout, 
ce  qui  sert  à déployer  les  grâces  du  cheval  lui  pa- 
raît bon  et  il  donne  des  enseignements  à ceux  qui 
désirent  un  cheval  à caracoles  et  à croupades; 
seulement  il  a soin  de  remarquer  que  tous  ne  sont 
pas  susceptibles  de  ces  airs,  mais  ceux-là  seule- 
ment qui  joignent  à une  âme  noble  un  corps  sou- 
ple et  vigoureux,  et  il  eût  approuvé  Bourgelat,  qui 
remarque,  dans  son  Nouveau  Neivcastle,  qu’il  n’est 
point  de  cheval  universel  et  qui  manie  également 
bien  au  terre-à-terre,  au  mezair,  à ballottades  ou 
à courbettes;  chacun  a sa  disposition  particulière, 
affectée  à certain  air  auquel  il  répond  davantage, 
et  exiger  du  premier  venu  des  cabrioles  serait 


137 


aussi  ridicule  que  de  prétendre  enseigner  à tous 
les  hommes  l’art  des  pirouettes  et  des  entrechats. 
Xénophon  était  d’Athènes,  c’est-à-dire  du  pays 
du  monde  où  l’on  encourageait  le  plus  T originalité 
des  opinions  et  des  mœurs;  nulle  part  le  joug  des 
manières  convenues  et  des  préjugés  reçus  ne  fut 
moins  tyrannique , nulle  part  la  tolérance  morale 
ne  fut  poussée  si  loin  ; à Athènes  , chacun  était 
libre  de  façonner  son  âme  et  de  régler  sa  vie  con- 
formément à ses  goûts  et  à son  humeur,  et  ce  res- 
pect pour  le  caractère  individuel  nous  le  retrou- 
vons dans  ce  que  dit  Xénophon  des  chevaux  et 
dans  l’attention  qu’il  porte  à varier  leur  éducation 
selon  leurs  qualités  et  leurs  aptitudes  innées.  Mais 
il  proscrit  sévèrement  tous  les  exercices  contraires 
à ce  que  le  cheval  est  porté  à faire  de  soi'-même  ; 
il  veut  qu’on  développe  ses  grâces  naturelles,  non 
qu’on  lui  en  donne  de  postiches  et  de  maniérées, 
qu’un  goût  délicat  ne  saurait  agréer.  Encore  une 
fois,  ne  point  forcer  la  nature,  mais  la  consulter 
sans  cesse,  la  suivre  et  la  cultiver,  tel  est  le  prin- 
cipe dont  il  ne  s’écarte  jamais.  « Si  quelqu’un,  dit- 
il,  veut  faire  paraître  avantageusement  son  cheval, 
qu’il  se  garde  bien  de  le  tourmenter,  soit  en  lui  ti- 


138 

rant  ia  bride,  soit  en  le  pinçant  de  F éperon  ou  en 
le  frappant  avec  un  fouet , par  où  plusieurs  pen- 
sent briller;  mais  de  tels  moyens  produisent  juste- 
ment le  contraire  de  ce  qu’on  en  attend;  ainsi  mal- 
traité, le  cheval  se  déplaît  au  travail,  et  loin  d’a- 
voir de  la  grâce,  ne  montre  dans  ce  qu’il  fait  que 
douleur  et  chagrin.  Conduit,  au  contraire,  par  une 
main  légère,  relevant  son  encolure  et  ramenant  sa 
tête  avec  grâce , il  prendra  l’allure  hère  et  noble 
dans  laquelle  il  se  plaît  naturellement,  car,  quand 
il  revient  près  des  autres  chevaux,  surtout  si  ce 
sont  des  femelles,  c’est  alors  qu’il  relève  le  plus 
son  encolure,  ramène  sa  tête  d’un  air  superbe  et 
vif,  lève  moelleusement  les  jambes  et  porte  la 
queue  haute.  » Et  après  avoir  indiqué  comment  on 
arrive  à’  faire  prendre  ainsi  au  cheval  les  allures 
les  plus  brillantes,  il  ajoute  : « Si,  l’ayant  instruit 
à cela,  en  même  temps  qu’on  ramène  la  bride,  on 
emploie  quelqu’une  des  aides  propres  à le  faire 
partir,  alors  contenu  par  le  mors,  excité  par  les 
aides  qui  le  chassent  en  avant,  il  avance  la  poi- 
trine, il  lève  haut  les  bras;  mais  si,  après  l’avoir 
ainsi  enflammé,  on  lui  rend  la  bride,  par  l’aise  qu’il 
éprouve  en  se  trouvant  délivré  de  la  sujétion  du 


139 

mors,  il  redresse  fièrement  la  tête,  ploie  les  jambes 
avec  grâce  et  prend  absolument  le  même  air  que 
lorsqu’il  veut  se  faire  valoir  auprès  des  autres  che- 
vaux, et  quiconque  le  regarde  en  ce  moment  l’ap- 
pelle généreux,  noble,  courageux,  plein  de  feu, 
superbe.  » Mais  il  ne  se  lasse  pas  de  le  redire,  et 
il  cite  Simon  là-dessus  : ce  qu’un  cheval  fait  par 
force , il  ne  l’apprend  pas , et  cela  ne  peut  être 
beau,  non  plus  que  si  on  voulait  faire  danser  un 
homme  à coups  de  fouet  et  d’aiguillon.  Il  s’agit 
donc  de  l’amener  à faire  à volonté  ce  qu’il  fait  na- 
turellement quand  il  veut  paraître  beau;  il  faut 
qu’au  moyen  des  aides  il  prenne  comme  de  lui- 
même  les  airs  les  plus  brillants.  « Et  qu’on  le  sa- 
che, dit-il,  le  cheval,  dans  ses  airs,  est  une  chose 
si  belle,  si  gracieuse,  si  aimable,  que,  lorsqu’il 
s’enlève  ainsi  sous  la  main  du  cavalier,  il  attire  les 
regards  de  tout  le  monde , il  charme  jeunes  et 
vieux,  on  n’en  peut  détacher  sa  vue,  on  ne  se  lasse 
point  de  l’admirer  tant  qu’il  développe  par  ses 
mouvements  sa  grâce  et  sa  gentillesse...  Tels  sont, 
ajoute-t-il,  les  chevaux  qu’on  représente  portant 
les  dieux  et  les  héros,  et  ceux  qui  les  savent  ma- 
nier se  font  grand  honneur.  » 


140 


Et  tel  est,  avez-vous  déjà  dit  en  vous-mêmes, 
tel  est  le  cheval  de  Phidias  auquel  nous  consa- 
crons ces  discours;  car,  pour  le  peindre,  il  m’a 
suffi  de  laisser  parler  Xénophon , et  dès  les  pre- 
miers mots,  vous  l’avez  reconnu.  Assurément  vous 
m’approuverez  d’avoir  chargé  de  le  décrire  Xéno- 
phon et  non  Abd-el-Kader  ; car,  d’emprunter  à 
l’émir  son  portrait  du  cheval  barbe  et  de  s’écrier: 
Voilà  le  cheval  de  Phidias  ! — en  vérité , il  n’y 
avait  pas  d’apparence.  Je  l’ai  déjà  dit,  ce  cheval 
barbe,  sculpté  par  un  ciseau  immortel,  est  un  che- 
val qui  a de  l’école,  et  c’est  à Athènes  qu’il  fut 
dressé  et  instruit;  à vrai  dire,  il  est  l’emblème  de 
l’éducation  telle  que  l’entendaient  les  Athéniens, 
de  cette  éducation  qui  disciplinait  les  âmes  sans 
leur  rien  ôter  de  leur  énergie  et  de  leur  fierté.  Ce 
cheval  ne  se  cabre  pas,  il  s’enlève  sous  la  main  du 
cavalier  qui  l’invite  à faire  montre  de  ses  grâces, 
il  manie  à courbettes,  et  admirez  le  pli  moelleux 
de  ses  bras,  l’aisance  de  ses  mouvements;  bien 
loin  de  s’emporter,  il  ne  fait  qu’obéir,  mais  il  obéit 
sans  effort,  sans  contrainte;  c’est  pour  lui  besogne 
d’affection,  non  de  commande;  son  humeur  ardente 
s’empresse  à'  se  soumettre  aux  volontés  de  son 


141 


maître,  ou  plutôt  ils  n’ont  l’un  et  l’autre  qu’une 
seule  volonté.  Qui  parle  d’avoir  peur  de  ce  che- 
val? Regardez-le  quelque  temps,  et  vous  découvri- 
rez dans  l’air  de  sa  tête,  dans  son  regard,  dans  sa 
bouche,  une  expression  de  tendresse  qui  est  vrai- 
ment ce  qn’il  y a en  lui  de  miraculeux.  Non,  ce 
cheval  n’est  ni  un  dieu,  ni  un  esclave  qui  obéit  en 
frémissant,  mais  un  ami  qui  librement  se  donne, 
en  un  mot,  c’est  le  cheval  tel  que  le  voulait  Xéno- 
phon,  à la  fois  doux  et  terrible  à voir,  et  plus  le 
sculpteur  a fait  paraître  son  immortelle  vigueur  et 
son  indomptable  fierté,  plus  nous  ressentons  le 
charme  pénétrant  de  tant  de  douceur  unie  à tant 
de  fougue  et  d’ardeur  ..  Secret  merveilleux  de  l’art 
grec  que  de  combiner  en  une  même  figure,  en  une 
même  âme,  deux  qualités  contraires  qui  se  font  res- 
sortir l’une  l’autre  ! — contrastes  vivants  bien  su- 
périeurs à l’abstraite  simplicité  de  la  plupart  des 
créations  de  l’art  moderne.  Rappelez- vous , par- 
exemple,  les  héros  du  plus  Athénien  de  tous  les 
poètes,  de  Sophocle,  — évoquez  devant  vous  par- 
le souvenir  Antigone,  Œdipe,  Philoctète,  Ajax, 
dans  les  moments  où  les  poursuites  du  destirr  les 
laissent  un  instant  respirer  ! — Ce  qui  en  eux  sur- 


142 

prend  et  ravit,  c’est  ce  calme  qui  n’est  pas  le  som- 
meil d’un  cœur  engourdi , mais  le  triomphe  d’une 
grande  âme  passionnée  qui  se  maîtrise  et  se  pos- 
sède, c’est  cette  douceur  divine  des  forts  et  des  vio- 
lents qui  savent  aimer,  — et  voilà  justement  ce  qui 
respire  sur  cette  tête  de  cheval.  Aussi  ne  me  parlez 
pas  du  superbe  coursier  de  Job,  qui  creuse  la  terre 
en  se  secouant  et  se  remuant,  et  dont  le  hennisse- 
ment sauvage  jette  partout  l’épouvante  ; — voici 
vraiment  un  spectacle  plus  rare  et  plus  merveil- 
leux, — une  force  indomptable  qui  se  dompte  par 
amour. 

Après  cela  m’amuserai-je  à réfuter  ce  Solleysel 
qu’on  vous  a cité,  et  qui  reprochait  aux  sculpteurs 
de  l’antiquité  d’avoir  toujours  représenté  les  che- 
vaux dans  des  'postures  de  rage  et  de  désespoir,  ap- 
paremment parce  qu’ils  n’en  voyaient  point  d’au- 
tres, leurs  chevaux  n’ayant  aucune  école?  Le  mal- 
heureux en  allègue  pour  preuve  qu’ils  ont  tous  la 
bouche  ouverte  d’une  si  étrange  manière,  que  c’est 
la  chose  du  monde  la  plus  horrible,  — ignorant  que 
le  mors  des  anciens  avait  deux  rouelles,  placées  de 
chaque  côté,  entre  les  barres  et  la  langue,  qui 
empêchaient  le  cheval  de  serrer  entièrement  les 


143 

mâchoires,  pour  11e  pas  parler  de  ces  embouchures 
brisées  accompagnées  d’annelets  qu’il  mâchait  sans 
cesse, — par  où  s’expliquent,  dans  les  sculptures  an- 
tiques de  chevaux,  ces  bouches  à demi  ouvertes  se 
jouant  avec  le  mors.  — Mais  laissons  là  les  étran- 
ges assertions  de  Solleysel  ; ce  qu’il  m’importe  bien 
plus  de  relever  ici,  c’est  le  contraste  que  présente 
cette  sculpture  de  Phidias  avec  la  plupart  des 
groupes  équestres  de  nos  artistes  modernes.  Ayant 
à graver  dans  le  marbre  ou  à couler  dans  le  bronze 
l’image  d’un  capitaine  ou  d’un  roi,  ils  ne  man- 
quent pas  de  guinder  leur  héros  sur  le  dos  d’un 
cheval,  — et  cela  parce  qu’apparemment  on  se 
représente  volontiers  les  rois  et  les  capitaines  à 
cheval,  et  que  d’ailleurs  le  personnage  est  ainsi 
plus  haut  placé,  s’éloigne  de  terre,  imprime  plus 
de  respect  — Mais,  du  reste,  entre  le  cavalier  et 
sa  monture,  nul  concert,  nul  accord  de  lignes  ni  de 
mouvements  ; ce  cheval  n’est  pas  autre  chose  qu’un 
second  piédestal  ou  le  second  étage  du  soubasse- 
ment. .Je  n’exagère  rien,  je  vous  délie  de  me  si- 
gnaler beaucoup  d’exceptions.  Et,  pour  sortir  des 
généralités,  songez  à l’une  des  oeuvres  les  plus 
vantées  des  temps  modernes , à l’un  des  chefs- 


144 

d’œuvre  de  la  Renaissance,  à cette  fameuse  statue 
équestre  du  général  Bartolommeo  Colleone  de  Ber- 
game,  qui  décore  à Venise  la  place  de  l’église  Za- 
nipolo. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  lu  dans  Vasari  que  la 
Seigneurie  ayant  décidé  d’élever  ce  monument  à un 
général  qui  lui  avait  rendu  de  grands  services,  en 
confia  l’exécution  à Andrea  Verocchio,  le  maître 
du  Perugin  et  de  Léonard  et  l’un  des  sculpteurs 
d’alors  les  plus  en  renom.  Puis,  se  ravisant,  par 
l’effet  de  quelque  intrigue,  la  Seigneurie,  au  mo- 
ment qu’il  venait  de  terminer  le  modèle  de  son 
cheval,  lui  retira  la  moitié  de  la  commande  et 
chargea  Vellano  de  Padoue,  élève  de  Donatello, 
de  faire  la  statue  du  général.  Bizarre  fantaisie, 
n’est-ce  pas?  et  qui  montre  quelle  idée  on  se  fai- 
sait alors  d’une  statue  équestre.  Mais,  chose  plus 
étonnante!  Verocchio  lui-même,  dans  son  dépit, 
n’allégua  point  à la  Seigneurie  l’absurdité  d’intro- 
duire dans  les  arts  la  division  du  travail,  qui  con- 
vient dans  l’industrie,  et  de  dire  à deux  artistes  : 
Arrangez-vous  à n’avoir  chacun  que  la  moitié 
d’une  idée,  comme,  parlant  à deux  ouvriers,  on 
dit  à l’un  : Tu  feras  le  ressort  de  cette  montre  ; — 


145 

à l’autre  : Tu  en  feras  la  chaîne.  Non,  Verocehio 
se  fâcha  seulement  de  l’affront  et  du  tort  qu’on  lui 
faisait;  outré  de  colère,  il  brisa  la  tête  et  les  jam- 
bes de  son  cheval  et  gagna  au  pied.  Le  sénat  lui 
ayant  fait  dire  que,  s’il  se  hasardait  à revenir  à 
Venise,  il  paierait  de  la  tête  son  insolence,  Andréa 
lui  fit  répondre  qu’il  n’aurait  garde,  considérant 
que  les  sérénissimes  seigneurs  ne  seraient  pas  en 
état  de  lui  remettre  sa  tête  en  place  une  fois  cou- 
pée : Corne  avrebbe  saputu  lui  fare  di  quella  che  egli 
a vea  spezzata  al  suo  cavallo.  Cette  plaisanterie  dés- 
arma le  courroux  du  sénat,  qui  lui  donna  pleine 
licence  de  revenir  et  lui  restitua  toute  la  com- 
mande. Mais,  en  bonne  foi,  quand  la  statue  de  Col- 
leone  eût  été  exécutée  par  les  deux  rivaux  travail- 
lant sans  se  concerter , je  ne  sais  si  elle  y aurait 
beaucoup  perdu  ; car,  dans  celle  qui  se  voit  sur  la 
place  Zanipolo,  on  ne  trouve  ni  harmonie,  ni  unité 
de  pensée,  et  l’on  ne  peut  s’empêcher  de  croire 
que  le  Verocehio  qui  fit  le  cheval  ne  fut  pas  le 
même  qui  fit  le  cavalier.  Je  n’ai  jamais  pu  le  re- 
garder sans  une  sorte  de  chagrin,  ce  cheval  trop 
vanté.  Vous  souvient-il  de  cette  petite  tête  insi- 
gnifiante ajustée  à cet  énorme  corps,  à ce  ventre 

10 


146 


lourd,  à cette  croupe  massive,  à ces  flancs  ense- 
velis sous  la  graisse  ? Assurément  ce  n’est  pas  là 
le  cheval  qu’aimait  Xénophon,  celui  dont  on  peut 
dire  qu’il  a de  l’âme.  Ce  triste  destrier  souffre  de  la 
pléthore  et  il  a l’air  morne,  languissant,  éteint, 
que  donne  une  digestion  pénible  accompagnée  de 
somnolence.  Nulle  action,  rien  qui  annonce  la  vie, 
sans  compter  que  la  position  de  ses  jambes  ne  se 
peut  expliquer.  Il  lève  celle  de  droite  de  l’avant- 
main,  en  la  repliant  de  mauvaise  grâce;  ce  qui  fai- 
sait dire  à Cicognara  que  ce  cheval  a l’air  de  vou- 
loir descendre  de  son  piédestal  ; mais  on  peut  se 
rassurer  là-dessus , les  trois  autres  jambes  sont 
solidement  fixées  au  sol  qu’elles  pressent  de  tout 
leur  poids  ; en  particulier  la  jambe  de  gauche  de 
derrière,  qui  devrait  accompagner  le  mouvement, 
est  la  plus  reculée  de  toutes,  et  bien  habile  qui  la 
détacherait  du  piédestal.  Dira-t-on  que  ce  cheval 
veut  gratter  la  terre  de  sa  corne  ? mais  il  lèverait 
moins  la  jambe  et  la  plierait  autrement.  Ou  bien 
croira-t-on  qu’à  la  mode  du  temps,  il  s’occupe  de 
faire  la  jambette  ? Vous  savez  que  c’était  la  cou- 
tume, lorsqu’au  bout  de  la  passade  on  opérait  la 
demi-volte,  de  faire  plier  au  cheval  la  jambe  de  la 


147 

main  à laquelle  il  se  trouvait  et  de  la  maintenir 
ainsi  troussée  jusqu’à  ce  que  le  demi-tour  fût  exé- 
cuté; mais  rien  n’annonce  cette  manœuvre,  et 
d’ailleurs  le  cavalier  ne  donne  aucune  aide  à sa 
monture,  ne  la  renferme  point  dans  ses  jambes, 
lesquelles  se  tiennent  à distance,  et  franchement  a 
l’air  de  penser  à tout  autre  chose  qu’à  passades  et 
jambettes.  Reste  à croire  que  ce  bras  droit  gesti- 
cule et  que  ce  cheval,  somnambule,  déclame  dans 
son  sommeil,  ou,  pour  mieux  dire,  j’imagine  qu’il 
s’est  endormi  au  moment  même  qu’il  s’allait  mettre 
en  marche , et  qu’on  a justement  choisi  ce  temps 
pour  le  couler  en  bronze.  Ce  qui  est  hors  de  doute, 
c’est,  que  ce  mouvement,  préparé  et  devenu  désor- 
mais impossible,  cause  au  spectateur  un  malaise 
indéfinissable  que  vous  avez  dû  ressentir  comme 
moi.  Et  maintenant  quel  désaccord,  je  vous  prie, 
entre  ce  quadrupède  pléthorique  et  somnolent  et 
ce  farouche  cavalier,  coiffé  de  son  heaume,  roide, 
anguleux,  aux  formes  un  peu  rudes,  hardiment 
campé  sur  sa  selle  à piquer,  le  dos  touchant  à 
peine  le  troussequin,  le  bras  gauche  fièrement  ra- 
mené en  arrière,  le  visage  aquilin,  au  profil  éner- 
gique et  qui  respire  le  défi  et  l’orgueil  du  comman- 


148 


dement?  A coup  sûr,  ni  ce  cheval  ne  peut  s’ac- 
commoder de  ce  cavalier,  ni  ce  cavalier  de  ce  che- 
val, et  l’impression  qu’on  reçoit  de  cette  discon- 
venance redouble  le  malaise  que  causait  le  mou- 
vement suspendu  de  l’animal... 

Vous  le  dirai-je?  Par  moments,  je  suis  tenté  de 
croire  que  les  Grecs  seuls,  mieux  partagés,  possédè- 
rent le  génie  du  groupe,  la  science  des  accords,  le 
secret  de  cette  harmonie  ravissante  qui  paraît  dans 
tous  leurs  ouvrages.  Regardez  ce  cheval  que  vous 
aimez,  Madame,  ce  cheval  qui  en  quelque  sorte 
vous  appartient,  si  du  moins  comprendre  c’est  pos- 
séder, — ce  cheval  qui  manie  à courbettes  en  s’en- 
capuchonnant et  s’étudie  à parader  pour  faire  hon- 
neur à son  maître,  — et  regardez  aussi  ce  cava- 
lier coiffé  de  son  pilos  arcadien,  drapé  dans  son 
manteau  aux  plis  serrés  dont  la  frange  pend  au 
long  de  sa  jambe;  — observez  comme  leurs  poses, 
leurs  attitudes  s’accompagnent,  comme  la  tête  du 
cavalier,  portée  en  avant  et  mollement  inclinée 
sur  sa  poitrine,  répond  au  mouvement  onduleux 
de  l’encolure  du  cheval,  et  comme  toutes  ces  li- 
gnes forment  cette  mélodie  délicieuse  des  formes 
que  la  sculpture  moderne  n’a  point  su  reproduire. 


149 


Et  remarquez  ensuite  que  cet  accord  des  lignes  et 
des  mouvements  n’est  que  l’emblème  du  concert 
des  âmes  et  des  pensées.  En  tous  deux,  l’homme 
et  le  cheval , même  aisance  , même  abandon  ; nul 
effort , une  vigueur  assurée  d'elle-même  et  qui  se 
complaît  à jouer.  Sans  contredit  le  cavalier  com- 
mande, mais  on  s’en  aperçoit  à peine  ; il  agit  sur 
le  cheval  par  des  aides  insensibles  ; uni  avec  lui 
comme  dans  le  Centaure  le  buste  humain  l’était,  au 
quadrupède,  il  n’est  en  eux  qu’une  âme  qui  agit 
également  dans  l’un  et  dans  l’autre,  et  voilà  pour- 
quoi je  pense  ajouter  aux  éloges  déjà  décernés  à 
ce  cheval  en  certifiant  qu’il  n’a  que  la  moitié  d’une 
âme.  Avais-je  moins  raison  d’avancer  que  ce  qui 
paraît  d’humain  dans  cette  tête  de  cheval  n’est  pas 
un  miracle,  mais  un  effet  naturel  dont  l’artiste  lui 
même  nous  fournit  l’explication?  C’est  dans  son 
union  intime  avec  son  maître  que  ce  cheval  dé- 
pouille tout  ce  qui  en  lui  tient  de  l’animal  et  que 
son  âme  s’ennoblit  plus  qu’il  ne  semble  appartenir 
à son  espèce.  Ou,  pour  m’exprimer  autrement, 
l’éducation  qu’a  reçue  le  cavalier,  il  la  transmet  à 
son  cheval.  Jugez  vous-mêmes  s’ils  n'ont  pas  l’air 
d’être  sortis  de  la  même  école,  ou  laissant  là,  si 


150 


vous  voulez,  ce  grand  jeune  homme  au  pilos  d’Ar- 
cadie, dont  la  figure  par  malheur  a été  mutilée  par 
le  temps , contemplez  à l’extrémité  de  gauche  de 
la  frise  .ces  autres  éphèbes  montés  sur  leurs  cour- 
siers qui,  galopant,  portant  au  vent,  maniant  à 
tous  les  airs,  s’en  vont  rejoindre  cette  merveilleuse 
cavalcade  que  la  perfide  Albion  s’enorgueillit  de 
posséder  dans  son  palais  des  Arts...  Ce  n’est  pas 
d’aujourd’hui  que  nous  la  connaissons,  cette  char- 
mante jeunesse  ; dès  longtemps  Platon,  Xénophon, 
Aristophane,  nous  ont  introduits  auprès  d’elle,  et 
dernièrement  un  écrivain  français  a célébré  sa 
gloire  dans  un  langage  si  noble,  si  digne  de  ce 
qu’il  voulait  louer,  qu’il  serait  difficile  d’y  rien 
ajouter 1 . Combien  de  fois , Madame , n’avez-vous 
pas  admiré  ces  profils  si  purs  et  si  délicats,  ces 
corps  aux  proportions  exquises  où  la  souplesse  le 
dispute  à la  force,  ces  fronts  ouverts  que  quelque 
Muse  semble  avoir  purifiés  par  un  baiser,  ces  bou- 
ches finement  découpées  , ces  figures  à la  fois  sé- 
rieuses et  sereines  où  une  âme  généreuse  fait  in- 

1 Nous  pensons  que  te  chevalier  entend  parler  ici  Des  jeu- 
nes gens  de  Platon , admirable  étude  de  M.  Taine. 


151 

cessamment  passer  sa  flamme  et  son  charme. . . Ce 
sont  bien  là  ces  adolescents  qui  s’en  allaient  dans 
les  gymnases,  comme  dit  le  poëte,  « couronnés  de 
joncs  aux  fleurs  blanches,  avec  un  sage  ami  de 
leur  âge,  respirant  l’odeur  du  smilax,  du  blanc 
peuplier,  jouissant  du  loisir  et  du  beau  printemps, 
quand  l’ormeau  murmurait  auprès  du  platane...  » 
Eh  bien!  Madame,  cavaliers  et  chevaux  ont  je  ne 
sais  quel  air  de  famille;  même  grâce  et  même  vi- 
gueur, même  douceur  et  même  fierté,  respirant 
tous  la  dignité  d’un  cœur  libre  qui  n’a  d’autre 
maître  que  la  raison;  cavaliers  et  chevaux,  ils  ont 
tous  été  élevés  sous  le  doux  ciel  de  l’Attique , 
parmi  les  oliviers  de  l’Académie  et  les  lauriers 
roses  du  Céphise,  en  vue  de  l’Hymette  sacré,  alors 
que  vivaient  Périclès  , Aspasie  et  Socrate  ; cava- 
liers et  chevaux,  ils  reçurent  tous  en  partage  cette 
beauté  de  l’âme  que  cultivait  l’éducation  athé- 
nienne; chevaux  et  cavaliers,  ils  ont  tous  appris 
cette  musique  qui  produit,  au  dire  de  Platon,  l’har- 
monie des  âmes  et  l’ordre  immuable  de  l’univers. 

Pendant  la  dernière  partie  de  ce  discours,  la 
marquise  était  devenue  rêveuse.  Tant  qu’il  avait 
été  question  d’étriers  et  de  selles  à piquer,  elle 


152 

avait  écouté  attentivement  le  chevalier  en  le  re- 
gardant avec  cet  air  intelligent  et  sympathique 
qui  lui  donne  tant  d’attraits  dans  ses  moments  de 
belle  humeur.  Mais  quand  il  avait  commencé  à 
parler  d’harmonie  et  de  musique,  elle  avait  baissé 
les  yeux,  incliné  la  tête  et  s’ était  mise  à déplier  et 
à replier  nonchalamment,  son  éventail . d’un  air 
préoccupé  et  songeur.  J’avais  déjà  souvent  remar- 
qué qu’il  suffit  de  certains  mots  prononcés  avec  un 
certain  accent  pour  la  rendre  mélancolique  et  pen- 
sive, — et,  en  vérité,  le  chevalier,  bien  qu’elle  ne 
songeât  pas  à lui  adresser  le  moindre  compliment, 
paraissait  enchanté  de  l’effet  qu’il  avait  produit. 
Ce  que  j’avais  aussi  remarqué,  c’est  que  Nanni. 
occupé  à son  ordinaire  à dessiner  des  arabesques 
dans  un  petit  portefeuille  qui  ne  le  quitte  jamais, 
s’était  souvent  interrompu  de  son  travail  pour  atta- 
cher sur  la  marquise  des  regards  d’une  expression 
singulière , jusqu’à  ce  que , s’apercevant  que  je 
l’observais,  il  se  hâta  de  les  détourner  en  rougis- 
sant. Quant  à milord,  il  paraissait  très-fier  de  n’a- 
voir pas  dormi  et  semblait  attendre  que  le  cheva- 
lier l’en  remerciât  . Voyant  que  celui-ci  n’en  faisait 


rien  ; 


153 


— Tout  cela  est  bel  et  bon,  — dit-il  en  se  le- 
vant; — mais  il  n’est  pas  moins  vrai  qu’une  selle 
anglaise  est  une  belle  chose,  que,  pour  franchir 
un  fossé,  je  préférerai  toujours  un  cheval  anglais 
dressé  à l’anglaise  à un  petit  cheval  barbe  osseux, 
à qui  Xénophon  aura  appris  la  musique,  et  j’a- 
joute qu’à  cette  heure  je  déjeunerais  plus  volon- 
tiers d’un  beafsteak  anglais  accommodé  par  le  cui- 
sinier de  l’hôtel  d’Angleterre  que  d’un  troisième 
grand  discours  sur  un  cheval  estropié  à qui  il  man- 
que les  deux  jambes  de  derrière  et  monté  par  un 
cavalier  à qui  il  ne  reste  que  la  moitié  de  la  figure  ! 

Cette  boutade  tira  la  marquise  de  sa  rêverie  ; 
elle  releva  la  tête  et  regarda  son  oncle  en  souriant. 
Le  chevalier  ne  put  réprimer  un  mouvement  d’hu- 
meur en  voyant  rompre  ainsi  par  un  propos  im- 
pertinent le  charme  qu’il  avait  jeté  sur  l’aimable 
veuve,  et  celle-ci,  voyant  son  air  morfondu,  recou- 
vra toute  sa  gaîté  et  mordit  ses  belles  lèvres  pour 
étouffer  un  éclat  de  rire.  Puis,  se  levant,  elle  prit 
le  bras  du  docteur,  et  s’acheminant  avec  lui  vers 
les  Propylées  : 

— Eh  bien  ! — dit-elle , — mon  pauvre  bon 
docteur,  on  vient  de  vous  faire  votre  leçon.  Oh  ! le 


154 

plus  froid  et  le  plus  égoïste  des  hommes,  qui  pen- 
sez que  ce  qu’il  y a de  mieux  ici-bas  c’est  la  force 
qui  s’adore  et  la  beauté  qui  se  contemple!  Faut-il 
que  vous  appreniez  de  la  bouche  d’un  diplomate  le 
bonheur  de  ne  posséder  que  la  moitié  d’une  âme  et 
de  placer  l’autre  en  gage  chez  le  prochain  ? Ces 
choses-là  ne  s’étudient  pas  dans  Bochart.  Soyez 
reconnaissant  à qui  vous  les  enseigne.  Réformez- 
vous,  mon  respectable  ami,  à l’avenir  ne  vous  suf- 
fisez plus  à vous-même,  aspirez  à vous  compléter 
et  par-dessus  tout  étudiez  la  musique! 

Puis  se  retournant  de  notre  côté  : 

— Messieurs, — nous  dit-elle, — allons  déjeuner, 
et  ce  soir  à quatre  heures  nous  irons  chercher  sur 
les  bords  du  Céphise  un  lieu  propice  où  continuer 
cette  joute  oratoire. 

Nous  descendîmes  les  derniers,  l’abbé  et  moi.  Je 
m’aperçus  queNanni  ne  nous  suivait  pas.  Je  le  fis 
observer  à l’abbé  et  nous  retournâmes  sur  nos 
pas.  Nous  le  trouvâmes  dans  l’enceinte  du  Par- 

thénon,  assis,  un  crayon  à la  main,  en  face  d’une 

* 

des  métopes  rangées  contre  la  muraille.  L’abbé 
l’appela. 


155 


— Que  fais-tu  là,  Nanni?  — lui  dit-il.  — Viens 
déjeuner. 

— Je  n’ai  pas  le  temps,  — répondit-il.  — Il 
faut  que  je  fasse  un  crayon  de  ce  taureau  et  de 
ces  deux  hommes  ; vous  savez  que  la  marquise 
m’en  a prié. 

— Tu  as  déjà  fait  dix  copies  de  ce  groupe  ! — 
repartit  l’abbé. 

— Deux  seulement,  — dit-il.  — Mais  la  pre- 
mière s’est  perdue  on  ne  sait  comment  ; la  seconde 
a été  enlevée  par  le  bichon,  et  la  marquise  n’a  pas 
voulu  le  fâcher  en  la  lui  reprenant.  Hier  elle  m’a 
demandé  de  la  refaire. 

L’abbé  s’avança  vers  lui. 

— Nanni,  mon  enfant,  — lui  dit-il,  — n’obéis 
jamais  aux  caprices  de  qui  que  ce  soit. 

L’enfant  rougit,  et  pour  dissimuler  son  embar- 
ras, il  affecta  de  répondre  d’un  ton  dégagé  et  en 
souriant  : 

— Les  caprices  d’une  jolie  femme  sont  sacrés. 

Mais  l’abbé  le  regardant  d’un  air  sévère  : 

— Ne  répète  jamais  ces  sottises,  — lui  dit-il 
d’une  voix  rude,  — et  viens  déjeuner. 


IV 


A quatre  heures  nous  étions  rassemblés  à la 
porte  de  l’hôtel  d’Angleterre  et  nous  attendions  la 
marquise.  Elle  ne  tarda  pas  à paraître.  Comme, 
en  dépit  de  la  chaleur,  elle  se  sentait  en  humeur 
de  marcher,  elle  renvoya  les  voitures,  et  nous 
nous  acheminâmes  à pied  vers  les  bords  du  Cé- 
phise. 

Il  est  peu  de  villes,  à mon  sens,  dont  les  envi- 
rons puissent  le  disputer  en  beauté  à ceux  d’Athè- 
nes. Assurément  l’abondance  des  eaux  et  la  richesse 
de  la  végétation  ne  sont  pas  pour  un  paysage  un 
médiocre  ornement,  — et  c’est  une  belle  chose  que 


Brousse,  par  exemple,  la  Grenade  du  Levant,  éta- 
geant  ses  mosquées  , ses  minarets  et  ses  maisons 
de  toutes  couleurs  sur  le  premier  penchant  de 
l’Olympe,  au-dessous  de  noires  forêts  de  châtai- 
gniers, et  commandant  une  vallée  qui  s’étend  à ses 
pieds  comme  une  vaste  mer  de  verdure  et  étale 
aux  regards  ses  prairies,  ses  immenses  vergers, 
ses  épais  bocages,  ses  chemins  montants  enfermés 
de  haies  vives  de  quinze  pieds  de  hauteur,  et  ses 
collines  en  pente  douce  recouvertes  d’une  luxu- 
riante végétation  qu’entretiennent  dans  une  éter- 
nelle fraîcheur  des  sources  jaillissantes  et  des  ruis- 
seaux murmurants.  Cependant,  ce  que  je  prise  plus 
encore  que  l’éclat  et  la  richesse  des  ombrages, 
c’est  la  grâce  des  lignes,  la  variété  des  teintes  et 
la  diversité  harmonieuse  des  formes,  et  nul  pay- 
sage à mon  gré  ne  rassemble  plus  heureusement 
ces  trois  ordres  de  beautés  que  la  campagne  d’A- 
thènes. 

Représentez-vous  une  longue  plaine  se  relevant 
insensiblement  sur  les  côtés  pour  rejoindre  les 
montagnes  qui  lui  servent  de  bordure,  — l’Hy- 
mette  à l’est,  l’Hymette  aimé  des  abeilles,  avec  sa 
croupe  onduleuse  et  ses  flancs  coupés  de  gorges 


étroites;  — au  nord,  la  pyramide  dentelée  du 
Pentélique,  et  le  Parnès  avec  ses  sapinières  et  la 
sauvagerie  de  ses  tiers  contours  et  de  ses  profon- 
des crevasses;  — à l'ouest,  la  longue  chaîne  de 
l'Ægialeus,  courant  en  ligne  droite  vers  la  mer  et 
coupé  en  face  d’Athènes  par  le  défilé  de  Daphné, 
où  passait  la  procession  d’Éleusis  ; — au  sud,  la 
mer,  ses  îles  et  son  encadrement  de  hauteurs  es- 
carpées. Au  pied  des  montagnes  s’élèvent  en  grand 
nombre  des  collines  de  l’aspect  le  plus  différent, 
quelques-unes  isolées,  les  autres  se  reliant  entre 
elles  par  des  cols  plus  ou  moins  évidés  ; dans  la 
direction  du  Pentélique,  l’Anchesme  aux  pentes 
gazonnées  s’élevant  en  gradins;  plus  près  d’Athè- 
nes, au  nord  de  la  ville  moderne,  cet  étrange  mon- 
ticule du  Lycabette , énorme  roc  pointu  à double 
cime,  échappé,  comme  vous  le  savez,  des  mains  de 
Minerve  dans  la  surprise  que  lui  causa  la  corneille 
en  lui  apprenant  l’indiscrétion  d’Aglaure.  Entre 
Athènes  et  la  mer,  l’Acropole  avec  ses  superbes 
rochers  nus  et  rougeâtres  taillés  au  ciseau,  et  ses 
temples  dont  le  faîte  et  les  colonnades  se  dessinent 
sur  le  ciel  par-dessus  les  murailles  de  Thémistocle 
et  de  Cimon,  tandis  qu’alentour  de  cette  sublime 


160 

forteresse  se  déroulent  en  demi- cercle  une  suite 
de  collines  plus  basses,  se  tournant  vers  elle  pour 
l’adorer,  comme  des  nymphes  inclinées  devant  la 
déesse  dont  elles  se  sont  faites  les  suivantes;  ici  la 
butte  arrondie  de  Musée  se  rattachant  au  Pnyx  ; 
plus  à droite,  le  coteau  des  Nymphes;  sur  le  de- 
vant, h Aréopage  avec  ses  âpres  rochers,  ses  pa- 
rois à pic,  ses  flancs  disloqués  et  ses  noirs  préci- 
pices, gouffres  consacrés  aux  Euménides. 

Dans  les  intervalles  que  laissent  entre  elles  ces 
éminences,  vous  ne  trouvez  nulle  part  un  sol  plat 
et  uni;  partout  des  accidents  de  terrain,  des  ma- 
melons, des  tertres  et  des  vallons,  des  enfonce- 
ments et  des  saillies,  des  ravalements  et  des  res- 
sauts, des  méplats  admirablement  gradués  ; — tous 
ces  mouvements  divers  s’accompagnant,  se  con- 
certant; rien  de  brusque,  rien  de  heurté,  nulle 
discordance.  On  dirait  un  sol  autrefois  tourmenté 
par  une  convulsion  volcanique  qui  l’a  soulevé  de 
toutes  parts  et  dont  plus  tard  le  désordre  a été 
converti  en  beauté  par  les  soins  d’une  divinité  pro- 
tectrice, qui  s’est  appliquée  à infléchir  et  à rac- 
corder toutes  ces  lignes,  à adoucir  ces  contours,  à 
ragréer  ces  surfaces,  faisant  disparaître  les  balè- 


161 

vres,  dissimulant  les  joints  des  assises  et  répan- 
dant une  merveilleuse  harmonie  dont  on  a peine  à 
démêler  le  secret,  sur  cette  infinie  variété  d’acci- 
dents qui  semblent  se.  dérober  à toute  règle  et  à 
toute  symétrie.  Oui,  c’est  une  main  divine  qui  a 
creusé,  fouillé,  pétri,  modelé,  façonné  cette  terre 
sacrée , comme  le  pouce  d’un  sculpteur  fait  une 
maquette  de  cire.  Et  cet  accord  de  tous  les  détails 
qui  paraît  dans  cette  vaste  plaine  est  renforcé  par 
le  concours  que  lui  prêtent  les  collines  et  les  mon- 
tagnes qui  la  coupent  et  l’encadrent;  dans  ce  grand 
tableau,  rien  ne  semble  avoir  été  laissé  au  hasard, 
tout  a son  motif  et  son  but  comme  dans  une  œuvre 
d’art,  chaque  contour  en  appelle  un  autre  qui  lui 
répond;  toutes  ces  lignes  se  cherchent,  se  pour- 
suivent, se  rejoignent,  pour  se  fuir  de  nouveau, 
traçant  dans  leurs  caprices  des  enroulements  et 
des  entrelacs  pareils  aux  cercles  magiques  que  des- 
sine sur  la  mousse  des  forêts  le  pied  des  Grâces 
dans  leurs  folâtres  ébats.  Imaginez-vous  ensuite, 
des  deux  côtés  de  cette  plaine,  de  grands  terrains 
nus  de  toute  végétation , comme  s’ils  repoussaient 
tout  ce  qui  pourrait  voiler  la  beauté  délicate  de 
leurs  formes,  et  au  milieu  de  ces  espaces  décou- 


1 1 


162 

verts,  sur  les  deux  rives  du  Céphise,  placez  uu 
immense  bois  d’oliviers , long  de  plusieurs  lieues 
et  bordé  de  riches  jardins  et  de  ces  belles  vignes 
libres  du  Midi  qu’un  destin  plus  clément  n’assu- 
jettit pas  à la  tutèle  du  triste  échalas;  représen- 
tez-vous cette  forêt  qui , accompagnant  le  cours 
de  la  rivière,  se  déroule  à perte  de  vue  comme  un 
long  serpent  et  charme  le  regard  par  ses  épais 
couverts  d’une  sombre  et  fraîche  verdure.  Et  puis 
répandez  sur  ce  paysage  sculptural  une  lumière 
divine  qui  en  fait  valoir  tous  les  détails,  qui  en 
dessine  le  relief,  qui  en  caresse  amoureusement  les 
contours  et  qui,  égalant  la  variété  des  teintes  à la 
multiplicité  des  plans,  inonde  les  sites  les  plus  rap- 
prochés d’une  splendeur  éclatante  et  étend  sur  les 
lointains , comme  une  gaze  légère , des  vapeurs 
bleuâtres,  rosées  ou  violettes.  Et  maintenant,  gra- 
vissant une  hauteur,  embrassez  d’un  coup  d'œil  ce 
vaste  tableau , regardez  , admirez  , contemplez  ; 
je  suis  seulement  en  peine  comment  vous  réussirez 
à vous  détacher  de  ce  spectacle  dont  la  beauté  se 
renouvelle  et  se  diversifie  sans  cesse,  car  d’instant 
en  instant  les  teintes  changent,  se  déplacent,  se 
foncent  ou  s’éclaircissent,  un  paysage  nouveau  se 


163 

crée  comme  par  magie  sous  vos  yeux,  — et  vous 
restez  éperdu,  le  souffle  suspendu,  vous  repaissant 
sans  vous  lasser  de  ce  spectacle  à la  fois  suave  et 
grandiose,  que  vous  ferez  bien  d’oublier  en  quit- 
tant la  Grèce,  sous  peine  de  trouver  partout  ail- 
leurs la  nature  ou  vulgaire , ou  dure , ou  mono- 
tone, ou  discordante,  ou  recherchée,  prétentieuse 
et  mélodramatique. 

La  marquise  s’était  engagée  dans  une  disserta- 
tion animée  sur  les  paysages  polychromes  qui  sont 
propres  aux  contrées  du  Midi.  Le  docteur  s’amu- 
sait à lui  faire  des  objections,  et  l’abbé,  consulté 
à tout  coup,  se  contentait  d’opiner  du  bonnet.  Je 
formais  l’arrière-garde  avec  milord;  il  m’entrete- 
nait, du  comte  de  B...  dont  il  venait  de  recevoir 
une  nouvelle  lettre  qu’il  m’avait  fait  lire. 

— Le  pauvre  homme  se  meurt  de  chagrin  ! — 
me  disait-il,  — et  s’il  voyait  en  ce  moment  l’air 
heureux  de  la  marquise. . . 

— Cependant , — lui  répondis-je,  — la  mar- 
quise a été  fort  rêveuse  ce  matin  pendant  le  dis- 
cours du  chevalier. 

— Ces  rêveries-là  ne  signifient  rien  de  bon,  — 
reprit-il;  — c’est  de  l’ennui  que  je  lui  souhaite, 


164 

mais  elle  en  est  à cent  lieues;  voyez  plutôt  de  quel 
air  d’animation  elle  cause  en  ce  moment  avec  le 
petit  homme  que  je  ne  puis  souffrir  ! 

— Voulez-vous  m’en  croire?  — lui  dis-je.  — 
Avant  peu  de  jours  le  comte  sera  rappelé  d’exil, 
et  vous  feriez  bien  de  réserver  toute  votre  pitié 
pour  le  gentil  garçon  qui  chemine  là  devant  nous 
avec  ses  grands  cheveux  dorés  et  sa  petite  toque 
de  velours  noir. 

— Vous  me  leurrez  de  vaines  espérances , — 
me  répondit-il.  — Ce  qui  est  beaucoup  plus  pro- 
bable, c’est  qu’avant  huit  jours  je  ferai  une  terri- 
ble scène  à la  marquise.  Car  je  suis  l’homme  le 
plus  doux,  le  plus  débonnaire  et  le  plus  endurant 
du  monde  ; mais  l'ennui,  poussé  au  paroxysme, 
finit  par  devenir  une  passion  aussi  violente  qu’une 
autre  et  à laquelle  je  suis  redevable  de  tous  les 
grands  actes  d’héroïsme  que  j’ai  faits  durant  ma 
vie. 

Pendant  que  milord  me  contait  tout  ce  que  l’en- 
nui lui  avait  fait  faire  d’héroïque,  nous  avions  tra- 
versé la  plaine  que  j’ai  essayé  de  vous  décrire,  et 
laissant  à notre  gauche  Colone , son  tertre  sur- 
monté de  la  colonne  funéraire  d’Ottfried  Müller,  et 


165 

les  bocages  de  l’Académie,  nous  étions  entrés  dans 
le  bois.  Là  nous  nous  engageâmes  dans  ces  jolis 
chemins  creux  le  long  desquels  courent  des  canaux 
d’irrigation  pleins  d’une  eau  limpide  dérivée  du 
Céphise,  qui  s’en  va  répandre  partout  l’abondance 
et  la  fécondité.  Des  deux  côtés  de  ces  jolis  che- 
mins régnent  des  jardins  verdoyants  et  fleuris,  où 
sont  réunis  l’olivier  aux  pâles  ramées,  le  figuier  qui 
verse  une  ombre  épaisse  et  tord  dans  tous  les  sens 
ses  grosses  branches  lustrées,  le  grenadier  dont  le 
délicat  feuillage  cachait  mal  ses  fruits  gonflés  et 
mûrissants,  le  mûrier  d’un  vert  éclatant,  le  téré- 
binthe  aux  grappes  rouges  chéries  du  bec-figue, 
l’oranger  aux  feuilles  luisantes  et  jaunâtres.  Çà  et 
là  des  berceaux  de  fleurs,  des  rosiers,  des  cactus, 
des  jasmins  encadrés  d’une  bordure  de  lavande, 
— et,  s’élançant  au  travers  des  vergers , des  ar- 
cades flottantes  de  vignes  enlacées  aux  arbres,  qui 
laissaient  retomber  en  festons  leurs  pampres  rou- 
gies  par  l’automne  et  pliant  sous  le  poids  des  grap- 
pes dorées.  Rien  de  plus  riche,  de  plus  plantu- 
reux , de  plus  gai  que  ces  vergers.  De  détour  en 
détour  nous  arrivâmes  au  bord  du  Céphise,  dont 
le  cours  épuisé  par  tant  de  saignées  laissait  à sec 


les  trois  quarts  de  son  lit.  Nous  le  traversâmes  et 
nous  fûmes  nous  établir  à l’entrée  de  la  tonnelle 
d’un  café.  En  face  de  nous  s’étendait  une  partie  du 
lit  de  la  rivière,  bordé  d’arbrisseaux  et  de  grandes 
touffes  de  lauriers  roses.  Plus  loin , un  champ 
planté  d’oliviers  magnifiques  que  le  soleil  déjà  dé- 
clinant prenait  en  écharpe  et  remplissait  d’une  lu- 
mière dorée.  À notre  droite  une  chapelle  grecque, 
entourée  de  peupliers,  de  trembles  et  de  frênes; 
plus  à droite  encore  une  route  et  un  pont,  et  au 
delà  du  pont  un  autre  bois  d’oliviers  profilant  leurs 
cimes  évasées  sur  un  ciel  de  saphir. 

Nous  nous  fîmes  servir  du  café  et  du  raki , et 
le  docteur,  qui  ne  pouvait  être  heureux  à moins, 
obtint  de  la  marquise  la  permission  de  fumer  un 
narghilé.  Nanni,  assis  près  d’elle  sur  une  chaise 
basse , prit  sur  ses  genoux  le  bichon , qui  n’est 
pas  toujours  de  bonne  composition , et  se  mit  à 
caresser  ses  longs  poils  soyeux , tout  en  considé- 
rant tour  à tour  le  Céphise,  les  oliviers  et  le  ciel. 
Au  bout  de  quelques  instants  : 

— Quel  lieu  frais,  agreste  et  charmant!  — dit- 
il  de  sa  voix  douce  et  argentine. 

— Est-ce  un  exorde?  — lui  demanda  la  mar- 


167 


quise;  — car,  si  je  11e  me  trompe,  votre  tour  est 
venu  de  payer  votre  écot. 

— Oh!  dispensez-m’en,  — dit-il  en  souriant; 
— je  n’ai  fait  de  discours  de  ma  vie  et  je  crain- 
drais de  m’en  mal  tirer.  Tout  ce  que  je  voulais 
dire,  c’est  que  longtemps  avant  de  visiter  la  Grèce, 
je  l’avais  souvent  vue  dans  mes  rêves,  ou  plutôt 
j’avais  cru  la  voir,  car  je  prêtais  à sa  beauté  cer- 
taine régularité  un  peu  sévère  qui  11’existait  que 
dans  mon  cerveau.  Plus  tard,  quelques  mois  avant 
de  m’embarquer  pour  Athènes , je  vis  à Munich 
ces  fameuses  vues  de  la  Grèce  que  vous  savez,  et 
j’imaginai  sur  la  foi  du  peintre  je  11e  sais  quels 
sites  arides,  mélancoliques,  désolés... 

— Et  vous  avez  fini  par  reconnaître,  — inter- 
rompit la  marquise,  — que  la  Grèce  n’est  ni  une 
tragédie  française,  ni  un  mélodrame  du  boulevard. 
Voilà  certes  une  découverte  qui  vaut  le  ramasser. 

— Quant  à moi,  — dit  le  docteur,  — je  m’é- 
tais représenté  la  Grèce  comme  un  pays  de  coupe- 
gorges  et  de  brigands,  et  j’ai  fait  le  tour  du  Pélo- 
ponèse  sans  trouver  l’occasion  de  tirer  un  pauvre 
coup  de  revolver. 

— Ni  d’utiliser,  — reprit-elle,  — les  quatre 


168 

gendarmes  qui  vous  servaient  d’escorte.  Vous  êtes, 
docteur,  du  nombre  de  ces  voyageurs  qui  s’en  vont 
soi-disant  à la  recherche  des  aventures  et  qui  ne 
négligent  aucune  précaution  pour  les  tenir  à dis- 
tance. Soyez  tranquille , elles  11e  viendront  jamais 
vous  chercher,  étant  de  ces  gens  à qui  il  n’arrive 
jamais  rien. 

Le  docteur  soupira  , et  chassant  dans  l’air  un 
épais  nuage  de  fumée  : 

— Vous  avez  raison,  Madame,  — dit-il;  — ti- 
rant sans  cesse  sur  moi,  il  11’est  pas  étonnant  qu’une 
fois  sur  cent  vous  ayez  mis  dans  le  blanc.  Non , 
Madame,  il  11e  m’est  jamais  rien  arrivé;  je  ne  puis 
pas  trouver  dans  ma  vie  un  seul  événement,  rien 
qui  ressemble  de  près  ou  de  loin  à un  drame,  ni 
qui  puisse  fournir  la  matière  d’un  conte  bleu,  et 
franchement,  quoi  que  vous  en  disiez,  cela  me  dé- 
sole, car  j’avais  toujours  rêvé  de  devenir  un  homme 
intéressant. 

— En  attendant , — dit-elle , — je  serais  cu- 
rieuse de  voir  la  mine  que  vous  feriez  à une  petite 
aventure  grosse  comme  le  doigt  ou  comme  Ugly, 
par  exemple,  qui  viendrait  déranger  votre  paresse. 


pendant  que  vous  contemplez  avec  béatitude  les 
fumées  bleues  de  votre  tombeki. 

— Ce  qui  me  console,  — reprit  le  docteur,  — 
c’est  que  j’ai  énormément  d’imagination  ; — riez 
tant  qu’il  vous  plaira,  Madame,  je  sais  ce  qui  en 
est,  et  pour  peu  que  vous  me  pressiez,  je  vous 
fournirai  mes  preuves.  Oui , vraiment , je  suis 
un  homme  de  grande  imagination,  et  il  y a des 
moments  où  je  sens  en  moi  l’étoffe  d’un  héros  et 
où  je  me  représente  la  brillante  carrière  que  j’au- 
rais fournie  si  la  destinée... 

— En  voilà  assez,  docteur,  je  me  rends,  — dit- 
elle  ; — du  moment  que  vous  vous  croyez  de  l’é- 
toffe dont  on  fait  les  chevaliers  errants,  il  faut 
vous  reconnaître  la  plus  prodigieuse  imagination 
du  monde  ; toute  autre  preuve  serait  superflue  : 
me  voilà  persuadée;  je  vous  déclare  plus  poëte 
que  notre  ami  Nanni... 

Et,  disant  cela,  elle  laissa  tomber  sur  l’enfant 
un  regard  caressant  qui  le  rendit  confus. 

— Oh!  Madame,  — dit-il  en  baissant  les  yeux. 
— si  j'ai  de  l’imagination,  cela  ne  suffit  pas  pour 
faire  de  moi  un  poëte,  il  y faut  bien  autre  chose 


encore. 


170 


— Comment?  — clit-elle;  — l’imagination  n’est- 
elle  pas  la  faculté  créatrice,  inventive?... 

— Mais,  vous  le  voyez,  Madame,  dès  ma  plus 
tendre  enfance  j’ai  cherché  à me  représenter  la 
Grèce,  et  quand  je  l’ai  vue  , ç’a  été  pour  moi  une 
surprise. 

— Je  le  crois  bien,  — dit-elle,  — elle  n’a  ja- 
mais été  imaginée  que  par  le  bon  Dieu  qui  l’a  faite. 

— Et  ainsi  de  toutes  choses,  — dit-il;  — lui 
seul  a cette  imagination  qui  invente  ; nous  autres, 
nous  ne  faisons  que  combiner,  et  encore  nos  com- 
binaisons avortent-elles  souvent. 

— La  belle  merveille  ! — s’écria  le  docteur;  — 
il  est  venu  le  premier,  Lui,  et  il  a traité  tous  les 
sujets. 

La  marquise  se  mit  à rire,  et,  nous  montrant 
du  bout  de  son  éventail  le  docteur  qui  se  prélassait 
paisiblement  sur  sa  chaise  en  jouant  avec  le  bou- 
quin d’ambre  de  son  narghilé  : 

— Voilà  bien  autre  chose,  Messieurs,  — nous 
dit-elle.  — A cette  heure,  notre  cher  épicurien 
ne  se  contente  plus  de  se  croire  un  Beau-Téné- 
breux ; il  est  un  peu  chagrin  de  n’avoir  pas  fait  le 
monde,  et  pour  mettre  à l’aise  son  amour-propre, 


171 

il  s’allègue  à lui-même  qu’il  est  venu  trop  tard. 
La  chose  était  déjà  faite.  Simple  question  de 
temps!  On  l’a  gagné  de  vitesse...  Ce  qui  m’étonne, 
docteur,  — ajouta-t-elle,  — c’est  qu’on  ait  pu  se 
passer  de  vous;  votre  collaboration,  vos  conseils 
eussent  été  précieux... 

Puis,  se  retournant  vers  Nanni,  elle  lui  dit  : 

— Je  ne  vous  le  cache  pas,  mon  enfant  (car  elle  lui 
parlait  volontiers  sur  un  ton  maternel),  vous  êtes 
modeste,  et  il  est  peu  de  vos  confrères  qui  goûtas- 
sent votre  façon  de  penser  ; car  il  est  assez  de  mode 
parmi  les  artistes,  comme  aussi  je  pense  parmi  les 
philosophes,  d’exalter  l’art  aux  dépens  de  la  na- 
ture. La  plupart  d’entre  eux  parlent  de  notre  pau- 
vre monde  comme  d’un  informe  brouillon  qu’ils 
sont  chargés  de  mettre  au  net  et  de  corriger...  Et 
tenez,  ce  matin  même,  ces  Messieurs  ne  nous  out- 
ils pas  prouvé  péremptoirement  que  la  nature  11e 
le  pouvait  disputer  à Phidias  dans  l’art  de  faire  un 
cheval?  Aussi  bien,  excusez-moi,  j’étais  presque 
tentée  de  les  en  croire... 

— Je  n’y  contredis  point,  — repartit  tranquil- 
lement Nanni.  — Je  disais  seulement  que  ce  n’est 
point  par  l’imagination  que  nous  pouvons  nous 


172 

flatter  de  surpasser  la  nature.  Nous  avons  beau 
nous  évertuer,  le  mieux  que  nous  puissions  faire 
dans  nos  inventions,  c’est  de  nous  rencontrer  avec 
elle.  Car,  de  croire  l’embellir  en  la  régularisant, 
pure  illusion,  vaine  chimère!  Livrée  à elle-même 
et  privée  de  l’assistance  de  notre  mémoire,  notre 
fantaisie  simplifie  tout  et  ses  plus  riches  produc- 
tions nous  étonnent  par  leur  indigence,  leur-  sté- 
rilité ; ce  ne  sont  que  de  fugitives  silhouettes  ou 
de  vagues  et  froides  abstractions;  il  y manque  ce 
détail  infini  qui  nous  surprend  et  nous  charme  dans 
l’étude  du  plus  subalterne  des  êtres  de  la  création, 
et  qui,  plus  nous  l’examinons,  moins  nous  le  pou- 
vons épuiser. 

— Fort  bien,  Nanni,  — s’écria  milord  en  le  re- 
gardant avec  tendresse.  — Bravo  , mon  enfant , 
bien  parlé,  — et  voilà  vraiment  le  premier  mot  de 
bon  sens  que  je  vous  entends  dire.  Courage,  con- 
tinuez, ma  belle  nièce  ne  vous  en  voudra  pas  de 
lui  démontrer  qu’il  n est  pas  de  statue  digne  de 
lui  être  comparée. 

Nanni  sourit  en  rougissant. 

— Vous  me  jetteriez  là  dans  une  entreprise... . 
— dit-il , — vous  connaissez  le  peu  de  goût  de 


173 


Madame  la  marquise  pour  les  madrigaux,  et  quant 
à moi  je  n’y  ai  nul  talent  et  ne  dirai  jamais  si  bien 
que  son  miroir...  Laissez-moi  plutôt  vous  conter, 
puisque  nous  sommes  convenus  aujourd’hui  de  ne 
parler  que  de  chevaux,  ce  qui  m’arriva  dans  les 
premiers  temps  que  je  maniais  le  crayon.. . J’ai  tou- 
jours été  un  peu  songeur;  mon  père,  homme  de 
sens,  me  le  reprochait,  mais  je  tenais  cela  de  ma 
pauvre  mère,  qui  était  une  grande  rêveuse...  Entre 
autres  utopies,  j’imaginai  un  jour  que,  n’étant  au- 
cun cheval  où  je  ne  découvrisse  quelque  imperfec- 
tion, la  seule  méthode  pour  en  inventer  un  qui  fût 
sans  défauts,  était  de  remonter  à l’idée  même  du 
cheval  et  de  charger  mon  crayon  de  donner  à cette 
idée  une  figure  sensible.  Me  voilà  donc  poursui- 
vant sans  relâche  le  cheval  absolu;  j’en  maigris- 
sais; la  nuit  même  je  ne  faisais  qu’y  rêver;  mais 
je  n’avançais  guère  en  ma  besogne.  A la  poursuite 
d’un  fantôme,  le  moyen  de  ne  pas  se  perdre  dans  le 
vide!  Un  jour,  pour  me  tirer  de  peine,  mon  bon 
génie  me  fit  tomber  sous  la  main  les  Éléments 
d’hippiatrique  de  Bourgelat,  et  en  ouvrant  le  pre- 
mier volume,  j’avisai  un  chapitre  intitulé  : Théorie 
des  proportions  géowétrales  du  cheval,  dans  lequel 


174 

Bourgelat  détermine  h priori  la  beauté  géométri- 
que du  cheval. 

— Un  charmant  livre!  — interrompit  le  cheva- 
lier, — avec  une  jolie  vignette  au  frontispice  re- 
présentant, un  squelette  de  cheval,  et  à côté,  des 
amours  ailés-  dans  le  style  de  Boucher,  qui  for 
ment  une  ronde  en  pressant  sur  leurs  cœurs  des 
fémurs  et  des  tibias.  Quelques  pages  plus  loin, 
vous  lisez  cette  définition  poétique  de  la  beauté  : 
Qu'entendez-vous  par  le  terme  de  beauté  (car  Bour- 
gelat a écrit  en  dialogues  comme  Platon)?  — à 
quoi  l’on  répond  : J’entends  exprimer  par  le  mot  de 
beauté  la  proportion  exacte,  agréable  et  symétrisée 
des  parties  qui  forment  dans  V animal  le  total  exté- 
rieur qui  nous  séduit  et  qui  nous  flatte. 

— En  dépit  de  la  vignette  et  de  ce  total  qui 
nous  flatte,  — reprit  Nanni,  — je  bénis  le  Ciel 
qui  avait  placé  Bourgelat  sur  mon  chemin.  Je 
serrai  son  livre  sur  mon  cœur  comme  un  talis- 
man d’une  valeur  inestimable  et  je  me  mis  à l’étu- 
dier avec  une  ardeur  qui  ne  peut  se  dire.  Je  ne 
pensais  qu’à  Bourgelat , je  ne  parlais  que  de 
Bourgelat,  je  plaignais  du  fond  de  mon  âme  les 
malheureux  qui  ignoraient  l’existence  de  Bour- 


175 

gelât.  Bourgelat  était  devenu  pour  moi  le  pre- 
mier des  hommes;  son  livre  ne  me  quittait  pas, 
je  le  couvais  des  yeux  comme  Aladin  sa  lampe  en- 
chantée, à,  l’aide  de  laquelle  il  évoquait  à son  gré 
les  esprits  ; de  même  moi , par  le  moyen  du  livre 
magique , je  me  flattais  d'évoquer  du  séjour  des 
ombres  la  sublime  idée  du  cheval.  J’appris  par 
cœur  la  théorie  géomélrale.  Je  me  vois  encore  le 
soir,  dans  le  jardin  public,  près  du  grand  canal, 
marmottant  entre  mes  dents  quelque  sentence  du 
grand  homme,  celle-ci,  par  exemple,  que  je  n’ai 
point  oubliée  : L’horizontale  traversant  à la  deuxième 
seconde  de  la  seconde  prime  aura  de  longueur  deux 
secondes , deux  points , et  arrivera  aux  deux  extré- 
mités de  la  tubérosité  des  maxillaires.  — Et  ce  di- 
sant, je  prenais  en  pitié  les  chevaux  et  les  cava- 
liers qui  piaffaient  et  galopaient  autour  de  moi 
dans  les  grandes  allées  du  jardin  : — Qu’êtes-vous, 
leur  disais-je,  au  prix  du  cheval  Bourgelat,  au  prix 
de  l’idée  divine  du  cheval?  — Enfin,  je  m’enfon- 
çai si  bien  dans  ma  chère  folie,  que  j’en  perdis 
l’appétit  et  le  sommeil.  Mes  parents  s’en  aperçu- 
rent, me  questionnèrent.  Je  leur  découvris  mon  se- 
cret. Ma  mère  sourit;  mon  père  ne  sourit  pas,  il 


176 


haussa  les  épaules,  et  portant  son  index  à son 
front,  il  prononça  ce  seul  mot  : Matto!  Mais  rien 
n’était  capable  de  me  rebuter , et  quand  je  pensai 
posséder  la  quintessence  de  la  sublime  doctrine,  je 
pris  mon  crayon  d’une  main  tremblante  et  je  me 
mis  à l’œuvre...  Non,  jamais  alchimiste,  recher- 
chant, la  pierre  philosophale,  ne  ressentit  devant 
son  alambic  et  ses  cornues  des  battements  de  cœur 
comparables  aux  miens,  alors  qu’assis  devant  mon 
carton,  toutes  mes  mesures  prises,  toutes  mes  ho- 
rizontales tracées,  je  crayonnais  les  premiers  con- 
tours de  l’image  sainte,  de  l’image  du  cheval  ab- 
solu... Hélas!  ô déception!  ô misère!  le  cheval  qui 
m’apparut  sur  mon  papier  avait  le  défaut  de  celui 
de  Roland,  — il  était  mort.  Répondait-il  à l’idée 
même  du  cheval?  Je  ne  sais;  mais  à coup  sûr  ce 
n’était  qu’un  fantôme,  qu’une  ombre...  Encore  si 
c’eût  été  l’ombre  d’un  vivant?  Malheureusement,  à 
le  voir,  on  sentait  qu’il  n’avait  jamais  vécu.  — Tu 
as  beau  faire,  lui  dis-je,  — je  te  ferai  bien  vivre! 
— Et  je  me  mis  à retoucher  mon  esquisse;  mais 
je  ne  tardai  pas  à m’apercevoir  que,  pour  la  cor- 
riger, j’appelais  à mon  aide  le  souvenir  de  tel  ou 
tel  cheval  que  j’avais  rencontré  dans  mes  prome- 


177 


nades,  — et  que  devenait  dès  lors  Bourgelat,  la 
théorie  géométrale  et  l’idée  absolue?...  Je  déchirai 
mon  premier  dessin  et  je  recommençai.  J’en  fis 
un  second,  un  troisième  ; le  résultat  était  toujours 
le  même...  J’étais  pour  en  devenir  fou.  Par  bon- 
heur, un  jour  que  je  contemplais  mon  carton,  les 
coudes  sur  la  table,  ma  tête  dans  mes  mains,  me 
confessant  dans  le  secret  de  mon  cœur  que  la  plus 
méchante  haridelle  qui  ait  jamais  traîné  un  haquet 
dans  les  rues  d’une  grande  ville  était  cent  fois 
plus  intéressante  que  mon  cheval  absolu,  — tout 
à coup  je  sentis  une  main  se  poser  sur  mon  épaule. 

C’était  le  curé  de  la  paroisse  de  Saint-Zacharie, 

« 

grand  ami  de  la  maison,  lequel,  entré  sur  la  pointe 
des  pieds,  après  avoir  à mon  insu  examiné  mes 
primes  et  mes  secondes,  se  penchait  vers  moi  pour 
me  dire , en  essuyant  les  verres  de  ses  lunettes  : 
« Nanni , apprends  ceci  de  ton  curé  : un  tableau 
n’est  pas  un  problème  de  géométrie  descriptive.  » 
Pas  plus  tard  que  le  soir  de  ce  jour-là , mes  car- 
tons et  Bourgelat  avaient  péri  dans  les  flammes. 
Et  le  lendemain,  comme  j’étais  allé  en  compagnie 
de  ma  mère  faire  une  visite  à la  Zuecca,  nous  vî- 
mes au  retour,  courant  sur  le  rivage,  un  âne  blanc 

12 


178 

d’ Alexandrie  arrivé  depuis  peu,  qui  se  mit  à braire 
en  nous  regardant.  J’obtins  de  ma  mère  qu’on  fît 
aborder  la  gondole,  et  débarquant,  je  m’approchai 
de  l’âne,  qui  n’était  point  sauvage,  et  je  me  mis  à 
le  caresser.  « Nanni  ! me  cria  ma  mère  en  riant, 
tu  déroges,  mon  enfant.  San-Marco  ! flatter  un  âne 
de  la  même  main  qui  doit  crayonner  le  cheval  ab- 
solu! » Je  baisai  tendrement  le  baudet  entre  les 
deux  oreilles  et,  appuyant  ma  tête  sur  la  sienne  . 
« Mère,  m’écriai-je,  la  nature  seule  est  divine  et 
Bourgelat  n’est  pas  son  prophète  ! » 

— Le  curé  de  Saint-Zacharie, — fit  le  docteur 
— était  un  homme  très-sensé  ; au  rebours  du  con- 
seil que  Juliette  donnait  à Jean-Jacques,  il  vous  di- 
sait : Lascici  la  matematica,  Nanni,  e studia  le  donne! 

— Cette  étude,  — lui  dis-je,  — n’est  pas  sans 
dangers.  On  y perd  quelquefois  aussi  le  sommeil, 
l’appétit... 

Il  m’arrêta  court  par  un  regard  terrible  ; car, 
en  de  certains  moments  , cette  charmante  tête 
prend  une  expression  farouche.  Voulez-vous  sa- 
voir à quoi  ressemble  Nanni?  Vous  connaissez 
sans  doute  quelques-unes  de  ces  toiles  merveil- 
leuses de  Jean  Bellin,  où  sont  représentés  la  Ma- 


179 

dune  et  l’enfant  Jésus  sur  un  trône  recouvert  d’un 
baldaquin  ; autour  d’eux  quelques  figures  de  saints 
debout  ; à leurs  pieds , assis  sur  les  marches  du 
trône,  de  petits  anges  faisant  de  la  musique.  Jean 
Bellin  est  le  seul  peintre  qui  ait  donné  à ses  anges 
des  têtes  et  des  visages  d’artistes.  Parmi  ces  vir- 
tuoses célestes,  il  en  est  un  qui  est  le  portrait  de 
Nanni.  C’est  celui  qui  se  voit  à Venise*,  à l’Aca- 
démie des  beaux-arts,  jouant  de  la  viole  d’amour, 
la  tête  penchée  , la  figure  un  peu  tudesque , des 
traits  un  peu  forts  avec  une  exquise  délicatesse 
d’expression,  le  regard  perdu  dans  l'espace,  et  une 
grande  chevelure  fauve , semblable  à une  crinière 
de  lion , qui  lui  tombe  sur  les  sourcils.  Voilà 
Nanni,  et  vous  comprendrez  sans  peine  que,  comme 
le  cheval  de  Xénophon,  il  puisse  tour  à tour  être 
doux  et  terrible  à regarder. 

Le  regard  qu’il  m’avait  lancé  signifiait  : Si  vous 
avez  deviné  que  je  souffre,  avez-vous  bien  le  cœur 
d’en  plaisanter? 

Heureusement  j’avais  parlé  si  bas  que  la  mar- 
quise ne  m’avait  pas  entendu. 

— Ainsi,  selon  vous,  — lui  dit-elle,  poursui- 


180 


vant  le  propos  entamé,  — l’observation  fait  l’ar- 
tiste plus  que  l’imagination. 

— Je  dirais  plutôt,  Madame,  que  l’artiste  doit 
employer  son  imagination  pour  bien  observer,  car 
c’est  à cela  qu’elle  lui  servira  proprement , et  si 
elle  ne  s’en  mêle,  il  n’est  pas  d’observation  pos- 
sible. 

— Je  ne  vous  entends  pas  bien,  — dit-elle. — 
Eh  quoi  ! cet  âne  blanc , par  exemple  , cet  âne 
d’Égypte  que  vous  vîtes  à la  Zuecca  , pour  l’ob- 
server et  le  connaître,  ne  suffit-il  pas  d’avoir  des 
yeux  et  l’habitude  de  s’en  servir? 

— Je  ne  le  pense  pas,  — dit-il  ; — car  ce  que 
je  vois  de  cet  âne  à un  moment  donné,  n’est  rien 
au  prix  de  ce  que  je  dois  deviner.  Cet  âne  est  un 
monde,  et  dans  ce  monde , comme  vous  le  dira 
Monsieur  l’abbé,  tout  est  soumis  à la  plus  rigou- 
reuse logique.  Cette  logique  ne  se  voit  pas,  et  si 
je  n’en  surprends  le  secret,  mon  âne  blanc  restera 
pour  moi  un  mystère.  En  un  mot,  pour  reproduire 
dans  leur  vérité  les  œuvres  de  la  nature , il  faut 
démêler  sa  pensée  et  ses  procédés,  et  c’est  à quoi 
sert' l’imagination. 

— L’enfant  a raison , — dit  doctoralement  le 


181 

docteur.  — L’univers  est  un  vaste  raisonnement, 
et  chaque  existence  est  un  des  syllogismes  dont  se 
compose  la  démonstration. 

— Ainsi  un  âne  est  un  syllogisme,  — dit-elle  ; 
— Buffon  ne  s’était  pas  avisé  de  cette  définition. 

— Qu’importent  les  mots  ? — reprit  Nanni  en 
s’animant;  — il  suffit  que  la  nature  est  toujours 
conséquente  avec  elle-même  et  que  ce  qu’elle  nous 
laisse  voir  de  ses  œuvres  est  intimement  lié  avec 
ce  qui  ne  s’en  voit  pas.  Et  voulez-vous  savoir  en 
quoi  consiste  la  supériorité  de  l’artiste  et  du  pen- 
seur ? Le  vulgaire  ne  comprend  des  choses  que  ce 
qui  s’en  voit;  eux,  au  contraire,  dans  ce  qui  ap- 
paraît reconnaissent  le  signe  mystérieux  de  ce  qui 
11e  se  voit  pas.  Seulement  le  philosophe  raisonne 
et  l’artiste  contemple.  Une  légende  du  moyen  âge 
rapporte  que,  sous  le  règne  de  Néron,  on  vit  pa- 
raître à Rome  deux  originaux,  nommés  Phidias  et 
Praxitèle,  qui  marchaient  tout  nus  dans  les  rues. 
L’empereur  les  fit  appeler  auprès  de  lui  et  leur 
demanda  la  raison  de  cette  bizarrerie.  Ils  répon- 
dirent qu’ils  entendaient  témoigner  ainsi  du  privi- 
lège qu’ils  avaient  reçu  des  dieux  de  voir  les  choses 


182 

dans  leur  nudité,  tandis  que  le  reste  des  hommes 
n’en  apercevait  que  les  voiles. 

Cette  théorie  n’était  pas  du  goût  de  la  mar- 
quise; c’était,  lui  semblait-il,  attribuer  à l’imita- 
tion de  la  nature  une  importance  exagérée.  Et  elle 
alléguait  les  Grecs  de  l’époque  classique,  qui 
avaient,  disait-elle,  sacrifié  la  nature  à l’idéal.  Ce 
fut  moi,  je  pense,  qui  lui  objectai  Aristote,  et  sa 
définition  de  la  poésie , qu’il  réduit  à une  simple 
imitation.  Mais  Nanni  : 

— Vous  compromettez  ma  cause,  — reprit-il 
en  secouant  la  tête.  — Ce  que  je  veux  dire,  c’est, 
que  personne  n’étudia  jamais  la  nature  avec  plus 
de  passion  que  les  grands  artistes  grecs,  ne  la  re- 
produisit avec  plus  de  scrupule,  ne  s’entendit 
mieux  à se  servir  de  son  imagination  pour  la  bien 
observer  ; car,  je  le  répète  , sans  imagination , la 
connaissance  de  la  nature  est  néant  dans  les  arts. 
Et  vous  le  savez  bien,  Madame,  l’école  de  sculp- 
ture qui  précéda  et  prépara  Phidias,  la  fameuse 
école  d’Égine  dont  il  se  voit  de  si  beaux  ouvrages 
à la  Glyptothèque  de  Munich , nous  étonne  par 
l’exactitude  minutieuse  avec  laquelle  elle  s’enten- 
dait à reproduire  les  formes  et  les  proportions 


18  i 


du  corps  humain.  Mais  comparez  une  statue  d’É- 
gine  et  une  statue  de  Phidias  ou  de  son  école,  et 
vous  sentirez  que  Phidias,  aussi  exact  que  Jes 
Éginètes,  a sur  eux  l’avantage  d’avoir  complété 
et  fécondé  ses  observations  par  sa  fantaisie,  et 
ainsi  d’avoir  pu  saisir  partout  les  ensembles  qui 
leur  échappaient.  Oui , sans  contredit , les  sta- 
tues éginétiques  de  Munich  nous  surprennent  par 
leur  vérité;  vous  y trouvez  tel  bras,  telle  jambe 
où  les  muscles  sont  rendus  avec  une  précision  re- 
marquable, et  cependant,  — sans  même  parler  des 
têtes,  auxquelles  Onatas  et  ses  élèves , par  scru- 
pule sacerdotal , s’abstenaient  de  donner  aucune 
expression  ni  aucun  caractère , — ces  corps  si 
vrais  semblent  inanimés , comparés  à une  seule 
des  métopes  du  Parthénon.  Ce  n’est  pas  que  l’ac- 
tion, ni  le  mouvement  y manquent;  mais  la  mé- 
thode d’observer  était  incomplète  encore  et  ces  fi- 
gures sont  un  composé  de  détails,  tous  pris  dans 
la  nature , mais  que  le  génie  n’a  pas  su  fondre  et 
marier  ensemble.  Et  voilà  justement  pourquoi  elles 
ne  nous  paraissent  pas  vivantes,  car  la  vie  a pour 
caractère  de  si  bien  subordonner  les  détails  à l’en- 
semble qu’elle  les  fait  pour  ainsi  dire  disparaître. 


184 

Aussi,  voyant  une  belle  figure  animée,  il  nous  est 
toujours  très-difficile  d’analyser  sa  grâce  et  son 
charme. 

— Vous  en  parlez  avec  tant  d’autorité!...  — 
dit-elle. 

— Oh!  Madame,  moi,  Nanni,  de  l’autorité!  — 
dit-il  en  souriant.  Mais  je  m’en  rapporte  à vous. 
Vous  avez  vu,  n’est-ce  pas,  les  fresques  de  l’An- 
nunziata  à Padoue  et  les  loges  du  Vatican?  Eh 
bien  ! Madame,  de  Giotto  à Raphaël,  la  différence 
est  la  même  que  d’Onatas  à Phidias.  Dans  ces 
merveilleuses  peintures  de  l’Annunziata,  quelles 
attitudes  heureuses  et  bien  observées  ! que  de  vé- 
rité dans  les  corps,  dans  les  visages!  quelle  finesse 
dans  les  draperies  ! Mais  l’art  suprême  de  faire 
concourir  tous  les  détails  à un  effet  d’ensemble, 
c’est  aux  loges  qu’il  faut  l’aller  chercher  ! 

— Dans  ma  petite  sagesse,  — répliqua  la  mar- 
quise, — j’expliquais  tout  cela  en  me  disant  que 
Phidias , et  Raphaël  lui-même , puisque  vous  en 
parlez , avaient  su  concilier  avec  la  recherche  de 
l’idéal  la  science  d’observation  qu’ils  avaient  em- 
pruntée à leurs  prédécesseurs. 

— L’idéal!  l’idéal!  — dit-il  en  riant.  — C’est 


f 


185 


un  grand  mot,  mais  un  peu  creux  et  qui  n’est  plus 
guère  à mon  usage  depuis  ma  mésaventure  du  che- 
val absolu.  Je  suis  plus  rancunier  que  Monsieur  le 
docteur;  il  a pardonné  au  cheval  barbe  qui  l’a 
désarçonné  ; moi  je  veux  mal  de  mort  à qui  me 
joue  de  méchants  tours,  et  je  la  garde  bonne  à 
Bourgelat,  à la  géométrie  et  à l’idéal  ! 

— Ainsi,  si  nous  vous  en  croyons,  — reprit  la 
marquise,  — nous  dirons  seulement  que  Phidias 
et  Raphaël,  grâce  à la  supériorité  de  leur  imagi- 
nation, ont  mieux  vu  la  nature  qu’Onatas  et  Giotto. 
et  c’est  à cela  que  se  rabattra  leur  gloire  ! 

— Ce  que  je  craindrais,  — répondit-il,  — c’est 
que,  parlant  ainsi,  nous  ne  fissions  tort,  non  à 
l’ Athénien  et  à l’homme  d’Urbin,  mais  à l’Éginète 
et  au  gardeur  de  moutons  de  Vespegnano.  Tout 
se  fait  par  degrés  dans  l’histoire  des  arts  comme 
dans  celle  des  empires  , et  je  n’admire  pas  moins 
les  initiateurs  qui  meurent  à la  besogne  et  lais- 
sent leur  oeuvre  incomplète,  que  leurs  heureux  suc- 
cesseurs qui  arrondissent  le  patrimoine  dont  ils 
ont  hérité.  Mon  grand-père,  Madame,  était  le  pre- 
mier gondolier  de  Venise,  et  il  amassa,  à force  de 
manier  l’aviron,  de  quoi,  laisser  une  honnête  aisance 


à ses  enfants  ; mon  père,  gros  marchand,  a décu- 
plé la  fortune  qu’il  avait  héritée,  et  assurément  il 
fait  meilleure  figure  dans  ce  monde.  Dirons-nous 
pour  cela  qu’il  eut  plus  de  génie  que  le  pauvre 
gondolier? 

— Je  vous  comprends , — dit-elle , — sans 
Giotto  point  de  Raphaël,  et  sans  Onatas  point  de 
Phidias...  Mais,  franchement,  — ajouta-t-elle,  — 
je  ne  puis  revenir  de  mon  étonnement  que  ce  soit 
vous  entre  nous  tous,  mon  cher  Nanni,  vous  ar- 
tiste et  songe-creux  de  profession,  qui  fassiez  ici 
la  guerre  à l’idéal  ! 

— Pardonnez-lui,  Madame,  — s’écria  le  che- 
valier. — Il  vous  l’a  dit  lui-même,  il  est  dans  le 
cas  de  ces  amants  éconduits  qui  médisent  de  la 
maîtresse  dont  ils  ont  essuyé  les  rebuts.  Mais, 
prenez-y  garde,  jeune  homme,  vous  vous  attaquez 
à forte  partie;  nier  l’idéal,  c’est  blasphémer;  car 
l’idéal  est  divin  ; sans  l’idéal,  que  deviennent  l’art, 
la  vie? 

Il  s’échauffait  et,  pour  complaire  à la  marquise, 
allait  déclamer  longtemps  sur  ce  texte,  mais  mi- 
lord l’interrompit  en  disant  : 

— Nanni,  mon  ami,  à partir  de  ce  moment  vous 


187 


avez  conquis  toute  mon  estime , et  si  vous  étiez  à 
portée  de  mes  bras,  j’aurais  peine  à me  défendre 
de  vous  presser  sur  mon  cœur  ! Il  y a si  longtemps 
que  j’entends  parler  de  l’idéal , et  je  veux  mourir 
si  ceux  qui  en  parlent  entendent  eux-mêmes  ce 
qu’ils  en  disent  ! L’idéal!  l’idéal  ! C’est  votre  Ma- 
dame de  Staël,  que  je  ne  puis  souffrir,  Marquise, 
qui  a mis  ce  mot-là  à la  mode!  Et  nos  lakistes  s’en 
sont  donné  à cœur  joie  après  elle,  — ainsi  que  votre 
fameuse  comtesse  Hahn-Hahn,  dont  vous  ne  vou- 
lez plus  qu’on  vous  parle  et  dont  vous  admiriez 
fort  autrefois  les  héroïnes  à l’âme  infiniment  grande 
et  aux  mains  infiniment  petites!  L’idéal  ! vraiment, 
ceux  qui  en  parlent  sont  des  manières  de  mélan- 
coliques qui  n’ont  rien  su  faire  dans  ce  monde  et 
qui  bayent  aux  corneilles  d’un  air  éploré,  mau- 
vais pères  au  demeurant,  mauvais  époux,  mauvais 
citoyens,  de  fâcheux  commerce,  brise-raisons,  cha- 
grins, inutiles  aux  autres  et  à eux-mêmes... 

— Bon  Dieu!  — interrompit  Nanni  en  riant, — 
voilà  un  avocat  et  une  plaidoierie  qui  me  feront 
perdre  définitivement  ma  cause  devant  votre  tri- 
bunal, Madame!  Mais,  après  tout,  peut-être  nous 
entendons-nous  mieux  qu’il  ne  semble.  Cet  idéal. 


188 

qui  vous  tient  si  fort  au  cœur,  comment  le  défi- 
nissez-vous ? 

— Vraiment,  je  ne  sais,  — dit-elle,  — je  n’y 
ai  jamais  songé.  Jusqu’à  présent  je  pensais  que  la 
chose  s’entendait  de  soi-même,  et  je  ne  m’étais 
point  mise  en  peine  de  l’éclaircir...  Mais  voyons, 
en  y rêvant  un  peu...  Si  l’on  vous  disait,  par 
exemple,  que  l’idéal  est  une  certaine  régularité 
qui  ne  se  rencontre  guère  dans  la  nature... 

— Ah  ! Madame,  — répondit-il,  — c’est  à vous- 
même  que  j’en  appelle  pour  décider  si  la  régularité 
était  bien  le  but  suprême  où  visaient  les  Grecs... 
Vous  souvient-il  de  cet  encadrement  de  palmettes 
et  de  lis  marins  qui  décore  les  montants  et  le  lin- 
teau d'une  porte  de  l’Érechthéum  et  de  l’essai 
d’imitation  qu’en  ont  essayé,  il  y a peu,  d’ha- 
biles ouvriers  venus  d’Italie?  Avez-vous  oublié 
que,  l’autre  jour,  comparant  l’original  et  la  copie, 
nous  observions  dans  celle-ci,  œuvre  fort  méri- 
toire, une  symétrie  portée  jusqu’à  la  perfection,  et 
nous  admirions  comme,  dans  ces  spirales  de  feuil- 
lages qui  entourent  les  palmettes , chaque  feuille , 
tra  vaillée  avec  soin . était  exactement  pareille  à 
toutes  les  autres;  — puis,  considérant  l’original. 


189 

vous  remarquâtes  d’abord  que  l’artiste  grec  avait 
reproduit  dans  ses  feuillages  toutes  ces  nervures, 
ces  dentelures , ces  filets,  ces  fibres  qui  paraissent 
sur  les  feuilles  des  arbres  ; puis,  à votre  grand 
étonnement,  nous  nous  aperçûmes  que  chacune  de 
ces  feuilles  si  finement  amenuisées,  ouvragées  avec 
une  si  exquise  délicatesse,  différait  des  autres  par 
quelque  menu  détail,  si  bien  que  nous  retrouvions 
dans  ces  branchages  sculptés  l’infinie  diversité  et 
les  caprices  de  la  nature.  Et  les  artistes  italiens 
ne  laissèrent  pas  non  plus  de  s’en  apercevoir, 
puisque,  reconnaissant  leur  impuissance  cà  imiter 
l’inimitable,  ils  quittèrent  la  partie  et  renoncèrent 
à leur  besogne  à peine  commencée.  Les  Grecs, 
Madame,  savaient  que  la  nature  doit  son  charme  à 
ces  jeux  de  l'accident  qui  l’empêchent  d’être  trop 
régulière,  et  ils  ont  eu  grand  soin  d’introduire 
l’accident  dans  leurs  ouvrages.  Vous  citerai-je  ces 
colonnes  de  proportions  différentes  et  cette  alliance 
hardie  des  ordres  ionique  et  dorique  qu’on  admire 
dans  les  Propylées,  — ou  le  plan  singulier  de 
l’Érechthéum,  l’inégalité  de  niveau  des  ailes,  ces 
colonnades  différant  de  hauteur,  ce  portique  du 
nord  dont  le  fronton  coupe  l’ordonnance  de  la  frise 


190 


principale,  ces  quatre  façades  dont  il  n’est  pas 
deux  pareilles,  en  un  mot,  l’absence  volontaire  de 
toute  répétition  symétrique  ; — et  dans  le  Par- 
thénon  lui-même,  ces  courbes  légères,  mais  sen- 
sibles pourtant,  qui,  partout  substituées  aux  lignes 
droites,  ne  laissent  pas  de  surprendre  d’abord  et 
de  dérouter  le  regard;  — sur  toute  l’Acropole  en- 
fin, le  caprice  qui  présida  à la  disposition  des  édi- 
fices qui  en  couronnaient  le  faîte.  — Oh!  soyez 
assurée,  Madame,  que  jamais  la  nature  n’a  eu  des 
copistes  et  des  imitateurs  plus  scrupuleux  que  les 
Grecs.  Et  voilà  pourquoi  leur  art  fut  si  riche,  si 
varié,  et  comment  il  se  put  faire  par  exemple  que 
Phidias  sculpta  un  bas-relief  de  quatre  cents  pieds 
de  long  où  vous  ne  pouvez  trouver  deux  figures 
exactement  semblables.  Car,  pour  en  revenir  à ce 
cheval,  dont  nous  avons  déjà  tant  parlé  aujour- 
d’hui, il  ne  ressemble  de  tout  point  à aucun  autre 
cheval  de  même  race  que  lui  et  dressé  par  la  même 
méthode.  Celui  qui  le  précède  et  qui  porte  au  vent 
ne  ressemble  non  plus  qu’à  lui-même,  avec  sa  tête 
courte  et  ses  jambes  dont  le  canon  est  d’une  lon- 
gueur exagérée;  et  dans  toute  cette  cavalcade, 
sans  parler  des  attitudes  qui  diffèrent  à l’infini,  tel 


191 


animal  a la  tête  plus  forte,  l’autre  l’encolure  plus 
épaisse,  celui-ci  le  poitrail  plus  avancé,  celui-là  la 
croupe  plus  rebondie,  et  semblablement  parmi 
leurs  cavaliers,  tous  de  même  race,  tous  beaux  et 
bien  faits,  il  est  impossible  de  trouver  deux  figu- 
res, deux  physionomies  ni  deux  postures  identi- 
ques Et  voilà  ce  que  ne  font  pas  les  artistes, 
soit  sculpteurs,  soit  peintres  ou  poètes,  qui,  sous 
prétexte  de  s’élever  à l’idéal,  ne  réussissent  à en- 
fanter que  trois  ou  quatre  lieux  communs  préten- 
tieux qui  reparaissent  à chaque  pas  dans  leurs  ou- 
vrages. C’est  ce  qu’on  appelle  les  maniéristes , en- 
geance commune  aux  temps  de  décadence  et  dont 
le  malheur  est  de  ne  pas  avoir  su  s’approprier  les 
procédés  de  la  nature,  laquelle  n’a  point  de  ma- 
nière. 

Nanni  s’était  échauffé  en  parlant  et  la  marquise 
prenait  plaisir  à regarder  le  jeune  artiste;  car  le 
feu  de  son  âme,  passant  sur  son  visage,  allumait 
des  éclairs  dans  ses  yeux.  Mais  tout  à coup  il  se 
tut  et,  quelque  question  qu’on  lui  adressât  , il  ne 
répondait  rien,  tant  il  était  absorbé  en  lui-même. 
Alors  la  marquise  se  tourna  vers  moi  et  m’ayant 
prié  de  lui  aller  chercher  quelques  branches  d’oli- 


192 

vier,  quand  je  les  eus  apportées,  elle  commença 
d’en  tresser  une  couronne,  — et,  ce  faisant  : 

— Nous  autres  femmes,  — dit-elle  à Nanni,  — 
nous  valons  mieux  pour  l’attaque  que  pour  la  dé- 
fense. Je  renonce  à défendre  contre  vous  l’idéal, 
faites-en  ce  qu  il  vous  plaira,  bien  qu’il  m’en  coûte 
d’abandonner  ainsi  la  cause  d’un  vieil  ami.  Mais, 
en  revanche,  prenant  l’offensive,  je  vous  décrète 
d’hérésie,  et  de  quelle  hérésie,  grand  Dieu! 

— Vous  m’effrayez , Madame,  — répondit -il 
en  lorgnant  du  coin  de  l’œil  la  couronne  que  tres- 
saient ces  belles  mains. 

Sans  lui  répondre,  la  marquise,  s’adressant  au 
chevalier,  lui  dit  quelques  mots  en  anglais,  langue 
que  Nanni  ne  comprend  pas  ; puis  elle  ajouta  : 

— Allons,  Monsieur  le  chevalier,  je  vous  nomme 
mon  procureur  général , remplissez  bien  votre 
charge  et  arrachez-lui  l’aveu  de  sa  légèreté  et  de 
sa  folie. 

— N’ayez  crainte,  Madame,  — dit  le  chevalier 
en  se  rengorgeant  ; et  s’adressant  à Nanni  : — 
Savez-vous  de  quoi  l’on  vous  accuse?  De  rien 
moins  que  de  faire  de  Phidias  un  réaliste  ! Énor- 
mité, je  pense,  à faire  dresser  les  cheveux!  A vous 


193 


y 


cette  couronne , ou  du  moins  vous  aurez  quel- 
que chance  de  l’obtenir  si,  restant  conséquent 
avec  vos  principes,  vous  réussissez  pourtant  à 
nous  faire  voir  en  quoi,  selon  vous,  Phidias  dif- 
fère de  M.  Courbet.  Autrement,  la  hart  au  cou, 
un  san-benito  sur  le  corps , vous  rétracterez  vos 
blasphèmes  contre  l’idéal  ! 

Nanni  demeura  un  instant  pensif,  et  le  cheva- 
lier, tenant  son  silence  pour  un  aveu  de  défaite, 
prononçait  déjà  sa  sentence,  quand  la  marquise 
l’interrompant  : 

— Laissons  au  défendeur,  — dit-elle,  — le 
temps  de  recueillir  ses  esprits  ; car  encore  ne  som- 
mes-nous pas  ici  au  tribunal  de  l’inquisition,  et 
nous  prétendons  procéder  régulièrement.  Accusé, 
qu’avez-vous  à dire  pour  votre  défense? 

— Cet  appareil  auguste  de  la  justice  m’épou- 
vante, — reprit  Nanni,  — et  j’ai  peine  à soute- 
nir les  regards  terribles  que  me  jette  le  chevalier, 
et  votre  visage  sévère  à vous-même,  Madame.  Et 
quoi!  si  de  bonne  grâce  je  confessais  mes  torts  et 
proclamais  l’inviolable  sainteté  de  l’idéal,  n’aurais- 
je  pas  de  merci  à attendre  de  vous  et  ne  me  don- 


13 


194 

neriez-vous  pas  la  couronne  pour  récompenser  ma 
candeur  ? 

— Point  de  quartier  ! point  d’accommodement  ! 

— répondit-elle.  — Ingéniez-vous  à vous  tirer 
du  mauvais  pas  où  votre  imprudence  vient  de  vous 
engager;  sinon  vous  partirez  d’ici  avec  votre  courte 
honte,  et  confus  comme  un  renard  qu’une  poule  au- 
rait pris. 

— En  ce  cas , veuillez  défendre , Madame , au 
chevalier  de  me  faire  de  si  gros  yeux,  car,  en  vé- 
rité, il  me  fait  peur,  et  c’est  une  règle  de  la  jus- 
tice, j’imagine,  de  ne  pas  intimider  la  défense. 
Puis  s’inclinant  devant  lui  : 

— Mon  ignorance  me  fait  honte,  — lui  dit-il. 

— Tout  à l’heure  je  confessais  ignorer  ce  que 
peut  être  l’idéal  ; maintenant  je  me  trouve  dans  le 
même  embarras  au  sujet  du  réalisme.  Vous  plai- 
rait-il de  m’en  éclaircir? 

— Oh!  oh!  — fit  le  chevalier;  — un  accusé 
qui  interroge  son  juge!  Voilà  une  singulière  aven- 
ture! 

— Toutefois  je  vous  conseille  de  lui  répondre, — 
dit  la  marquise.  — Autrement  il  dirait  que  vous 


redoutez  ses  questions  comme  Gorgias  faisait  celles 
de  Socrate. 

— Le  réalisme!  le  réalisme!  — dit  le  chevalier  ; 
— mais  cela  s’entend  de  soi.  Et  tenez,  c’est  pré- 
cisément la  maladie  de  ceux  qui  méconnaissent 
l’idéal. 

— Hélas  ! — dit  mélancoliquement  Nanni.  — 
Je  ne  sais  plus  à quel  saint  me  vouer,  puisque  vous 
m’expliquez  ce  que  je  ne  sais  pas  par  ce  que  j’i- 
gnore. 

— Je  suis  accommodant,  — reprit  le  chevalier. 
Si  je  vous  disais  que  le  réalisme  c’est M.  Courbet,. . 

— Je  vous  répondrais  que  vous  en  usez  non 
plus  comme  Gorgias , mais  comme  cet  Hippias  à 
qui  Socrate  demandait  une  définition  de  la  beauté, 
et  qui  lui  répondait  tour  à tour  que  le  beau  c’est 
l’or,  un  beau  cheval,  une  belle  femme... 

— Ma  complaisance  sera  inépuisable,  — reprit 
le  chevalier,  — le  réalisme  est  une  imitation  ser- 
vile de  la  nature. 

— Mille  remerciements,  — dit  Nanni;  — mais 
prenez  pitié  de  ma  simplicité.  Le  mot  servile,  clair 
pour  vous , ne  l’est  point  pour  moi,  et  si  vous 
aviez  la  charité  de  vous  en  expliquer... 


— Il  ne  sait  que  sa  Croix  de  par  Dieu,  Ma- 
dame, — s’écria  le  chevalier,  — et  quand  je  lui 
aurai  répondu  que,  d’après  l’Académie,  servile  si- 
gnifie en  termes  d’art  qui  s’attache  à la  lettre,  il 
me  demandera  ce  que  c’est  que  la  lettre,  et  ce  sera 
pour  n’en  plus  finir.  Condamnons,  condamnons, 
Madame,  ou  je  me  démets  de  mes  fonctions. 

— Oh!  que  j’en  veux  à mon  curé  de  Saint-Za- 
charie ! — dit  Nanni  en  soupirant  ; — c’est  de  lui 
que  je  tiens  cette  déplorable  habitude  de  ne  jamais 
laisser  passer  un  mot  sans  le  définir,  — et  je  re- 
connais pour  mon  malheur  que  cela  n’est  pas  de 
bonne  compagnie.  Ce  qui  m’excuse,  Monsieur  le 
chevalier,  — ajouta-t-il,  — c’est  que  nous  ne  som- 
mes pas  ici  dans  un  salon , mais  à deux  pas  des 
oliviers  de  l’Académie , où  reviennent  encore,  as- 
sure-t-on, les  ombres  de  Socrate,  de  Théodore,  du 
doux  Lysis  et  du  complaisant  Lâchés,  si  empressé 
à répondre,  en  dépit  de  sa  barbe  grise,  — et  qui 
sait  si  ces  lieux  mêmes  où  nous  sommes,  ces  ro- 
chers qui  bordent  le  Céphise,  ces  buissons  de  lau- 
riers roses  n’ont  pas  entendu  quelque  chose  des 
longs  devis  de  ces  divins  éplucheurs  de  mots,  et  si 
le  vent  ne  leur  apporta  pas  quelques-unes  de  ces 


197 


petites  questions  courtes  que  goûtait  peu  Prota- 
goras ! 

— Que  Socrate  m'interroge!  — répondit  sè- 
chement le  chevalier,  avec  ce  sourire  entre  doux 
et  hagard  qui  lui  est  particulier  ; — mais  Nanni 
n’est  pas  Socrate  ! 

— A Dieu  ne  plaise  ! — dit  l’enfant,  — - car  la 
ciguë  ne  me  tente  point,  et  il  est  certaine  cou- 
ronne d’olivier  qui  serait  bien  mieux  mon  fait. 

— Encore  la  faut-il  mériter!  — dit  la  mar- 
quise. — Mais  voyons,  moi-même,  en  m’y  appli- 
quant, peut-être  vous  donnerai-je  ces  éclaircisse- 
ments que  vous  réclamez.  Écoutez -moi  bien.  Qui 
vous  dirait  que  le  réalisme  n’est  autre  chose  que 
l’art  employé  à reproduire  les  vulgarités  de  la  vie, 
approuveriez-vous  cette  définition  ou  lui  cherche- 
riez-vous encore  noise? 

— Les  vulgarités  de  la  vie  ! — murmura-t-il 
entre  ses  dents. 

— Quand  je  vous  le  disais  ! — s’écria  le  cheva- 
lier; — vous  allez  voir,  Madame,  qu’il  vous  de- 
mandera ce  que  c’est  que  vulgarité  et  ce  que  c’est 
que  la  vie.  Peste  soit  du  curé  de  Saint-Zacharie  ! 

Et,  de  son  côté,  le  docteur  de  s’écrier  : 


198 

— Pour  l’amour  de  Dieu,  Nanni,  n’allez  pas 
demander  une  définition  à une  marquise.  Ce  se- 
rait une  inconvenance  vraiment  impardonnable,  et 
soyez  sûr  que  Lysis,  discutant  avec  Aspasie,  ne 
prit  jamais  cette  liberté. 

— C’est  affaire  à vous  de  plaisanter,  — répon- 
dit-il  ; — mais  songez  qu’il  y va  de  mon  honneur. 
Souffrirez-vous,  Madame,  que  je  vous  questionne? 

— J’y  consens,  — dit-elle,  — encore  que  jus- 
qu’ici je  n’aie  reconnu  ce  droit  qu'à  mon  confes- 
seur. 

— (In  vase  de  terre,  Madame,  est-il  vulgaire? 

— C’est  selon,  — dit-elle. 

— Un  simple  vase  de  terre,  un  pot,  si  vous 
voulez,  bon  tout  au  plus  pour  y mettre  de  l’huile 
et  tel  que  les  bonnes  ménagères  en  serrent  dans 
leur  dépense. 

— Que  sais-je?  — dit-elle.  — Une  urne  d’or 
ou  d’albâtre,  une  urne  ciselée  est  assurément  plus 
noble,  et  si,  dans  un  tableau  représentant  un  mo- 
bilier royal,  ou  mieux  encore  le  garde-manger  de 
l’Olympe,  en  place  d’urnes  je  trouvais  des  pots, 
je  déclarerais  ces  pots  très-vulgaires  et  je  dirais 
que  le  peintre  est  un  réaliste. 


199 


— Et  un  mouton  , Madame  , direz- vous  qu’un 
mouton  soit  un  être  vulgaire? 

— Une  éclanche  de  mouton  lardée  de  persil 
n’est  point  un  régal  vulgaire!  — s’écria  milord 
qui,  pour  tromper  son  ennui,  était  allé  chercher 
un  roseau  au  bord  du  Céphise  et  travaillait  gra- 
vement à le  percer  de  trous  pour  en  faire  un  pi- 
peau. 

— Un  mouton,  même  sans  être  lardé  de  persil, 
— reprit  la  marquise,  — peut  avoir  l’air  assez 
distingué;  témoin  ceux  qu’on  voit  dans  les  berge- 
ries de  Watteau,  enguirlandés  de  faveurs  roses  et 
qui,  oubliant  de  paître,  soupirent  d’amour  comme 
les  brebis  de  Mme  Deshouillères...  Brebis  innocen- 
tes, brebis  mes  amours ...  Comment  dit-elle  encore?... 
Je  prends  à témoin  ces  bois,  ces  prairies.. . 

— Oh!  ce  n’est  point  de  ces  moutons-là  que 
j’entends  parler,  — dit  Nanni,  — mais  d’un  gros 
mouton,  bien  gras,  bien  fourré,  et  je  vous  de- 
mande, Madame,  lequel  vous  paraît  plus  digne  de 
figurer  dans  un  tableau  de  dévotion,  d’un  enfant 
qui  pousse  devant  lui  un  de  ces  moutons  ou  d’un 
lévite  jouant  du  luth  et  entonnant  des  hymnes. 

— Ce  dernier  assurément,  — répondit-elle. 


200 


— Et  cependant,  — reprit-il,  — ayant  à re- 
présenter sur  la  frise  du  Parthénon  les  magnifi- 
cences de  la  fête  des  Panathénées  et  pouvant  choi- 
sir entre  mille  épisodes  plus  dignes,  semble-t-il, 
d’être  gravés  dans  le  marbre,  Phidias  a préféré... 

— Oh!  je  vous  vois  venir,  — interrompit- elle, 
— et  je  sais  sur  le  bout  du  doigt  ce  que  vous  allez 
nous  dire.  Eh  bien!  oui,  Phidias  s’est  plu  à sculp- 
ter sur  une  métope  deux  béliers  conduits  par  deux 
enfants  qui  ont  l’air  de  se  consulter  pour  savoir 
s'ils  sont  à leur  rang  dans  la  procession,  tandis 
qu’à  quelques  pas  devant  eux  une  prêtresse,  se  re- 
tournant, leur  fait  signe  d’avancer.  Et  plus  loin, 
sur  une  autre  métope , nous  voyons  des  person- 
nages assez  vulgaires  de  physionomie,  des  métè- 
ques apparemment,  portant  sur  leurs  épaules  des 
jarres  d’huile,  non  pas  des  urnes,  mais  des  pots, 
de  simples  pots,  — et  tout  cela  se  passe  à quel- 
ques pas  des  dieux  qui,  groupés  sur  le  péristyle 
oriental,  assistent  au  défilé  de  la  procession.  Je  le 
veux  bien;  mais  aussi  comme  l’artiste  a su  enno- 
blir ces  détails  ! Que  ces  porteurs  d’huile  aient  l’air 
commun,  j’y  consens,  autant  du  moins  que  l’état 
de  dégradation  du  marbre  permet  d’en  juger.  Mais 


201 


que  dites-vous  de  ces  deux  enfants  conducteurs  de 
béliers?  Quelle  candeur  ravissante!  quelle  ingé- 
nuité ! quelle  pureté  de  profil! 

— Je  ne  dis  pas  non , Madame , mais  leur  si- 
tuation, convenez-en,  n’a  rien  de  sublime,  et  quant 
aux  béliers...  J’accorde  que  Phidias  a donné  une 
âme  à ses  chevaux  et  qu’il  a eu  soin  de  leur  ensei- 
gner la  musique,  — mais  ces  béliers  ressemblent 
à tous  les  béliers  du  monde,  ils  n’ont  assurément 
aucune  école,  à les  regarder  on  ne  s’aperçoit  pas 
qu’ils  aient  l’esprit  orné  et  le  cœur  sensible,  ce 
sont  tout  simplement  de  très-gros  béliers  qui  pen- 
sent et  sentent  en  béliers  ; et  plus  loin,  ce  taureau 
qui  recule  en  redressant  la  tête,  avez- vous  jamais 
vu  de  face  plus  bestiale  , et  serez- vous  tentée  de 
croire  qu’il  sait  la  musique  ? Mais  Phidias  a fait 
mieux  encore.  Il  a jugé  à propos  de  représenter  sur 
la  frise  occidentale  du  temple  ce  qu’on  pourrait 
appeler  les  coulisses  de  la  fête  ; là  il  nous  fait  as- 
sister aux  préparatifs  et  à la  toilette  des  acteurs, 
et  tous  les  détails  en  sont  d’une  familiarité  qui  ne 
saurait  aller  plus  loin,  et  on  pourrait  facilement  les 
ranger  parmi  les  vulgarités  de  la  vie.  D’un  côté, 
quelques  jeunes  gens  essayent  leurs  chevaux,  tel 


202 


est  celui  dont  nous  avons  tant  parlé  aujourd’hui  ; 
d’autres  brident  leurs  montures,  quelques-uns 
achèvent  de  s’habiller  en  causant  avec  leurs  com- 
pagnons, plus  loin  un  cheval  chasse  d’un  mouve- 
ment de  tête  les  mouches  qui  lui  piquent  la  jambe  ; 
enfin  le  sculpteur  s’est  permis  une  chose  qui  eût 
épouvanté  plus  d’un  réaliste,  car  enfin,  au-dessous 
du  fronton  d’un  temple,  à l’extrémité  d’une  frise 
représentant  la  plus  sainte,  la  plus  solennelle  des 
fêtes,  il  n’a  pas  craint  de  sculpter...  Bref,  vous  sa- 
vez ce  que  je  veux  dire  et  ce  que  fait  ce  jeune 
homme  fièrement  campé  qui  occupe  la  dernière 
place  à gauche  et  qui  tient  ses  deux  mains  levées.. . 

— Il  s’apprête  à mettre  sa  chemise , — dit  le 
docteur;  — de  ses  deux  mains  il  la  tient  ouverte, 
prêt  à la  passer  par-dessus  sa  tête. 

— Nous  vous  tenons  quitte  de  vos  explications, 
docteur,  — dit  la  marquise.  — Vous  feriez  mieux 
de  nous  aider  à nous  tirer  d’intrigue;  car  nous 
voilà  mal  en  point,  et  il  y a dans  ce  qu’il  dit  une 
apparence  de  vérité. 

— Madame,  — dit  le  docteur,  — du  moment 
qu’il  reconnaît  une  âme  à notre  cheval,  je  n’ai  pas 
le  droit  de  me  plaindre  de  lui,  — et  après  tout, 


203 


quand  Phidias  serait  un  réaliste,  où  serait  le 
mal? 

Elle  lui  répondit  qu’il  en  parlait  à son  aise,  mais 
qu’ayant  toujours  mal  parlé  du  réalisme,  elle  n’en- 
tendait pas  avoir  à s’en  dédire,  ce  qui  sied  mal  à 
la  dignité  d’une  femme. 

— Mais  voyons,  — poursuivit-elle,  — de  bonne 
foi,  mon  cher  Nanni,  et  la  main  sur  la  conscience, 
prétendez- vous  enrégimenter  Phidias  dans  la  bande 
de  ces  artistes  amoureux  du  grotesque  et  du  tri- 
vial, l’un  desquels  n’a  pas  craint  de  donner  à 
Diane  les  traits,  la  figure  et  la  démarche  d’une 
maritorne? 

— Dieu  m'en  garde!  — répondit-il.  — Phidias 
était  plus  réaliste  que  ces  gens-là  et  n’eût  point 
commis  de  bévue  pareille,  étant  aussi  contraire  à 
la  nature  de  faire  de  Diane  une  maritorne  que  si 
un  peintre  de  genre,  hollandais  ou  flamand,  repré- 
sentant une  servante  d’auberge,  comme  on  en  voit 
tant  dans  leurs  tableaux,  debout  sur  le  pas  de  sa 
porte,  s’avisait  de  lui  donner  le  port  et  l’expres- 
sion de  Diane  chasseresse  ; car  tout  est  dans  la 
nature,  mais  tout  y est  à sa  place...  Et  tenez, 
Madame,  il  n’est  pas  que  vous  ne  connaissiez  cer- 


204 


tame  histoire  de  Donatello  et  de  son  ami  Brunel- 
leschi. 

— Il  ne  m’en  souvient  pas,  — dit-elle. 

— Donatello,  dans  sa  jeunesse,  fit  un  crucifix  de 
bois  et,  satisfait  de  son  œuvre,  la  montra  à Filippo 
Brunelleschi  pour  en  avoir  son  avis  ou , pour 
mieux  dire,  son  approbation.  Brunelleschi  sourit 
et  ne  dit  mot.  Donatello,  insistant  pour  savoir  ce 
qu’il  pensait  : « Le  crucifix  serait  beau,  lui  dit-il 
enfin,  n’était  que,  par  un  singulier  caprice,  ce  n’est 
pas  un  Christ,  mais  un  villageois,  un  conladino, 
que  vous  avez  mis  en  croix.  » Surpris  et  mortifié, 
Donato  le  mit  au  défi  de  mieux  faire.  Brunelleschi 
se  le  tint  pour  dit  et  secrètement  se  mit  à l’œuvre  ; 
il  travailla  longtemps  et,  se  piquant  d’honneur,  fit 
de  son  mieux  pour  réussir.  Quand  il  eut  terminé 
son  crucifix,  celui-là  même  qui  se  voit  aujourd’hui 
dans  la  Santa-Croce  de  Florence,  et  qui  souvent  a 
été  pris  pour  un  ouvrage  de  Michel-Ange,  tant  le 
travail  en  est  achevé,  — il  le  cloua  contre  la  mu- 
raille de  sa  chambre,  à l’endroit  le  mieux  éclairé. 
Puis,  s’en  allant  trouver  Donatello,  qui  ne  pensait 
plus  à rien,  il  le  pria  à dîner  et,  passant  avec  lui 
sur  la  place  du  marché,  acheta  divers  comestibles 


# 


205 

et  quelques  flacons  de  vin  et  serra  le  tout  dans  un 
panier  qu’il  remit  à son  ami  : « J’ai  affaire  par  ici, 
lui  dit-il,  prenez  les  devants,  je  ne  tarderai  pas  à 
vous  rejoindre.  * Donato  se  met  en  route,  arrive, 
ouvre  la  porte,  aperçoit  le  crucifix  qu’en  ce  mo- 
ment éclairait  un  rayon  de  soleil.  Comme  frappé 
de  la  foudre,  il  laisse  tomber  son  panier  : assiettes, 
flacons,  tout  se  brise  en  morceaux,  et  lui,  stupé- 
fait, éperdu,  les  bras  étendus  vers  le  crucifix  dont 
ses  yeux  ne  se  peuvent  détacher,  il  admire,  il  se 
pâme,  des  larmes  inondent  ses  joues  et,  cloué  sur 
la  place,  on  eût  dit  un  homme  pétrifié,  jusqu’à  ce 
que  son  ami  survenant  : A te  e conceduto  fare  i 
Cristi,  lui  dit-il  en  se  jetant  dans  ses  bras,  et  a me, 
i contadini!  — Eh  bien!  Madame,  je  vous  le  de- 
mande, qui,  de  Brunelleschi  ou  de  Donatello,  avait 
été  le  plus  réaliste?  J’imagine  que  c’est  le  premier, 
puisque  attentif  à se  conformer  à la  réalité  des 
choses,  il  n’avait  eu  garde  de  donner  au  Sauveur 
du  monde  la  figure  d’un  rustre,  pas  plus  qu’il  ne 
se  fût  avisé  de  donner  à Perrette  les  traits  d’une 
madone  ou  à Colas  le  front  et  le  regard  d’un 
saint  Paul.  J’aime  à prendre  les  mots,  Madame, 
dans  leur  véritable  acception,  et  c’est  pour  cela 


206 


que  je  ne  fais  pas  de  difficulté  de  proclamer  Phi- 
dias le  plus  réaliste  de  tous  les  sculpteurs. 

— Lui  donnerons-nous  cause  gagnée,  Monsieur 
l’abbé,  — dit  la  marquise,  — et  renoncerons-nous 
à la  partie  ? 

— A Dieu  ne  plaise!  — répondit-il;  — car  ne 
vous  laissez  pas  prendre,  Madame,  à son  grand 
air  d’assurance  et  tenez  pour  certain  qu’il  sent  où 
le  bât  le  blesse  ! Ne  voyez- vous  pas  qu’il  s’amuse 
à nous  conter  des  histoires  et  à jouer  sur  les 
mots  pour  nous  faire  prendre  le  change  et  dégui- 
ser l’embarras  de  sa  position.  C’est  un  joueur  de 
gibecière  qui  nous  montre  godenot,  pendant  qu’il 
escamote  la  muscade;  mais  ces  beaux  tours  de 
passe-passe  ne  lui  serviront  de  rien,  et  je  le  vais 
prendre  la  main  dans  le  sac.  Et  voyez  plutôt,  Ma- 
dame; ne  nous  a-t-il  pas  dit  tantôt  que  l’imagina- 
tion était,  nécessaire  pour  bien  observer  la  nature, 
ajoutant  que  cependant  elle  ne  suffisait  pas  pour 
faire  l’artiste,  d’où  il  ressort  que,  de  son  propre 
aveu,  ce  n’est  pas  tout  pour  l’artiste  d’étudier 
attentivement  la  nature  et  de  la  reproduire  avec 
fidélité  ; — et  c’est  là  précisément  ce  dont  nous 
voulions  le  forcer  de  convenir. 


207 


— Oh  ! s’il  n’est  question  que  de  cela,  — dit 
Nanni,  — et  du  moment  qu’il  ne  retourne  plus 
idéal,  me  voilà  prêt  à en  passer  par  où  vous  vou- 
drez. 

— Ainsi,  — s’écria  le  chevalier  d’un  ton  triom- 
phant, — vous  confessez... 

— Je  confesse,  — interrompit  l’enfant,  — que 
l’imitation  de  la  nature  est  non  le  but  de  l’art, 
mais  son  moyen. 

— De  grâce , expliquez-vous , — dit  la  mar- 
quise, — car  il  en  est  temps.  Ma  couronne  d’oli- 
vier est  terminée,  il  dépend  de  vous  de  la  mériter. 

Nanni  devint  pensif,  et  cachant  sa  tête  dans  ses 
mains  : 

— Oh  ! si  je  savais  parler  ! — dit-il  en  soupi- 
rant. 

— S’il  ne  sait  pas  parler,  — dit  le  docteur,  — 
il  sait  chanter,  et  il  a fait  sur  le  sujet  qui  nous 
occupe,  Madame,  un  petit  poëme  en  octaves  que 
j’ai  trouvé  un  jour  traînant  sur  une  table,  et  s’il 
voulait  vous  le  réciter,  vous  apprendriez  en  moins 
de  rien  ce  qu’il  faut  penser  des  origines  de  l’art. 

— Oh!  le  merveilleux  poëme!  — dit-elle.  — 
Récitez-le  nous,  Nnnni! 


208 


— Je  ne  le  sais  pas  par  cœur,  Madame,  — ré- 
pondit-il  en  lançant  au  docteur  un  regard  de  re- 
proche, — et  d’ailleurs  ces  vers-là  sont  indignes 
de  vous  ! 

— Je  vais  vous  dire,  moi,  ce  que  j’en  ai  rete- 
nu, — reprit  le  docteur  en  entortillant  le  long 
tuyau  de  son  narghilé  autour  de  son  bras  droit, 
comme  un  Psylle  fait  le  serpent  avec  lequel  il  joue  ; 
— à vrai  dire , je  ne  vous  garantis  pas  le  mot  à 
mot , mais  si  j’y  couds  quelques  dentelles , ce  se- 
ront des  points  de  Valencienne  où  le  goût  le  plus 
délicat  11e  trouvera  rien  à redire. 

La  marquise  témoigna  son  incrédulité  par  un 
mouvement  de  tête,  ce  qui  n’empêcha  pas  le  doc- 
teur de  nous  régaler  de  la  petite  histoire  que  voici  : 

— Le  quatrième  Facardin , Madame , — dit- 
il  d’un  ton  mystérieux,  — s’en  allait  à la  recher- 
che de  la  princesse  Vertugadine  la  songeuse,  quand 
un  jour,  traversant  une  grande  plaine  bordée  de 
forêts,  son  oreille  fut  soudain  frappée  par  un  con- 
fus murmure  formé  d’une  multitude  de  voix  qui 
n’avaient  rien  d’humain.  Il  se  dirigea  du  côté  d’où 
venait  le  bruit,  c’est-à-dire  vers  la  lisière  des  bois, 
et  à mesure  qu’il  approchait,  les  voix  devenaient 


209 


plus  fortes  et  plus  discordantes.  Tout  autre  que 
Facardin  aurait  pris  peur  et  gagné  au  pied;  mais 
il  n’était  pas  homme  à reculer  devant  une  aven- 
ture, si  terrible  fût-elle,  et  ayant  continué  son 
chemin,  il  arriva  bientôt  dans  l’endroit  où  se  fai- 
sait cet  étrange  concert.  Ne  pensez  pas,  Madame, 
qu’il  y trouvât  un  orchestre  de  théâtre,  ni  des  vio- 
lonistes promenant  leur  archet  sur  les  cordes  de 
leur  violon,  des  flûtistes  soufflant  dans  l’embouchure 
de  leurs  flûtes  traversières,  ou  des  tambours  frap- 
pant à coups  redoublés  sur  des  peaux  d’ânes.  Non, 
Madame,  il  ne  se  voyait  autour  de  lui  que  des  ro- 
chers, des  buissons,  des  fleurs,  du  gazon  arrosé 
de  clairs  ruisseaux , et  une  grande  forêt  touffue 
qui  s’étendait  à perte  de  vue,  et,  ce  qui  vous  sur- 
prendra, Facardin  ne  tarda  pas  à s’assurer  qu’il 
n’y  avait  pas  là  d’autres  musiciens  que  ces  rochers, 
ces  buissons,  ces  ruisseaux,  ces  arbres  et  ces  fleurs. 
Mais  en  récompense,  Madame,  il  n’était  parmi  ces 
fleurs,  parmi  ces  arbres,  parmi  ces  ruisseaux,  par- 
mi ces  buissons  et  parmi  ces  rochers , personne 
qui  ne  fût  plus  ou  moins  musicien.  A vrai  dire, 
ces  étranges  symphonistes  n’avaient  pas  tous  éga- 
lement de  voix  et  de  méthode  ; les  uns  ne  possé- 


u 


210 


daient  guère  qu’une  note,  qu’ils  répétaient  sans  se 
lasser,  d’autres  en  savaient  deux  ou  trois,  d’autres 
enfin  étaient  en  état  de  jouer  des  fragments  d’air 
assez  considérables  ; mais  tous  étaient  également 
empressés  à faire  montre  de  leur  savoir,  et  ce  qui 
était  désolant,  s’évertuant  tous  de  leur  mieux,  ils 
avaient  le  malheur  de  ne  point  s’entendre  entre 
eux  ; chacun  répétait  son  ariette  sans  s’inquiéter 
des  vocalises  du  voisin , et  vous  pouvez  juger  du 
charivari  que  cela  faisait.  Il  en  était  même,  parmi 
ces  intrépides  musiciens,  dont  l’instrument  était 
faux  et  qui  commettaient  sans  sourciller  les  fausses 
notes  les  plus  déplorables.  Mais  ce  qui  étonna  le 
plus  Facardin,  ce  fut  de  voir,  errant  dans  les  airs, 
quelques  milliers  de  guitares  ailées , — je  vous 
parle,  Madame,  de  guitares  qui  avaient  des  ailes, 
ce  qui  après  tout  n’est  pas  plus  extraordinaire  que 
la  Jument  sonnante,  le  Chapeau  luisant,  la  Mère 
au  gaines  et  l’Aventure  de  l’ile  des  Lions,  choses 
que  vous  admettez  assurément  sans  le  moindre 
scrupule  et  ne  faites  pas  difficulté  de  croire  de 
toute  votre  âme.  — Et  ces  guitares  ailées,  Ma- 
dame, voltigeaient  çà  et  là  dans  l’espace,  condam- 
nées qu’elles  étaient,  vous  pouvez  m’en  croire,  au 


21 1 


plus  affreux  supplice  qui  se  puisse  imaginer.  En 
effet,  Madame,  elles  étaient  ainsi  faites  que  leurs 
cordes  répétaient,  malgré  qu’elles  en  eussent,  tous 
les  bruits  qui  se  taisaient  autour  d’elles,  et  repré- 
sentez-vous le  désespoir  qu’elles  éprouvaient  à se 
faire  ainsi  l’écho  de  tous  ces  sons  discordants,  de 
toutes  ces  notes  éparses,  de  tous  ces  fragments 
tronqués  de  mélodies  qui  n’avaient  pas  le  sens 
commun.  Aussi  voyait-on  paraître  leur  souffrance 
dans  les  contorsions  et  les  grimaces  qui  leur  échap- 
paient et  dans  l’air  étrange  dont  elles  se  déme- 
naient en  se  promenant  dans  l’espace.  Facardin, 
qui  voulait  en  avoir  le  cœur  net  et  auquel  les 
oreilles  commençaient  à tinter  de  la  belle  façon, 
s approcha  de  l une  de  ces  guitares  et  Farrêtant  au 
passage,  lui  tira  sa  révérence  et  la  pria  de  lui  en- 
seigner ce  que  signifiait  ce  charivari  et  à qui  elles 
en  avaient  de  répéter  ainsi  tout  le  sot  vacarme 
dont  retentissait  la  forêt.  Encore  eut-il  beaucoup 
de  peine  à se  faire  entendre , tant  le  bruit  était 
grand,  mais  enfin,  un  grand  coup  de  vent  étant 
venu  chasser  pour  un  moment  dans  une  autre  di- 
rection le  tintamarre  de  cette  musique  infernale, 
la  guitare  trouva  moyen  de  respirer  et  répondit  à 


212 


Facardin  : « Hélas  ! Seigneur  chevalier,  fut-il  ja- 
mais supplice  pareil  au  nôtre  ? Autrefois  nous  ha- 
bitions, mes  sœurs  et  moi,  un  autre  monde  situé 
là-haut,  par  delà  les  étoiles,  monde  bienheureux 
où  retentissaient  sans  fin  de  divines  harmonies, 
que  nous  nous  faisions  une  joie  de  répéter.  Mais, 
pour  une  peccadille  que  commit  l’une  d’entre  nous, 
le  grand  Maestro  nous  a précipitées  sur  ce  glo- 
bule terraqué  et  nous  a condamnées  à répéter  éter- 
nellement les  effroyables  discordances  qu’on  y en- 
tend de  toutes  parts.  Jugez,  je  vous  prie,  de  ce 
qu’ont  à souffrir  de  pauvres  guitares  qui , ayant 
vécu  jadis  dans  un  pays  de  virtuoses , savent  par 
expérience  ce  que  c’est  que  la  musique , et  qui, 
dans  les  rares  moments  comme  ceux-ci,  où  un 
tourbillon  de  vent  fait  taire  d’aventure  ces  enragés 
exécutants,  entendent  encore  venir  du  ciel  jusqu’à 
elles  quelques  fragments  des  harmonies  célestes  ! 
— Eh  quoi!  Madame,  lui  dit  alors  Facardin  tou- 
ché du  récit  d’une  si  grande  infortune,  ne  serait- 
il  point  de  remède  à vos  maux?  Ah  ! si  d’un  coup 
de  cette  redoutable  épée  mon  illustre  main  pou- 
vait rompre  le  fatal  enchantement  dont  vous  êtes 
la  victime!  Vous  n’avez  qu’à  parler , Madame, 


213 

Facardin  s’estimerait  trop  heureux  de  rendre  le 
repos  à une  guitare  aussi  distinguée  par  son  mé- 
rite et  par  sa  naissance  que  vous  me  semblez 
l’être  ! » Et  disant  ces  mots,  il  s’apprêtait  à dégai- 
ner, mais  d’un  ton  moqueur  : « Seigneur  cheva- 
lier, lui  répondit  la  guitare,  remettez  dans  le  four- 
reau votre  inutile  flamberge  ! Ce  n’est  pas  avec  des 
coups  de  sabre  que  vous  nous  guérirez,  il  y faut, 
croyez-nous,  plus  de  façons.  Seul  le  grand  Cara- 
moussal  a le  pouvoir  de  soulager  nos  souffrances,  et 
quand  cet  illustre  magicien  daigne  paraître  en  ces 
lieux,  nous  éprouvons  pendant  quelques  instants 
des  délices  ineffables  qui  nous  consolent  de  tous 
nos  maux...  » En  ce  moment,  le  coup  de  vent  ayant 
cessé,  le  vacarme  allait  recommencer  de  plus  belle, 
mais  tout  à coup  Caramoussal  parut,  accompagné 
de  Cupidon  son  maître. . . 

— Cupidon  ! — s’écria  la  marquise  en  frappant 
du  pied  ; — est-il  réellement  question  de  Cupidon 
dans  votre  poëme,  Nanni? 

— Non,  je  pense,  — répondit-il  en  souriant, 
— pas  plus  que  de  Caramoussal  et  de  Facardin. 

— Je  m’en  doutais,  — reprit-elle;  — ce  Cupi- 
don est  l’une  de  vos  Valenciennes,  docteur,  et  sans 


214 

doute,  si  je  ne  vous  eusse  interrompu,  nous  allions 
voir  paraître  à sa  suite  des  flèches,  des  carquois, 
des  cœurs  percés,  des  lacs,  des  roses  et  tout  cet 
attirail  à la  Pompadour  qui  fait  de  vos  petits  vers, 
— car  vous  vous  mêlez  d’en  composer,  — les  ma- 
drigaux les  plus  fades,  les  plus  insipides,  les  plus 
nauséabonds  que  jamais  ait  débités  abbé  de  cour 
à la  toilette  d’une  Cydalise  ! 

— Que  voulez- vous,  Madame?  — répondit  le 
docteur.  — Quand  je  vous  disais  que  j’ai  un  tour 
romanesque  dans  l’esprit!  Vous  le  voyez,  tout  se 
transforme  dans  mon  imagination  en  épopée  che- 
valeresque. 

— De  la  chevalerie  à la  Mme  Cottin  ! — reprit- 
elle.  — Mais  vraiment,  vous  choisissez  bien  votre 
moment  et  votre  endroit.  A deux  pas  de  l’Acadé- 
mie et  discourant  sur  Phidias , nous  avons  bien 
affaire  de  votre  Vertugadine  la  rêveuse!  Allons, 
Nanni,  récitez-nous  vos  vers,  et  à l’avenir  ne 
les  laissez  pas  traîner  sur  les  tables , car  vous 
voyez  à quelles  ridicules  métamorphoses  cela  les 
condamne.  Aussi  bien  je  meure  si  toutes  ces 
fariboles , ces  guitares , ce  Cupidon  et  ce  Cara- 


215 

moussai  m’ont  appris  quoi  que  ce  soit  sur  les  ori- 
gines de  l’art! 

Nanni  chercha  d’abord  des  défaites , car  il  est 
aussi  modeste  que  timide  ; puis,  voyant  que  la 
marquise  allait  se  fâcher,  il  se  décida  à la  satis- 
faire et  nous  récita  son  poëme.  Je  voudrais  pou- 
voir vous  le  redire,  car  il  fait  bien  les  vers,  mais 
vous  n’attendez  pas  que  je  m’en  souvienne,  et  vous 
me  permettrez  de  vous  en  résumer  la  substance  en 
deux  mots. 

Selon  lui,  l’Amour,  qui  est  aussi  le  dieu  de 
la  musique,  vivait  de  toute  éternité  au  sein  de 
l’harmonie  ; mais,  comme  il  est  poussé  irrésistible- 
ment par  sa  propre  nature  à se  communiquer,  il 
créa  le  monde,  et  ce  monde,  créé  par  Amour, 
comme  Amour  lui-même,  ne  peut  être  qu’harmo- 
nie.  Aussi  chacune  des  existences  dont  se  compose 
l’univers  et  qui  remplissent  l’espace  et  le  temps, 
exécute  une  partie  dans  la  vaste  symphonie  com- 
posée par  le  dieu.  Cependant  Amour  n’avait  pu  se 
passer  de  la  Matière  pour  créer  ; sans  elle,  point  de 
monde  possible  ; or,  la  Matière,  que  les  anciennes 
théogonies  confondent,  non  sans  raison,  avec  la 
Nuit,  n’est  pas  seulement  aveugle,  elle  est  encore 


216 

sourde,  insensible  à l’harmonie  et  à la  musique, 
et  de  soi,  par  sa  pente  naturelle,  elle  tend  inces- 
samment à ramener  le  monde  au  chaos.  Assuré- 
ment l’harmonie  que  l’Amour  a déposée  au  sein 
des  choses  est  immortelle  comme  lui,  mais  la  Ma- 
tière assourdissait  et  affaiblissait  plus  ou  moins 
toutes  ces  voix  dont  la  résonnance  devait  former 
l’hymne  éternel  de  l’univers.  Et  le  dieu,  du  haut 
de  son  Empyrée,  n’entendait  monter  jusqu’à  lui 
que  des  accords  à demi  étouffés  qui,  par  moments, 
ressemblaient  à un  confus  bégaiement  ou  au  va- 
gissement d’un  enfant  dont  la  langue  est  encore 
nouée  ; souvent  aussi  les  parties  récitantes  qui 
par  leur  nature  sont  les  plus  délicates,  n’émet- 
taient plus  que  des  sons  vagues  et  indécis  et  l’on 
n’entendait  qu’un  accompagnement,  d’une  riche 
facture,  sans  doute,  mais  qui,  la  mélodie  man- 
quant, ne  présentait  plus  aucun  sens  à l’esprit., 
comme  si,  dans  une  ouverture  à grand  orchestre, 
les  violons  chargés  d’exécuter  le  thème  principal 
venant  subitement  à se  taire , on  n’entendait  plus 
que  le  flageolet,  le  trombonne  et  la  grosse  caisse. 
L’Amour,  mécontent  de  son  ouvrage,  résolut  de  le 
corriger,  et  mandant  auprès  de  lui  ses  démons, 


217 


qui  sont  ses  ouvriers,  comme  les  cy  dopes  sont 
ceux  de  Vulcain,  il  leur  donna  l’ordre  de  fabri- 
quer des  lyres  d’argent,  ainsi  faites  que  leurs  cor- 
des attirent  pour  ainsi  dire  tous  les  sons  et  les  ré- 
pètent en  en  centuplant  le  volume.  Les  démons  se 
mirent  aussitôt  à l’œuvre  et  travaillèrent  jour  et 
nuit  à forger  ces  lyres,  tandis  que  le  dieu,  de  son 
côté,  se  réservait  d’en  façonner  quelques-unes  de 
ses  propres  mains,  et  c’est  là  qu’on  vit  paraître  la 
différence  qui  se  trouve  entre  l’ouvrage  des  démons 
et  celui  des  dieux.  Car  les  démons,  dont  l’industrie 
est  admirable,  apportèrent  tous  leurs  soins  à don- 
ner à leurs  lyres  d’argent,  une  délicatesse  et  une 
sensibilité  infinies,  tellement  que  les  bruits  les  plus 
légers  et  les  plus  fugitifs  étaient  répétés  par  leurs 
cordes  avec  une  netteté  et  une  sonorité  merveil- 
leuses. Puis,  leur  besogne  terminée,  par  l’ordre 
du  dieu,  ils  répandirent  ces  lyres  dans  tous  les 
coins  du  monde.  Mais  qu’arriva-t-il?  C’est  que, 
fortement  ébranlées  et  comme  étourdies  par  les 
sons  qui  se  faisaient  entendre  dans  leur  voisinage 
et  les  répercutant  avec  un  éclat  sans  pareil,  ces 
lyres  d’argent  ne  pouvaient  percevoir  les  sons  plus 
lointains  qu’apportait  le  vent,  et  ainsi  chacune 


218 


d’elles  se  faisant  l’écho  d’une  ou  deux  parties  iso- 
lées du  grand  concert,  était  dans  l’impuissance 
d'en  reproduire  l’ensemble.  Comme  il  s’en  trou- 
vait de  répandues  dans  tous  les  coins  du  monde, 
la  réunion  de  tous  leurs  chants  formait  bien  une 
harmonie  où  l’Amour  se  reconnaissait  comme  dans 
son  œuvre;  mais  chacune  des  lyres,  perdue  dans 
le  petit  coin  de  l’espace  où  elle  avait  été  jetée,  re- 
disant avec  force  quelques  accords  qui  ne  se  re- 
liaient à rien,  cherchait  en  vain  un  sens  dans  ces 
lambeaux  épars  de  mélodie  qu’elle  répétait  machi- 
nalement, et  les  vibrations  qui  agitaient  ses  cordes 
et  dont  elle  ignorait  le  but  et  la  liaison,  lui  cau- 
saient un  vague  malaise  et  même  par  instants  d’in- 
dicibles souffrances.  Mais  l’Amour,  qui  ne  saurait 
se  plaire  à voir  souffrir  ses  créatures,  appelant  à 
son  aide  toutes  les  ressources  de  son  art  magique, 
fabriqua  lui-même  quelques  lyres  d’or  douées  de 
propriétés  merveilleuses;  car  ces  lyres,  façonnées 
par  les  mains  de  l’Amour  et  possédant  en  elles 
l’harmonie  infuse , quelles  que  soient  les  notes 
éparses  qui  font  vibrer  leurs  cordes,  répercutent 
en  même  temps  toutes  celles  qui  leur  répondent  à 
chaque  moment  de  la  mélodie,  et  partant,  en  quel- 


219 


que  place  de  l’ univers  qu’elles  se  trouvent,  repro- 
duisent Tharmonie  divine  des  choses.  Aussi  ces 
lyres  d’or  sont-elles  la  consolation  et  les  délices 
des  lyres  d’argent,  fabriquées  par  les  démons, 
auxquelles  elles  révèlent  le  sens  mélodique  de  tous 
les  sons  qui  les  viennent  frapper,  — et  aussitôt 
que  l’une  de  ces  lyres  sacrées  vient  à paraître  et 
fait  retentir  l’air  de  ses  accords,  on  voit  toutes  les 
autres  lyres , volant  au-devant  d’elles  comme  des 
colombes  amoureuses,  accourir  près  de  cette  sœur 
divine  et,  s’empressant  autour  d’elle  ou  se  plaçant 
sous  le  vent  de  manière  que  les  bouffées  de  la  brise 
leur  apportent  ses  mélodies  enchanteresses,  toutes 
ensemble  elles  les  redisent  et  pour  quelques  mo- 
ments goûtent  les  ravissements  mystérieux  d’une 
existence  qui  parvient  à se  comprendre  elle-même 
et  à sentir  en  soi  la  présence  d’un  dieu,  — et  de 
toutes  ces  voix  résulte  un  concert  sublime  qui  va 
réjouir  l’Amour  lui-même  sur  son  trône. 

— Eh  bien!  Madame,  persisterez- vous  à m’ap- 
pliquer le  proverbe  : Traduttore , traditore ? — 
s’écria  le  docteur,  quand  Nanni  eut  achevé  de  nous 
réciter  son  poëme.  — A cela  près  des  lyres  que 
j’ai  changées  en  guitares,  instrument  que  j’aime  à 


220 


la  folie,  et  du  dieu  Amour  auquel  je  rendais  son 
nom  classique  de  Cupidon , quel  tort  ai-je  fait  à 
l’allégorie  de  notre  jeune  poëte?  Convenez  même 
que  je  l’avais  fort  habilement  amenée,  car  il  n’est 
pas  contestable  que  ma  version  est  infiniment  plus 
orthodoxe  que  le  texte,  sans  parler  des  heureux 
changements  que  je  me  préparais  à introduire 
dans  le  dénouement.  Estimant  en  effet  que  c’était 
assez  de  lyres  ou  de  guitares  comme  cela,  en  place 
de  lyres  d’or  je  personnifiais  l’art  sous  les  traits 
du  grand  Caramoussal,  lequel,  un  harmonica  à la 
main... 

— Suffit,  mon  bon  docteur,  — interrompit- 
elle,  — faites-nous  grâce  de  votre  Caramoussal 
et  de  son  harmonica,  et  laissez-moi  entrer  en  ex- 
plication avec  notre  jeune  ami  ; car,  bien  que  je 
me  flatte  d’avoir  pénétré  le  sens  de  son  allégorie, 
encore  voudrais-je  savoir  ce  que  ces  lyres  d’or  et 
d’argent  ont  à démêler  avec  le  réalisme,  et  je  lui 
serais  obligée  de  m’en  éclaircir.  Voyons  si  je  vous 
ai  bien  entendu,  — continua-t-elle,  s’adressant  à 
Nanni.  — Je  comprends  que,  selon  vous,  l’uni- 
vers pris  dans  son  total  qui  nous  flatte,  pour 
parler  avec  Bourgelat , exécute  un  grand  con- 


221 


s 


cert  fort  agréable  ; mais , pour  jouir  de  ce  con- 
cert, il  faudrait  avoir  des  idées  d’ensemble,  d’un 
seul  coup  d’œil  apercevoir  ce  qui  se  passe  à Paris 
et  à Pékin,  et  d’une  seule  pensée  embrasser  tout 
le  cours  de  l’histoire  universelle;  ce  serait  par 
exemple  le  vingtième  siècle  qui  sauverait  et  résou- 
drait pour  les  hommes  du  dix-neuvième  les  dis- 
sonances qui  leur  égratignent  les  oreilles.  Mais 
nous  autres,  pauvres  lyres  d’argent,  c’est-à-dire 
nous  autres  petites  âmes  vulgaires,  le  docteur  et 
moi,  par  exemple,  nous  n’entendons  et  ne  répé- 
tons qu'une  pauvre  phrase  écourtée,  quelques  notes 
sans  liaison  dont  nous  recherchons  vainement  le 
sens,  et  nous  avons  grand  besoin  qu’une  belle  lyre 
d’or,  c’est-à-dire  une  grande  âme  d’artiste,  façon- 
née par  l’Amour  et  capable  de  comprendre  l’en- 
semble des  choses,  daigne  s’approcher  de  nous  et 
berce  nos  oreilles  et  notre  cœur  par  ses  délicieuses 
mélodies. 

— Oh!  Madame,  — s’écria  Nanni,  — il  en  est 
parmi  ces  lyres  d’or  qui  ne  sont  pas  des  artistes 
de  profession... 

— Point  de  compliments,  je  vous  en  conjure.  Je 
ne  suis  évidemment  qu’une  pauvre  petite  lyred’ar- 


222 


gent,  qui  n’a  jamais  pu  apprendre  par  cœur  une  mé- 
lodie tout  entière,  et  je  vous  assure  que  j’ai  souvent 
ressenti  de  mortelles  souffrances  quand  mille  bruits 
incompréhensibles  faisaient  vibrer  toutes  les  cor- 
des de  mon  âme,  et  quelquefois  avec  tant  de  force 
que  je  voyais  venir-  le  moment  qu’elles  finiraient 
par  se  briser.  Il  y a aussi  des  jours  où  je  répète  à 
perte  d’haleine  de  grands  accords  plaqués,  sem- 
blables à certains  accompagnements  d’opéras  ita- 
liens, et  j’attends  avec  impatience  que  la  partie 
récitante  fasse  son  entrée,  mais  elle  n’a  garde  ; 
aussi  suis-je  bien  heureuse  quand  je  vois  appro- 
cher une  lyre  d’or;  moi  aussi  je  vole  au-devant 
d’elle  comme  une  colombe  et  je  lui  crie  du  plus 
loin  que  je  l’aperçois  : «Viens  me  faire  comprendre 
le  sens  du  misérable  accompagnement  que  je  joue 
depuis  vingt-quatre  heures,  sans  savoir  pourquoi!» 

— Comprendre  n’est  pas  précisément  le  mot, 

Madame,  — reprit  Nanni;  — l’art  n’est  pas  la 

philosophie  et  les  artistes  ne  sont  pas  des  spécu- 
« 

latifs.  Le  fond  de  l’art,  c’est  la  passion.  Ai-je  tort 
de  penser  que  toute  chose  a ses  affections,  les- 
quelles, agissant  sur  notre  âme,  y produisent  nés 
vibrations  plus  ou  moins  énergiques,  plus  ou  moins 


223 


prolongées  qu’on  appelle  des  passions  ? Les  for- 
mes, les  figures  et  les  mouvements  du  monde  ma- 
tériel, le  travail  sourd  de  la  végétation,  le  parfum 
des  fleurs,  les  jeux  de  l’ombre  et  de  la  lumière,  les 
orages  et  les  rassérènements  du  ciel,  les  vicissi- 
tudes des  saisons,  l’éternelle  succession  des  nais- 
sances et  des  morts  au  sein  de  la  nature  et  sem- 
blablement le  jeu  et  le  drame  de  la  destinée,  les 
caprices  fantasques  du  hasard  et  les  grands  coups 
de  la  fatalité,  tous  les  accidents  de  la  vie  et  de 
l’histoire,  en  un  mot,  les  modes  infiniment  variés 
des  choses  agissent  sur  notre  âme,  l’émeuvent,  la 
remuent  et  la  passionnent.  Or,  la  philosophie  nous 
enseigne  que  l’ordre  universel  est  composé  pour 
ainsi  dire  de  désordres  particuliers , de  même  que 
les  dissonances  sont  nécessaires  à toute  forte  et 
mâle  harmonie,  et  il  s’ensuit  que  la  plupart  des 
hommes , c’est-à-dire  l’innombrable  quantité  des 
âmes  qui  vivent  et  meurent  sans  avoir  rien  pu  con- 
naître qu’un  détail  de  l’univers,  reproduisent  dans 
leurs  passions  le  désordre  apparent  des  choses 
dont  elles  subissent  le  contact  immédiat.  Au  con- 
traire, les  âmes  privilégiées,  celles  qu’ Amour  a 
façonnées  de  ses  mains  et  qu’il  a remplies  de  son 


224 

esprit,  quelle  que  soit  la  place  que  le  sort  leur  as- 
signe ici-bas  et  si  étroit  que  puisse  être  l’horizon 
de  leur  destinée,  témoignent,  dans  tous  leurs  sen- 
timents et  dans  leurs  mouvements  les  plus  secrets, 
de  cette  harmonie  qui  est  comme  leur  essence  et 
leur  être  ; l’univers  est  présent  dans  chacune  de 
leurs  sensations,  il  suffit  du  parfum  d’une  fleur,  du 
chant  d’un  oiseau  ou  du  regard  d’un  enfant  pour 
faire  résonner  en  elles  la  musique  des  sphères  cé- 
lestes, et  toutes  les  passions  qui  les  agitent  for- 
ment entre  elles,  pour  parler  le  langage  de  Platon, 
une  espèce  de  chaîne,  on  plutôt  un  merveilleux  con- 
cert qui  est  l’écho  du  concert  sacré  de  toutes  les 
existences.  Aussi  ces  lyres  d’or  goûtent-elles  d’inef- 
fables délices , inconnues  aux  autres  âmes  ; mais, 
étant  inspirées  de  l’Amour,  elles  tiennent  de  lui  le 
désir  de  faire  partager  leurs  joies,  — ou  , pour 
laisser  là  nos  lyres,  puisque  comparaison  n’est  pas 
raison,  ces  âmes  supérieures  éprouvent  l’irrésis- 
tible besoin  de  se  communiquer  et  quelques-unes 
en  ont  la  force  ; ce  sont  là  ce  que  les  hommes  ap- 
pellent les  grands  artistes;  — elles  se  mettent 
donc  à créer  avec  des  formes  et  des  couleurs,  ou 
avec  des  mots  et  des  images,  un  monde  où  elles 


225 

versent  la  passion  qui  déborde  de  leur  sein,  et  cet 
ouvrage  de  leurs  mains  communique  à tous  ceux 
qui  en  approchent  l’inspiration  sacrée  dont  il 
émane.  Mais  ce  monde  créé  par  les  grands  artistes 
n’est  point  une  mise  au  net  ni  une  refonte  du 
monde  des  réalités , car  les  disciples  de  l’Amour 
n’ont  pas  la  folie  de  se  piquer  d’embellir  l’œuvre 
de  leur  maître  ; ils  aspirent  seulement  à rendre  vi- 
sible pour  tous  dans  leurs  œuvres  l’univers  tel 
qu’ils  l’aperçoivent  eux-mêmes,  et  ce  que  l’artiste 
voit  et  sent  dans  la  nature,  le  premier  venu  par- 
vient à le  voir  et  à le  sentir  par  le  moyen  de  l’art, 
qui  n’est  que  la  nature  concentrée.  A cette  fin,  les 
grands  artistes,  examinant  avec  une  religieuse  at- 
tention la  nature  et  la  vie , s’efforcent  de  s’appro- 
prier les  procédés  de  la  pensée  créatrice  et  ils 
étudient  particulièrement  les  signes  par  lesquels 
l’âme  des  choses  se  manifeste  dans  le  moindre  de 
ses  ouvrages,  de  même  que,  pour  arriver  à bien 
parler,  nous  étudions  avec  soin  le  vocabulaire  de 
notre  langue  et  les  règles  de  sa  grammaire;  c’est, 
en  effet,  au  moyen  de  ces  hiéroglyphes  sacrés 
qu’ils  se  créent  un  langage  pour  exprimer  cette 
passion  soumise  à la  loi  du  rhythme  et  de  l’har- 

15 


226 


monie  que  leur  inspire  la  vue  du  grand  tout  et  que 
l’Amour,  principe  vivifiant  et  moteur  du  monde, 
distille  pour  ainsi  dire  dans  leur  âme,  comme  la 
mère  fait  passer  son  sang  dans  le  cœur  de  l’enfant 
qu’elle  allaite.  Seulement  l’artiste  a grand  soin  que 
tous  ces  signes,  empruntés  à la  nature,  par  les- 
quels il  se  révèle  aux  petits  et  aux  ignorants,  de- 
viennent facilement  intelligibles  à tous  les  esprits, 
et  à cet  effet  il  en  accuse  fortement  les  traits,  il  les 
expose  en  pleine  lumière,  il  les  dégage  de  tout  ce 
qui  pourrait  les  offusquer  ou  les  obscurcir.  Qu’on 
appelle  cela  idéaliser  la  nature , j’y  consens,  bien  que 
le  mot  ne  me  plaise  pas  ; mais  il  n’en  est  pas  moins 
certain  que  la  poésie,  la  sculpture  et  la  peinture  se 
proposent  non  d’embellir  ce  qui  est,  mais  de  le  ré- 
sumer. C’est  ainsi , par  exemple , qu’un  portrait 
peint  par  le  Titien  ou  par  Rembrandt  est  le  ré- 
sumé de  toute  une  vie  et  un  drame  de  Shakes- 
peare le  résumé  du  livre  des  destins,  et  la  seule 
différence  qui  soit  entre  l’art  et  la  nature , c’est 
que  le  premier  nous  présente  dans  ses  œuvres  le 
tout  en  raccourci.  Ce  grand  magicien  évoque  ces 
passions  infinies,  filles  de  l’Amour,  qui  sont  les 
puissances  secrètes  des  choses,  et  les  contraint  à 


227 

se  révéler  aux  enfants  des  hommes  par  un  geste, 
par  un  regard,  par  un  mot,  par  un  soupir  sorti  de 
leurs  entrailles,  et  l’Amour  lui-même,  se  rendant 
à ses  enchantements,  se  déclare  tout  entier  dans 
une  seule  des  pulsations  de  l’univers. 

— A cette  heure,  je  vous  entends,  — lui  dit  la 
marquise;  — le  peintre  réaliste  et  Poussin  sont 
aussi  exacts  l’un  que  l’autre  dans  leur  imitation  de 
la  nature,  mais  le  premier  peint  des  arbres  qui  ne 
sont  que  des  arbres,  et  Poussin  des  arbres  pas- 
sionnés, et  comme  remplis  du  sentiment  qui  de 
l’âme  des  choses  a passé  dans  l’âme  de  Poussin, 
et  si  la  Vénus  de  Milo  nous  semble  supérieure  en 
beauté  à toutes  les  femmes  de  chair  et  d’os,  ce 
n’est  pas  qu’à  la  rigueur  on  n’en  puisse  trouver 
qui  la  vaillent,  mais  le  mystère  de  passion  que  le 
sculpteur  a répandu  dans  le  cœur  de  marbre  de 
ses  statues  lui  donne  ce  je  ne  sais  quoi  de  surhu- 
main qui  nous  confond. 

— En  d’autres  termes,  — dis-je  à mon  tour, 
— Nanni  me  paraît  penser  que  les  prétendus  réa- 
listes et  Poussin  rendent  avec  une  égale  fidélité  la 
nature  telle  qu’ils  la  voient;  seulement  les  pre- 
miers ont  le  malheur  de  la  regarder  avec  les  yeux 


228 

du  vulgaire,  car  ils  ne  sont,  à le  bien  prendre,  que 
des  talents  incomplets  qui  affectent  de  convertir  en 
système  l’impuissance  de  leur  pinceau  et  la  stéri- 
lité de  leurs  inspirations,  — et  il  y a loin  de  leurs 
magots  et  de  leurs  poussas  à ces  casseroles  si  bien 
étamées  où  Van-Ostade  nous  fait  découvrir  toute 
une  vie  d’ordre,  d’honnête  aisance  et  de  douces 
joies  domestiques,  c’est-à-dire  une  des  manières 
les  plus  assurées  d’être  heureux  en  ce  bas  monde. 

— Oh  ! ne  moralisons  pas,  cela  nous  mènerait  trop 
loin,  — dit  la  marquise.  — Occupez-vous  plutôt, 
Nanni,  de  résoudre  une  difficulté  qui  m’incom- 
mode. Nos  lyres  d’or  répètent  toutes  le  même  air, 
la  même  hymne  glorieuse  de  l’Amour,  et  partant 
je  ne  vois  pas  quelle  place  cela  laissera  à l’origi- 
nalité des  artistes. 

— L’Amour  y a pourvu,  — répondit-il  ; — car, 
outre  qu’il  a donné  à chacune  de  ces  lyres  un  tim- 
bre particulier,  il  a eu  soin  de  les  monter  sur  des 
modes  différents,  celle-ci  sur  le  dorien,  celle-là  sur 
le  phrygien,  telle  autre  sur  l’ionien  ou  le  lydien, 
et  ainsi  l’harmonie  de  F univers,  en  résonnant  sur 
leurs  cordes,  revêt  le  caractère  particulier  de  cha- 
que instrument,  et  voilà  pourquoi  des  œuvres  d’un 


229 

grand  artiste  s’exhale  une  certaine  passion  déter- 
minée dont  la  contagion  est  irrésistible.  Ainsi, 
•Madame,  quand  vous  avez  lu  Shakespeare,  vous 
sentez  en  vous  cette  ironie  suprême  qui  se  joue 
librement  de  toutes  choses;  l’Arioste  vous  commu- 
nique ces  joies  folles  de  sylphe  et  de  lutin  qui 
ranimaient  lui-même;  le  Tasse  nous  plonge  dans 
une  émotion  voluptueuse;  Aristophane  laisse  sur 
nos  lèvres  le  rire  étincelant  d’un  Silène  qui  a bu 
l’ivresse  dans  la  coupe  d’or  des  dieux,  et  Molière 
nous  remplit  d’une  mâle  gaîté  mêlée  d’une  cer- 
taine amertume  bienfaisante  qui  fortifie  le  cœur. 
Des  toiles  du  Poussin  se  dégage  je  ne  sais  quelle  . 
rêverie  majestueuse,  et  Claude  Lorrain,  dont  le 
pinceau  célébra  les  fêtes  de  la  lumière,  enveloppe 
nos  pensées  comme  nos  regards  de  cette  vapeur 
dorée  qui  inonde  ses  paysages.  L’admirable  mor- 
ceau de  Haydn,  que  nous  exécutâmes  hier  sur 
votre  piano,  vous  laissa  dans  l’âme,  disiez-vous, 
comme  une  facilité  de  vivre  qui  vous  charmait, 
tandis  que  telle  sonate  de  Beethoven  fait  naître 
en  vous  comme  le  sentiment  du  grand  apaise- 
ment qui  suit  une  lutte  et  d’un  éclatant  triomphe 
remporté  sur  les  contradictions  douloureuses  dont 


# 


230 

l’histoire  abonde  aux  époques  de  tourmentes  révo- 
lutionnaires ; — si  demain  nous  jouons  la  sympho- 
nie de  Mozart  que  vous  savez,  vous  sentirez  des 
ailes  vous  pousser,  avec  lesquelles  vous  voltigerez 
sur  la  surface  de  la  vie,  comme  la  mouette  dans 
ses  ébats  capricieux  rase  la  surface  des  flots  où, 
laissant  tremper  par  instants  l’extrémité  de  ses 
plumes,  elle  repart  soudain  vers  le  ciel  en  pous- 
sant des  cris  d’allégresse.  Et  chacune  de  ces  pas- 
sions, où  se  retrouve  l’universelle  harmonie,  est 
une  des  voix  dont  se  compose  le  chœur  des  Idées, 
conduit  et  présidé  par  l’Amour. 

— Et  notre  cheval  ! — dit-elle  en  souriant,  — 
il  est  bien  temps  d’y  revenir. 

— Ah!  Madame,  — dit-il,  — les  Grecs  furent 
passés  maîtres  dans  cet  art  de  déposer  une  pas- 
sion au  sein  d’une  œuvre  comme  une  âme  qui  la 
fait  vivre  et  de  la  manifester  par  les  signes  les 
plus  parlants  et  les  plus  expressifs,  en  ayant  soin 
d’y  subordonner  tellement  tous  les  détails,  que 
tout  contribue  et  concoure  à fortifier  l’effet  géné- 
ral. Ainsi  procéda  le  grand  sculpteur  chargé  de 
sculpter  sur  la  frise  du  Parthénon  l’image  de  cette 
magnifique  procession  qui,  le  dernier  jour  de  la 


•* 


231 


fête  des  Panathénées,  entrait  du  Céramique  exté- 
rieur dans  la  ville  et,  après  s’être  déroulée  lente- 
ment dans  les  rues  et  sur  les  places,  montait  à la 
citadelle  pour  y déposer  aux  pieds  de  Minerve  Po- 
liade  le  nouveau  peplos  brodé  par  des  mains  vir- 
ginales. Son  premier  soin  fut  de  se  pénétrer  de 
l’esprit  de  son  sujet  et  d’imprimer  à cet  immense 
ouvrage  le  caractère  de  l’auguste  cérémonie  qu’il 
avait  à représenter.  C’était  une  fête  que  devait  re- 
produire son  divin  ciseau,  et  le  génie  de  la  fête 
respire  partout  dans  son  oeuvre , je  veux  dire  ce 
calme,  cette  sérénité  que  produit  l’oubli  momen- 
tané de  tous  les  labeurs  ingrats  de  la  vie  journa- 
lière, la  douce  liberté  et  le  joyeux  essor  d’esprits 
qui  se  délassent , qui  se  détendent , qui , au  sortir 
des  tracasseries  de  l’agora  et  des  luttes  orageuses 
du  Pnyx , se  donnent  du  relâche  et  prennent  le 
temps  de  respirer  et  de  jouir  d’eux-mêmes,  en  un 
mot,  ce  repos  réparateur  qui,  suspendant  les  fa- 
tigues de  la  pensée  et  les  poursuites  inquiètes  du 
cœur,  communique  à l’âme  une  suprême,  et  déli- 
cieuse légèreté.  Oui,  corps  et  âme,  tout  est  mer- 
veilleusement léger  dans  ce  bas-relief  incompara- 
ble, hormis  toutefois  ces  béliers,  ces  taureaux,  ces 


232 


métèques,  habilement  distribués  de  place  en  place 
par  l’artiste,  qui  connaissait  mieux  que  personne 
le  puissant  effet  des  contrastes.  Ils  sont  légers 
comme  le  vent,  ces  chevaux,  dont  à dessein  il 
emprunta  les  modèles  à la  race  la  plus  légère  qui 
soit  au  monde,  chevaux  façonnés  et  assouplis  par 
l’école  athénienne  et  qu’il  s’est  attaché  à alléger 
encore  en  supprimant  tout  harnachement  et  en  re- 
dressant leur  crinière  qui,  retombant,  eût  risqué 
d’alourdir  leur  svelte  encolure.  Et  comme  elles 
sont  légères , et  pour  ainsi  dire  délivrées  de  tout 
incommode  fardeau,  les  âmes  qui  se  révèlent  dans 
le  regard  et  le  geste  des  magistrats,  dans  la  beauté 
vénérable  des  vieillards,  dans  la  démarche  aisée 
des  jeunes  vierges  portant  leurs  patères  ou  leurs 
corbeilles,  dans  l’action  libre  et  dégagée  des  mu- 
siciens jouant  de  la  flûte  ou  de  la  lyre,  dans  les 
formes  délicates  des  éphèbes  et  jusque  dans  leurs 
tuniques  aux  plis  ondoyants  et  dans  leurs  man- 
teaux flottant  gracieusement  dans  l’air,  enfin  dans 
cette  foule  innombrable  de  personnages,  tous  pé- 
nétrés d’un  même  sentiment,  inspirés  d’une  même 
pensée,  et  dont  les  contours  et  les  figures  ont  été 
creusés  dans  le  marbre  avec  une  incompréhensible 


233 


vérité  par  quelques  traits  fugitifs  du  ciseau  le  plus 
délicat  et  le  plus  délié  qui  fût  jamais!  Et  ainsi, 
sur  ce  bas-relief  colossal,  où  la  nature  est  rendue 
avec  une  fidélité  sans  pareille , Phidias  a retracé 
la  grande  procession  des  Panathénées  avec  l’infinie 
variété  de  ses  aspects  et  de  ses  épisodes,  — et  sur 
ces  quatre  cents  pieds  de  marbre  respire  une  seule 
passion  qui  anime  tout,  qui  remplit  tout,  qui  est 
comme  l’âme  de  ce  grand  ouvrage,  de  même  que, 
dans  la  vie  d’un  noble  cœur,  un  seul  grand  senti- 
ment, comme  un  souffle  insensible,  répand  partout 
la  mesure,  l’unité  et  l’harmonie! 

Nanni  avait  prononcé  cette  tirade  avec  l’accent 
de  l’enthousiasme  ; sa  voix  était  devenue  vibrante  ; 
son  front  rayonnait,  ses  grands  yeux  brillaient 
d’un  feu  sombre.  Jamais  je  ne  l’avais  vu  si  beau. 
Apparemment  la  marquise  en  jugeait  comme  moi  ; 
car  elle  s’oubliait  à regarder  cette  noble  tête  in- 
spirée, et  quand,  en  prononçant  ces  derniers  mots, 
Nanni  releva  sur  elle  ses  yeux  qu’il  avait  tenus 
jusqu’alors  fixés  au  sol,  il  rencontra  son  ardent 
regard  fixé  sur  lui,  regard  plein  d’un  doux  poison 
que  le  cœur  de  l’enfant  but  à longs  traits.  Un 
trouble  délicieux  s’éleva  en  lui  et , pour  le  dissi- 


234 

muler,  il  baissa  la  tête  en  se  penchant  sur  Ugly, 
qu’il  caressa  d’une  main  fiévreuse.  Heureusement 
pour  lui,  il  ne  s’avisa  pas  de  regarder  de  nouveau 
la  marquise,  car  cette  fois  elle  n’eût  plus  offert  à 
sa  vue  qu’un  front  sévère,  un  regard  glacé  et  un 
visage  dédaigneux  et  hautain. 

— Je  vous  comprends,  marquise,  — lui  dis-je 
en  moi-même,  — c’est  un  hommage  d’artiste  que 
vous  venez  de  rendre  à la  beauté  de  cet  enfant,  et 
vous  lui  en  voulez  d’avoir  pu  s’imaginer  q‘ue  votre 
cœur  s’était  mis  de  la  partie 

Ce  petit  jeu  de  scène,  qui  m’intéressait,  me  pa- 
rut avoir  échappé  à l’ attention  de  nos  amis.  Le 
chevalier  s’était  éloigné  de  quelques  pas  pour  exa- 
miner un  buisson  de  roses,  jugeant  qu’il  était  de 
sa  dignité  de  ne  pas  écouter  Nanni  jusqu’au  bout  ; 
le  docteur  était  occupé  à souffler  sur  les  charbons 
de  son  narghilé  qui  menaçaient  de  s’éteindre  ; 
l’abbé  qui,  depuis  le  commencement  de  cet  entre- 
tien, n’avait  donné  signe  de  vie,  immobile  comme 
une  souche,  son  chapeau  enfoncé  sur  ses  yeux,  les 
bras  croisés  sur  sa  poitrine,  regardait  évidemment, 
ses  pensées  flotter  dans  les  espaces  imaginaires. 
Quant  à milord , qui  venait  de  terminer  son  pi- 


235 


peau,  il  se  mit  à en  tirer  d’un  air  grave  quelques 
sons  aigrelets  et  nasillards  qui  causèrent  à la  mar- 
quise un  tressaillement  douloureux.  Elle  porta  vi- 
vement ses  mains  à ses  oreilles  en  s'écriant  : 

— Grand  Dieu!  Milord,  que  le  ciel  confonde 
votre  musique!  Nous  venons  d’entendre  le  souffle 
de  l’univers  passant  sur  les  cordes  des  lyres  d’or , 
et  vous  prenez  ce  moment  pour  nous  déchirer  les 
oreilles  avec  votre  infernal  pipeau  ! 

Et  voyant  que,  nonobstant  ses  reproches,  il 
continuait  de  souffler  dans  son  instrument  avec  un 
flegme  imperturbable  : 

— Ah  ! ce  pipeau  ! — s’écria-t-elle  en  se  le- 
vant de  sa  chaise,  — je  ne  l’entends  que  trop  sou- 
vent; depuis  ma  naissance  il  me  poursuit;  il  a 
troublé  toutes  les  fêtes  de  ma  vie...  Milord!  Mi- 
lord! vous  êtes  sans  pitié! 

Et  disant  cela,  saisie  d’un  trouble  inexplicable, 
elle  se  sauva  dans  le  jardin,  où  elle  disparut  der- 
rière une  charmille. 


V 


Le  chevalier  et  le  docteur  étaient  partis  à la 
recherche  de  la  marquise,  tandis  que  milord  con- 
tinuait son  improvisation  musicale  à la  barbe  de 
l’abbé  qui , assis  en  face  de  lui,  ne  faisait  mine 
d’entendre  son  enragé  concert.  Je  les  laissai  aux 
douceurs  de  ce  tête-à-tête  et,  m’emparant  du  bras 
de  Nanni,  je  l’emmenai  du  côté  du  petit  pont,  il 
me  suivit  sans  résistance,  plongé  qu’il  était  dans 
une  rêverie  au  moins  aussi  profonde  que  celle  de 
l’abbé. 

J’ai  toujours  aimé  à m’occuper  des  affaires  des 
autres  et  j’ai  plus  d’une  fois  rempli  cahin-caha  les 


238 

fonctions  de  suppléant  de  la  Providence,  laquelle, 
en  vérité,  laisse  beaucoup  à faire  à ses  substituts. 
Chacun  a sa  marotte , la  mienne  est  de  me  piquer 
de  lire  couramment  dans  les  cœurs  et  de  déchif- 
frer les  visages  à livre  ouvert  ; je  tâte  volontiers 
le  pouls  aux  malades  et  je  me  crois  beaucoup  plus 
versé  dans  la  science  du  diagnostic  que  dans  l’his- 
toire du  gorgerin  des  colonnes  ioniques.  Il  y a dans 
ma  figure,  je  vous  l’ai  déjà  dit  et  je  ne  crains  pas 
que  vous  me  démentiez,  quelque  chose  qui  com- 
mande la  confiance.  Aussi  est-il  arrivé  quelquefois 
que  des  cœurs  blessés  s’ouvraient  à moi  de  leurs 
peines  et  se  remettaient  entre  mes  mains  pour  être 
guéris.  Sans  mentir,  je  peux  me  rendre  le  témoi- 
gnage que  je  n’ai  jamais  tué  de  clients;  je  puis 
même  me  vanter  d’avoir  guéri  à Rome,  l’année 
dernière,  une  vieille  douairière  russe  qui  se  plai- 
gnait d’être  incomprise,  et  son  canari  qui  se  mou- 
rait de  la  pépie.  Cette  double  cure  m’inspira  une 
grande  foi  en  ma  lancette,  en  mes  juleps  et  en 
mes  magistères,  et  de  ce  jour  je  me  promis  de  ne 
manquer  aucune  occasion  de  prodiguer  mes  soins 
à l’humanité  souffrante.  Aussi,  dès  que  j’eus  été 
initié  à la  petite  partie  de  cœur  qui  se  jouait  entre 


I 


239 

Phidias,  la  marquise,  le  comte  de  B...  et  Nanni, 
je  jurai  mes  grands  dieux  que  je  serais  le  Deus  ex 
machina  du  dénouement.  Le  comte  de  B...  m’inté- 
ressait et  je  ne  délibérai  pas  à épouser  chaude- 
ment sa  cause.  Grâce  à ma  sagacité  habituelle, 
j’avais  deviné  sur-le-champ  qu’il  était  aimé  et  que 
la  marquise,  en  vraie  coquette,  désirant  réveiller 
un  peu  sa  tendresse , qui  lui  paraissait  peut-être 
trop  tranquille,  s’était  amusée  à s’entêter  plus  que 
de  raison  de  Phidias  et  de  Nanni  pour  exciter  sa 
jalousie.  Malheureusement  l’événement  avait  dé- 
passé ses  prévisions  ; à la  suite  de  taquineries  et 
de  picoteries  trop  multipliées,  on  s’était  aigri,  on 
s’était  boudé,  et  ce  petit  manège  avait  fini  par  une 
brouille  en  forme.  Après  la  rupture,  la  marquise 
avait  cru  devoir  à sa  fierté  blessée  d’effacer  de  son 
cœur  le  souvenir  d’un  amant  trop  susceptible  et  trop 
exigeant  ; mais  en  vain  s’était-elle  combattue,  sa 
passion  était  demeurée  maîtresse  du  champ  de  ba- 
taille ; de  là  ses  impatiences,  ses  accès  d’humeur 
et  d’irritation,  de  là  certains  retours  mélancoliques 
sur  le  passé,  certains  soupirs  mal  étouffés,  certains 
petits  trépignements  fort  expressifs,  certains  re- 
gards qui  semblaient  dire  : Sœur  Anne,  ne  voyez- 


240 

vous  rien  venir?  Mais  cette  âme  fière  avait  trop 
d’énergie  pour  s’abandonner  ; elle  usait  de  tous 
les  moyens  pour  tromper  son  ennui  et  pour  s’é- 
tourdir sur  son  chagrin  ; cette  lyre  d’argent  écou- 
tait de  toutes  ses  oreilles  le  sublime  récitatif  en- 
tonné par  les  lyres  d’or  ou  par  l’harmonica  du 
grand  Caramoussal  et  s’essayait  à le  faire  redire  à 
ses  cordes...  Inutiles  efforts  ! son  cœur  soupirait 
de  préférence  un  petit  chant  plaintif  dont  la  mé- 
lancolie la  gagnait , et  dans  ces  derniers  jours, 
bien  qu’elle  s’en  cachât  avec  soin,  je  m’étais  con- 
vaincu, en  dépit  des  dénégations  de  l’homme  en- 
nuyé, qu’elle  était  à bout  de  résistance  et  que  son 
orgueil,  menacé  dans  ses  retranchements,  ne  son- 
geait plus  qu’à  faire  une  retraite  honorable. 

Dans  sa  dernière  lettre  à milord,  le  comte,  dés- 
espéré et  se  défiant  des  talents  diplomatiques  du 
digne  baronnet,  m’avait  désigné  pour  l’avocat  au- 
quel il  commettait  le  soin  de  plaider  sa  cause. 
Cette  marque  de  confiance  m’avait  singulièrement 
flatté  et  j’étais  bien  décidé  à ne  pas  faillir  à mon 
mandat.  Une  seule  chose  me  chagrinait,  — le  coup 
terrible  que  j’allais  porter  à Nanni.  Je  m’étais  dé- 
cidé à prendre  langue  au  préalable  avec  lui  et  à 


241 

le  préparer  à son  malheur  et,  rêvant  aux  moyens 
d’opérer  la  cataracte  du  pauvre  enfant  et  d’am- 
puter ses  illusions  en  le  faisant  souffrir  le  moins 
possible,  je  maudissais  le  regard  qui , faussement 
interprété  par  son  cœur  crédule  de  poëte  et  d’a- 
moureux, venait  de  le  remplir  d’une  indicible  joie 
et  d’ajouter  encore  aux  difficultés  de  mon  entre- 
prise. 

Cheminant  donc  avec  lui  du  côté  du  petit  pont, 
je  me  disais  : Tâchons  de  lui  faire  entendre  rai- 
son , mais  usons  de  ménagements  ; traitons  avec 
douceur  cette  pauvre  âme  malade , il  est  des  bles- 
sures qu’il  ne  faut  toucher  que  d’une  main  légère... 
Et  là-dessus,  adoucissant  le  timbre  naturellement 
un  peu  rude  de  ma  voix,  je  lui  dis  : 

— Mon  pauvre  enfant,  vous  êtes  fou!... 

Il  tressaillit , leva  les  yeux  sur  moi , ramena  sa 
tête  en  arrière  d’un  air  superbe,  puis  la  laissant 
retomber  sur  sa  poitrine,  il  me  retira  son  bras  et 
continua  de  marcher  sans  mot  dire. 

— Mal  débuté  ! — me  dis-je.  — Je  n’ai  pas  le 
sens  commun  ; je  me  promets  de  le  ménager  et 
j’entame  la  conversation  par  un  coup  de  poing. . . 

Je  me  mis  à me  creuser  la  tête  pour  trouver  un 

16 


242 

nouvel  exorde  qui  fût  doux,  engageant,  insinuant, 
et  je  le  méditai  si  bien  que  nous  arrivâmes  au 
petit  pont  sans  que  j’eusse  rouvert  la  bouche;  mais 
là,  confus  de  la  stérilité  de  mon  génie,  je  tentai 
une  seconde  fois  de  rompre  la  glace  à tout  hasard, 
et  d’une  voix  que  je  m’efforçai  de  rendre  cares- 
sante et  doucereuse  : 

— Nanni,  — lui  dis-je,  — quelle  extravagance 
est  la  vôtre... 

Vous  voyez  que  je  n’étais  pas  varié  dans  mon 
exorde.  Encore  n’en  pus-je  dire  davantage,  car  il 
m’interrompit  vivement  en  me  montrant  du  doigt 
un  Albanais  qui  passait  avec  sa  fustanelle  blanche 
bien  tuyautée,  et  il  me  dit  : 

— On  prétend  que  ces  gens-là  descendent  des 
Pélasges.  Vous  pouvez  lire  là-dessus  un  gros  livre 
allemand , intitulé  je  ne  sais  comment  ; on  le  dit 
très-instructif  ; l’auteur  est  parfaitement  sûr  de  son 
fait,  comme  le  sont  tous  les  savants  allemands  en 
général.  Ma  foi!  l’en  croira  qui  voudra! 

Puis,  faisant  volte-face  d’un  air  dégagé,  il  s’a- 
chemina du  côté  du  café  en  sifflotant  un  petit  air 
entre  ses  dents.  Je  le  suivis  en  le  regardant  de 
travers. 


243 


— Ah!  tu  ne  veux  pas  m'entendre!  — lui  di- 
sais-je à part  moi,  — et  tu  te  mets  en  révolte,  mé- 
chant enfant  ! Mais  ne  t’imagine  pas  que  je  sois  si 
facile  à rebuter  ! tu  as  beau  faire , tu  finiras  par 
me  prêter  l’oreille  ! 

Et  me  remettant  en  quête  d’un  nouvel  exorde  : 
Ah  çà!  ne  saurais-je  débuter  autrement  que  par 
une  apostrophe?  — me  disais-je,  — figure  brutale 
peu  goûtée  des  enfants  mutins.  — Mais  je  m'in- 
géniais en  vain;  ni  l’enthymème,  ni  l'hypotypose, 
ni  la  catachrèse  ne  m’étaient  propices , et  au  mo- 
ment d’ouvrir  la  bouche,  rien  qu’à  regarder  cette 
noble  jeune  tête  à la  fois  si  fière  et  si  délicate, 
toute  ma  rhétorique  s’en  allait  à vau-l’eau.  Je  pei- 
nais, je  soufflais,  je  me  battais  les  lianes,  je  me 
grattais  le  front,  j’ôtais  mon  chapeau , je  passais 
ma  main  dans  mes  cheveux,  je  remettais  mon  cha- 
peau, je  frottais  l’index  de  ma  main  gauche  contre 
la  paume  de  ma  main  droite , je  me  pinçais  les 
joues,  je  taquinais  ma  barbe  grise,  et  tour  à tour 
je  faisais  de  grandes  enjambées  aussi  imposantes 
que  le  mouvement  d’éloquence  dont  j’étais  sur  le 
point  d’accoucher,  ou  bien,  tortillant  des  jambes, 
je  faisais  de  jolis  petits  pas  rapides  et  pressés 


244 

comme  les  subtils  raisonnements  dont  j’aurais  voulu 
enlacer  ce  garçonnet,  et  tantôt  je  baissais  la  tête 
d’un  air  grave,  tantôt  relevant  les  yeux,  je  les  pro- 
menais à droite  et  à gauche,  je  contemplais  la  rivière, 
les  lauriers  roses,  les  arbres,  le  ciel,  — tout  cela 
n’y  servait  de  rien,  et  plus  je  suais  d’ahan,  moins 
je  me  sentais  inspiré.  Et  lui,  je  crois,  s’apercevait 
et  jouissait  intérieurement  de  mon  embarras  ; il  y 
eut  même  un  moment  où  je  crus  voir  passer  un 
sourire  malin  sur  ses  lèvres,  et  pour  le  coup,  piqué 
au  vif,  comme  nous  arrivions  pour  la  seconde  fois 
près  du  petit  pont,  je  le  frappai  brusquement  sur 
l’épaule,  et  d’une  voix  assez  retentissante  pour  at- 
tirer l’attention  des  passants  : 

— Ah  çà!  — m’écriai-je,  — qu’espérez-vous? 
L’interrogation  ne  me  réussit  guère  mieux  que 
l’apostrophe.  Le  rouge  de  la  colère  lui  monta  au 
visage,  et  me  toisant  des  pieds  à la  tête  : 

— A qui  en  avez-vous?  — me  répondit-il,  — 
et  qui  vous  donne  le  droit  de  m’interroger? 

Mais  cette  fois  j’étais  résolu  à ne  point  lâcher 
prise,  et  m’emparant  de  nouveau  de  son  bras,  je 
lui  dis  en  baissant  la  voix  : 

— Pauvre  insensé  ! tout  à l’heure  tu  t’es  trahi. 


245 

T on  âme  est  venue  clans  tes  yeux , et  le  moins 
clairvoyant  a pu  surprendre  ton  secret.  Fuis,  je 
t’en  conjure,  fuis  pendant  qu’il  en  est  temps  en- 
core. L’air  qu’on  respire  ici  t’est  fatal.  Imprudent  ! 
tu  te  fais  une  fête  de  la  voir,  de  l’approcher,  et 
chaque  jour  une  goutte  de  ce  poison  que  distillent 
ses  yeux  tombe  sur  ta  blessure,  et  tu  souffres,  tu 
te  consumes,  tu  péris... 

Il  avait  changé  de  contenance  ; doucement  il 
posa  sa  main  sur  ma  bouche,  et  je  vis  deux  larmes 
jaillir  de  ses  grands  yeux  bruns  et  couler  lente- 
ment sur  ses  joues. 

— Je  n’espère  rien,  — murmura- t-il  triste- 
ment, — je  ne  demande  rien,  je  ne  désire  rien... 
mais  si  c’est  ma  fantaisie  de  souffrir,  quel  incon- 
vénient y voyez-vous?... 

Il  se  tut  un  moment,  puis  il  reprit  en  s’ani- 
mant : 

—Oui,  je  suis  un  fou,  un  pauvre  fou,  ce  qui  n’em- 
pêche pas  que  tout  à l’heure  je  lui  ai  plu  pendant 
l’espace  d'une  seconde,  ses  yeux  me  l’ont  marqué, 
et  je  vais  me  nourrir  de  ce  souvenir  pendant  bien 
des  jours.  Ah!  si  vous  saviez  le  bien  que  m’a  fait 
ce  divin  regard  et  les  belles  choses  qui  pourraient 


246 


germer  là , - ajouta-t-il  en  se  frappant  le  front. 
— si  elle  me  regardait  plus  souvent  avec  ces  yeux- 
là!  Mais,  à l’avenir,  je  saurai  me  contraindre,  je 
vous  promets  de  m’observer  davantage... 

— Il  ne  s’agit  pas  de  cela,  — lui  dis-je  en  co- 
lère , — mais  de  se  comporter  en  homme  et  de 
sortir  résolûment  d’une  situation  fausse.  Croyez- 
m’en,  le  possesseur  légitime  d’un  cœur  où  vous 
n’avez  rien  à prétendre  ne  tardera  pas  à revenir, 
et  il  y va  de  votre  dignité  de  ne  pas  attendre  qu’on 
vous  chasse  pour  lui  complaire. 

U fronça  le  sourcil,  et  jetant  sur  moi  des  yeux 
enflammés  : 

— Eh!  qu’il  revienne!  — s’écria-t-il  avec  em- 
portement, — et  nous  verrons  comme  il  sera  reçu. 
Mais  qu’y  a-t-il,  grand  Dieu!  entre  elle  et  lui?  Par- 
lent-ils la  même  langue  ? leurs  âmes  peuvent-elles 
s’entendre  ? Et  vous  la  croyez  capable. . . Ah  ! c’est 
à mon  tour  de  vous  dire  : Studio,  le  donne  ! C’est 
une  science  où  vous  n’avez  pas  pris  vos  degrés. 

Mais  moi,  me  plaçant  en  face  de  lui  et  le  regar- 
dant dans  les  yeux  ; 

— Eh  bien,  soit  ! — lui  dis-je,  — je  veux,  sot 
enfant,  que  tu  aies  raison  de  croire,  d’espérer... 


247 

Mais  as-tu  donc  oublié  celle  qui,  à cette  heure,  à 
Venise,  soupire  en  pensant  à toi,  celle  qui  t’aime, 
qui  t’attend , à qui  tu  as  engagé  ta  foi  et  qui  ne 
sait  pas.  hélas!  que  tu  l’as  déjà  trahie  dans  ton 
cœur,  celle  enfin  dont  tu  reçus  peut-être  une  lettre 
hier  encore , pauvre  lettre  mouillée  de  larmes  que 
tu  t’es  gardé  d’ouvrir  et  qui  te  brûlerait  les  mains 
si  tu  y touchais... 

Je  n’en  dis  pas  davantage,  car  il  était  devenu 
pâle  comme  la  mort,  et  voulant  me  répondre,  ses 
lèvres  tremblèrent,  il  balbutia  quelques  mots  con- 
fus, puis  tout  à coup,  par  un  effort  désespéré,  dé- 
gageant impétueusement  son  bras,  il  réussit  à m’é- 
chapper et  s’enfuit  à toutes  jambes  du  côté  de  la 
tonnelle. 

Je  le  suivis,  sans  chercher  à le  rejoindre  ou  à le 
rappeler,  et,  chemin  faisant,  je  me  disais  : Après 
tout,  qu’il  en  ait  le  cœur  brisé,  que  m’importe? — 
et  je  me  mis  à fredonner  une  ariette  d’opéra-co- 
mique. Puis  j’ajoutai  : Pourtant,  j’y  aurais  regret  ; 
car  c’est  un  grand  cœur,  et  seulement  avec  un  de 
ses  morceaux  on  ferait  dix  cœurs  de  marquise  de 
grandeur  raisonnable.  En  faisant  ces  réflexions, 
j’arrivai  à l’entrée  de  la  tonnelle,  et  avisant,  à l’en- 


248 


droit  où  l’abbé  s’était  assis,  un  petit  volume  gi- 
sant à terre , j’y  reconnus  le  livre  qui  ne  le  quit- 
tait pas  et  que  j’avais  pris  jusqu’alors  pour  un  bré- 
viaire, Je  le  ramassai  et  je  l’ouvris.  Ce  prétendu 
bréviaire,  écrit  tout  entier  de  sa  main,  renfermait 
une  copie  de  quelques  extraits  du  Benjamin  major 
et  minor  de  Richard  de  Saint-Victor,  de  la  Répu- 
blique de  Platon,  du  Traité  de  l’existence  de  Dieu 
de  Fénelon,  et  de  l’Éthique  de  Spinosa. 

— Étrange  bréviaire  ! — me  dis-je,  — et  dans 
quelle  société  d’originaux  me  suis-je  faufilé  ! 

Je  fourrai  le  livre  dans  ma  poche  et  me  mis  en 
devoir  de  rejoindre  nos  gens  qui,  rassemblés  sur 
un  tertre,  à l’extrémité  du  jardin,  formaient  cer- 
cle autour  de  l’abbé  adossé  contre  un  citronnier. 

— Mon  cher  abbé,  — disait  la  marquise  en  lui 
montrant  la  couronne  qu’elle  tenait  à la  main,  — 
ne  voulez-vous  pas  prendre  part  à ce  concours  et 
disputer  vous  aussi  ce  précieux  diadème , dont 
j’aurais  tant  de  plaisir  à parer  votre  tête  ? 

Et  comme  l’abbé  marquait  par  un  geste  qu’il  se 
jugeait  indigne  d’un  si  grand  honneur  : 

— Du  moins,  — poursuivit-elle,  — ne  pour- 
rons-nous savoir  si  vous  approuvez  tout  ce  qui 


249 


s’est  dit  aujourd’hui  au  sujet  et  à propos  de  notre 
cheval? 

— Vous  avez  tous  parlé  d’or,  — répondit-il, — 
mais  parlez  demain  encore  et  après-demain,  vous 
n’aurez  jamais  tout  dit. 

— Mais  ne  nous  direz- vous  pas. . . 

— Oui,  oui,  je  vous  le  répète,  vous  avez  fait 
merveille , vous  avez  accommodé  de  toutes  pièces 
l’éclectisme , vous  avez  taillé  des  croupières  à 
l’idéalisme , vous  avez  serré  le  bouton  au  faux 
réalisme,  et  que  sais-je  encore?  Vous  avez  seule- 
ment oublié  une  chose,  une  misère,  en  vérité... 

— Quoi?  — dit-elle. 

— Vous  êtes  comme  des  gens  qui , pénétrant 
dans  un  palais,  en  étudient  curieusement  l’archi- 
tecture, les  statues,  les  tableaux,  les  meubles,  et 
11e  daignent  pas  donner  une  pensée,  accorder  un 
regard  à la  maîtresse  de  la  maison. 

— Je  ne  vous  entends  pas,  — dit- elle. 

— Parlé-je  hébreu?  — répondit-il.  — N’est- 
il  pas  vrai  que  le  premier  qui  a parlé  nous  a en- 
tretenus du  cheval  seulement  et  de  rien  d’autre  ? 
Le  second,  s’apercevant  que  ce  cheval  portait  un 
cavalier  sur  son  dos,  a disserté  sur  le  cavalier  et 


sur  le  cheval.  Le  troisième  s’avisant  que  ce  groupe 
équestre  faisait  partie  d’une  frise,  l’a  traité  comme 
l’un  des  détails  d’un  ensemble.  Mais  il  n’est  venu 
à l’esprit  d’aucun  de  vous  que  cette  frise  était  la 
frise  d’un  temple,  que  ce  temple  était  le  temple  de 
la  divine  Sagesse,  — et  maintenant  ai-je  tort  de 
vous  reprocher  d’avoir  pensé  à tout,  hormis  à la 
maîtresse  de  la  maison  ? 

— De  tout  temps,  — dit  le  docteur,  — ce  fut 
le  partage  des  abbés  d’enseigner  la  galanterie  à 
la  fois  par  leurs  préceptes  et  par  leurs  exemples. 

L’abbé  ne  parut  pas  l’entendre,  et  ôtant  son 
chapeau  qu’il  se  mit  à tortiller  entre  ses  doigts  : 

— Parmi  les  hérésies  sans  nombre,  — nous  dit- 
il,  — qui  ont  été  débitées  sur  l’histoire  de  l’art, 
on  a imaginé  de  faire  entre  le  classicisme  et  le  ro- 
mantisme la  belle  distinction  que  voici  : Les  clas- 
siques, a-t-on  dit,  ont  une  façon  de  concevoir  leurs 
sujets  qui  leur  permet  de  les  réaliser  en  entier  ; 
leurs  conceptions  et  leurs  œuvres  sont  adéquates, 
ce  sont  des  grandeurs  égales  qui  se  couvrent  par- 
faitement; partant  les  créations  de  l’art  classique 
présentent  à l’esprit  un  sens  complet  qui  s’entend 
de  lui-même,  et  quand  nous  l’avons  saisi,  nous 


sommes  satisfaits,  il  ne  nous  reste  rien  à deviner. 
Au  contraire,  les  conceptions  des  romantiques  sont 
des  quantités  imaginaires  qui  ne  sont  point  réali- 
sables ; leur  fantaisie,  dans  ses  caprices  hardis, 
s’éprend  de  certains  types  indéfinis  et  chimériques 
qui  dépassent  tous  les  moyens  d’expression  con- 
nus ; aussi  ne  les  peuvent-ils  représenter  qu’indi- 
rectement,  par  le  moyen  d’indications  vagues  dont 
le  mystère  nous  fait  rêver  et  nous  pousse  à com- 
pléter par  un  effort  de  notre  intelligence  cet  objet 
démesuré  que  l’artiste  n’a  pu  révéler  tout  entier  à 
nos  sens.  En  d’autres  termes , les  classiques  ont 
des  imaginations  si  précises,  si  nettement  défi- 
nies , qu’elles  se  peuvent  exprimer  directement  et 
en  leur  entier  au  moyen  de  signes  empruntés  à la 
nature,  et  ainsi  leurs  œuvres,  offrant  à nos  regards 
des  formes  bien  dessinées  et  des  contours  arrêtés, 
éveillent  en  nous  des  images  claires  et  distinctes 
qui  calment  notre  esprit  en  le  fixant,  — tandis  que 
les  romantiques,  ne  pouvant  révéler  que  par  des 
allusions  détournées  et  des  symboles  mystérieux 
les  sentiments  vagues  et  profonds  qui  les  agitent, 
nous  laissent  à deviner  le  mot  de  leurs  énigmes  et 
par  leurs  sous-entendus  nous  jettent  dans  une  rè- 


252 


verie  sans  limites  6t  sans  fin.  Ut  la-dessus,  C6S 
habiles  critiques , se  partageant  en  deux  classes 
selon  la  pente  naturelle  de  leur  humeur,  se  sont 
mis  les  uns  à célébrer  la  profondeur  du  roman- 
tisme, déclamant  avec  emphase  sur  la  sentimenta- 
lité, sur  la  rêverie,  sur  le  mysticisme,  sur  la  soif 
de  l’infini,  — les  autres  à préconiser,  au  contraire, 
le  calme,  le  repos,  la  tranquillité  que  respirent  les 
œuvres  des  artistes  grecs,  — ignorant  les  premiers 
qu’un  artiste  incapable  de  donner  une  forme  com- 
plète à son  idée  est  un  artiste  manqué,  un  impuis- 
sant, un  misérable  avorton,  — et  les  autres  qu’un 
art  tranquille  est  un  art  exécrable. . . Justice  cé- 
leste! Une  architecture  tranquille,  une  peinture 
tranquille,  une  musique  tranquille...  Ah!  si  les 
Grecs  ont  fait  de  l’art  tranquille , réduisons  en 
poudre  toutes  leurs  œuvres!  car  enfin  s’il  n’est 
question  que  de  me  tranquilliser,  les  fumées  d’un 
bon  souper  ou  une  bonne  pipe  chargée  d’opium  fe- 
ront bien  mieux  mon  compte  que  les  statues,  les 
poëmes  et  les  sonates  les  plus  calmes  de  l’uni- 
vers !. . . Attribuer  aux  marbres  de  Phidias  les  ver- 
tus des  narcotiques!  Ceux  qui  en  jugent  ainsi  sont 
ces  mêmes  gens  qui  ne  s’aperçoivent  pas  que,  dans 


253 

le  moindre  morceau  de  la  plastique  grecque,  il  y 
a cent  fois  plus  de  mouvement  que  dans  les  sculp- 
tures les  plus  tourmentées  des  modernes;  ces  mou- 
vements leur  échappent,  parce  que  l’artiste  les  a 
maintenus  dans  un  parfait  équilibre.  Témoin  ces 
danseuses  sculptées  sur  le  fragment  de  vase  ré- 
cemment déterré  à l’Acropole,  et  qui  méritent  cet 
éloge  décerné  par  Socrate  à un  jeune  baladin  : 
« Remarquez  cet  enfant , il  danse  avec  tout  son 
corps,  nulle  partie  de  sa  personne  ne  demeure  oi- 
sive; sa  tête,  son  cou,  ses  mains,  tout  en  lui  se 
remue  comme  ses  jambes.  » Nos  partisans  de  l’art, 
tranquille  soutiendront  que  ces  danseuses  sont 
tranquilles,  parce  que  tous  leurs  mouvements  se 
combinent  dans  une  parfaite  harmonie...  La  vérité 
est  qu’elles  ne  dansent  pas,  leurs  pieds  sont  des 
ailes,  elles  volent  comme  des  oiseaux... 

— Le  mot  de  Socrate  que  vous  avez  cité,  — 
interrompit  le  docteur,  — me  fait  penser  à Garrick 
reprochant  à Préville,  un  jour  que  celui-ci,  dans 
une  promenade  à cheval , contrefaisait  l’homme 
aviné,  que  tout  en  lui  était  bien  d’un  ivrogne,  à 
la  réserve  de  ses  jambes,  qui  semblaient  n’avoir 
bu  que  de  l’eau. 


254 


— Malheur,  — continua  l’abbé,  — malheur  à 
celui  que  l’art  grec  laisse  tranquille  ! Il  est  né  tran- 
quille, le  pauvre  hère,  et  la  mort  ne  lui  fera  pas 
événement,  car  il  s’est  arrangé  à mourir  d’avance. 
Et  malheur  aussi  à celui  qui  demande  aux  Muses 
de  le  plonger  dans  d’oisives  et  languissantes  rêve- 
ries ! Car  les  passions  qu’inspire  un  art  sain  sont 
des  principes  d’action,  je  veux  dire  qu’elles  tien- 
nent de  la  joie,  laquelle  n’est  pas  un  repos,  mais 
la  suprême  activité  de  l’âme.  Loin  de  respecter 
notre  repos,  Sophocle  et  Phidias  excitent  en  nous 
des  aspirations  infinies  comme  le  monde , mais  ils 
exaltent  notre  force  en  même  temps  que  nos  dé- 
sirs, et  transformées  par  leur  génie,  nos  âmes  de- 
viennent semblables  à des  aigles  à qui  leur  cachot, 
venant  à s’entr’ouvrir,  laisse  apercevoir  le  soleil  ; 
à cette  vue,  ivres  de  lumière,  ils  battent  l’air  de 
leurs  ailes  immenses,  et  une  force  inconnue  entrant 
au  cœur  de  ces  rois  captifs,  ils  brisent  leurs  chaî- 
nes, s’élancent  dans  l’espace  et  montent  en  tour- 
noyant vers  l’astre  adoré.  Et  voilà  ce  que  c’est  que 
la  joie,  — une  aspiration  vers  le  ciel,  qui  nous 
rend  capables  de  le  conquérir,  un  amour  infini  qui 
embrasse  dans  une  étreinte  victorieuse  l’objet  de 


255 


ses  convoitises,  un  désir  sans  limites  qui  ne  renaît 
sans  cesse  que  pour  renouveler  les  délices  de  la 
possession  ! 

— Lœtitiai  — murmurai-je  entre  mes  dents,  — 
est  hominis  transitio  à minore  ad  majorem  perfectio- 
nem.  Décidément  il  y a du  Spinosa  dans  votre  fait. 
Monsieur  l’abbé  ! 

Mais  la  marquise  m’imposa  silence  par  un  geste 
impérieux,  et  l’abbé,  qui  ne  ;n’avait  pas  entendu, 
continua  en  ces  termes  : 

— Une  église  gothique,  disent  ces  habiles  gens, 
avec  ses  ogives  élancées  qui  semblent  monter  à 
l’escalade  du  ciel,  emporte  l’âme  dans  l’infini,  — 
un  temple  grec  nous  laisse  sur  1a,  terre,  nous 
calme,  — image  de  paix  et  de  repos.  Or,  mes 
amis,  vous  savez  ce  qui  en  est.  Dès  la  première 
fois  qu’on  vous  conduisit  au  Parthénon,  ce  n’est 
pas  le  repos  que  vous  y trouvâtes,  mais  je  ne  sais 
quel  élancement  irrésistible  qui  vous  entraînait  au 
séjour  de  la  divinité.  Et  cette  impression  n’est  pas 
produite  seulement  par  la  légèreté  des  colonnes 
progressivement  décroissantes  et  rendues  plus  svel- 
tes encore  par  ces  cannelures  qui,  augmentant  leur 
surface,  paraissent  la  diminuer;  mais,  vous  le  sa- 


256 


vez,  toutes  ces  colonnades,  comme  les  quatre  murs 
de  la  Cella,  s’inclinent  légèrement  vers  l’intérieur; 
au  lieu  d’être  parallèles , elles  semblent  partir 
pour  aller  se  rejoindre  dans  l’espace  et  graviter 
vers  un  centre  placé  à une  hauteur  infinie,  — et 
votre  regard,  et  vos  pensées  montent  avec  elles 
et,  continuant  leur  mouvement  , s’élancent  dans  les 
profondeurs  du  ciel  à la  poursuite  de  ce  centre 
imaginaire.  Ainsi,  par  un  artifice  de  son  génie, 
Ictinus,  avec  ses  colonnes  de  trente-cinq  pieds, 
produit  sur  vous  le  même  effet  que  nos  gothiques 
avec  leurs  piliers  gigantesques  et  leurs  triples  éta- 
ges de  colonnettes  juchées  les  unes  par-dessus  les 
autres...  Grand  principe  de  l’art  grec  : — Dissi- 
muler soigneusement  ses  intentions  et  produire  les 
plus  grands  effets  par  les  moyens  les  moins  appa- 
rents... L’église  gothique  nous  crie,  à peine  entrés 
dans  sa  nef  : Je  me  propose  de  t’emporter  au  ciel. 
— Le  temple  grec  affecte  de  vous  dire  : Je  reste 
ici-bas  avec  toi,  — et,  par  une  ruse  divine,  il  vous 
enlève  à la  terre,  et  il  n’est  pas  de  voûte  de  cathé- 
drale qui  fasse  monter  si  haut  vos  pensées,  puis- 
que vous  voyez  où  se  termine  l’effort  de  l’auda- 
cieuse ogive,  tandis  que  nos  colonnes  doriques 


257 


gravitent  vers  un  point  de  l’espace  qui  échappe  à 
nos  regards.  Et  quand  je  parle  d’effort,  c’est  là 
le  point.  Partout  dans  l’église  gothique  vous  le 
sentez , et  un  effort  tourmenté  comme  une  prière 
qui  désespère  d’atteindre  à Dieu,  tant  il  est  haut, 
— et  le  grand  travail  de  cette  aspiration  doulou- 
reuse vous  fait  ressentir  cette  impression  d’écrase- 
ment dont  vous  n’avez  pu  vous  défendre  à Fri- 
bourg, à Cologne  ou  à Strasbourg.  Mais,  au  Par- 
thénon,  nul  effort,  nulle  fatigue;  vous  montez, 
montez  avec  ces  aériennes  colonnes...  Qu’il  est  fa- 
cile d’aller  à Dieu  ! vous  dites-vous  ; — votre  cœur 
se  dilate  et  une  joie  céleste  s’empare  de  tout  votre 
être...  C’est  ainsi  que  dans  l’architecture  de  sa 
maison  se  révélait  l’âme  de  la  déesse  protec- 
trice d’Athènes  ; car  cette  divine  Sagesse,  dont 
Phidias  fixa  dans  l’ivoire  les  traits  immortels,  est 
le  principe  et  l’intarissable  source  de  cette  joie 
de  raison  qui  exalte  toutes  les  puissances  de  l’âme. 
Et,  de  même  que  cette  auguste  souveraine  se  ma- 
nifestait dans  la  structure  et  l’ordonnance  de  son 
temple,  tout  dans  la  décoration  de  ce  magnifique 
édifice  annonçait  son  règne  et  proclamait  son  pou- 
voir. Sur  les  frontons,  Phidias  avait  fait  sculpter 

17 


258 

par  ses  élèves  ( car  il  n’y  a pas  d’apparence  que 
son  ciseau  ait  pu  suffire  à un  ouvrage  si  gigantes- 
que) la  naissance  de  la  déesse  et  le  triomphe  qu’elle 
remporta  sur  le  dieu  de  la  mer.  A leur  tour,  les 
métopes  de  la  frise  extérieure  racontaient  à tous 
les  yeux  les  exploits  des  héros , ses  nourrissons  et 
ses  confidents,  les  monstres  vaincus  et  détruits,  le 
courage  discipliné  faisant  justice  de  la  force  bru- 
tale, la  civilisation  naissante,  les  origines  de  l’agri- 
culture et  de  tous  les  arts  de  la  paix.  Ainsi,  repré- 
sentée en  personne  dans  les  sculptures  en  ronde- 
bosse  des  frontons,  elle  apparaissait  encore,  quoi- 
que invisible,  dans  la  frise  en  demi-relief,  se  ma- 
nifestant, dans  les  prouesses  de  ses  favoris  et  par 
leurs  mains  ensemençant  les  guérets,  étouffant  la 
barbarie  frémissante , promulguant  les  lois  et  fai- 
sant lever  de  terre  à la  fois  les  moissons  et  les  ci- 
tés. Mais  la  déesse,  après  avoir  fondé  son  empire 
dans  le  monde,  ne  s’est  pas  retirée  de  son  peuple, 
elle  n’a  pas  rompu  son  pacte  avec  lui;  elle  conti- 
nue de  se  révéler  à ses  enfants,  de  leur  prodiguer 
ses  bienfaits  et  de  les  favoriser  de  ses  inspirations  ; 
la  sainte  magie  des  prières  et  des  sacrifices  la  fait 
descendre  de  son  ciel  ; invisible,  elle  assiste  aux 


259 

cérémonies  de  son  culte,  elle  les  anime  et  les  con- 
sacre par  sa  présence.  Aussi  la  décoration  de  son 
sanctuaire  fût-elle  demeurée  incomplète  si  Phidias 
n’eût  représenté  sa  fête  sur  la  frise  de  la  cella. . . 
Ici,  il  ne  s'agissait  plus  de  héros  travaillant  isolé- 
ment à propager  son  règne,  mais  d'un  peuple  en- 
tier qui,  dans  une  religieuse  communion  d’actes  et 
de  pensées,  célèbre  la  gloire  de  sa  divinité  et  lui 
offre  ses  hommages  ; aussi  cette  seconde  frise,  tra- 
vaillée en  bas-relief,  au  lieu  d’être  partagée  en 
métopes  représentant  des  sujets  détachés,  se  com- 
posa de  parties  étroitement  liées  dont  l’ensemble 
forma  pour  ainsi  dire  un  seul  morceau  de  sculp- 
ture ; — et,  comme  cette  grande  scène  ne  se  pas- 
sait plus  dans  le  ciel,  ni  dans  le  monde  prestigieux 
des  légendes  héroïques , mais  sur  la  terre , dans 
les  rues  d’Athènes , à l’époque  même  où  vivait  le 
grand  sculpteur,  il  y multiplia  les  épisodes  les  plus 
ordinaires  et  les  plus  familiers  , marquant  par  là 
que,  si  la  déesse  avait  assisté  Thésée  immolant  les 
Centaures,  volontiers  aussi  elle  reposait  ses  re- 
gards sur  deux  humbles  enfants  qui,  parés  d inno- 
cence et  de  modestie,  conduisent  une  victime  à ses 
autels.  Mais  notez  ceci,  tout  chef-d’œuvre  de  l’art, 


260 


classique  ou  romantique,  quoi  qu’en  disent  les  pé- 
dants, est  un  monde  qui  a son  horizon , ses  loin- 
tains. Seulement,  dans  l’art  grec,  comme  dans  les 
paysages  de  la  Grèce,  les  lointains  ne  se  perdent 
pas  au  sein  d’une  brume  grisâtre  qui  en  noie  tes 
contours,  ils  sont  baignés  d’une  vapeur  transpa- 
rente qui  tout  ensemble  les  éloigne  au  regard  et 
dessine  toutes  leurs  formes  avec  une  céleste  clar- 
té... Et  notre  frise  aussi  a ses  lointains  lumineux 
dont  les  merveilles  se  révèlent  aux  regards  atten- 
tifs ! Une  fête  religieuse,  — prenez-y  garde,  Nanni, 
— est  plus  qu’une  réjouissance  nationale  en  l’hon- 
neur d’un  dieu.  Quand  se  célèbrent  les  cérémonies 
de  son  culte , la  divinité  sort  de  son  sanctuaire , 
pour  se  répandre  sur  son  peuple  ; elle  lui  commu- 
nique son  esprit,  elle  se  donne  à lui  en  pâture, 
pour  quelques  heures  du  moins  elle  le  fait  vivre  de 
sa  vie  et  le  nourrit  de  son  âme...  L’un  de  vous,  je 
ne  sais  plus  lequel,  a remarqué  avec  quel  bonheur 
Phidias  a su,  par  ses  têtes  de  béliers  et  par  les 
bonds  pesants  de  ses  taureaux , faire  ressortir  la 
merveilleuse  légèreté  de  ses  chevaux  barbes.  Mais 
ces  chevaux  eux-mêmes  servent  de  repoussoir  à 
leurs  cavaliers.  Moi  aussi  je  crois  retrouver  entre 


261 

eux  une  certaine  harmonie  qui  témoigne , comme 
on  nous  l’a  dit,  qu’ils  furent  élevés  à la  même  école. 
Seulement , cette  harmonie  n’exclut  pas  le  con- 
traste. La  force  et  la  beauté  qui  jouissent  d’elles- 
mêmes,  un  cœur  énergique,  mais  discipliné,  qui  se 
complaît  dans  l’obéissance,  une  âme  qui  a appris 
la  musique,  voilà  ce  qui,  joint  à une  expression  dé- 
licieuse de  douceur  et  de  tendresse,  paraît  sur  ces 
nobles  têtes  de  chevaux...  Mais  vraiment  le  front 
de  leurs  cavaliers  en  dit  bien  plus  encore;  un 
souffle  mystérieux  y a passé,  et  ce  que  signifie 
l’empreinte  glorieuse  qu’il  y laissa,  c’est  à la  reli- 
gion et  à la  divinité  qu’il  le  faut  demander.  Il  en 
est  même  quelques-uns  parmi  les  acteurs  de  cette 
auguste  scène  en  qui  le  saint  mystère  s’est  entiè- 
rement consommé,  et  la  mort  elle-même  n’y  pourra 
rien  ajouter.  Rappelez  - vous  ce  personnage  au 
buste  nu  qui  marche  à droite  de  l’un  des  taureaux. 
Sa  nudité  est  un  symbole;  il  a dépouillé  avec  ses 
vêtements  la  poussière  et  les  ténèbres  de  la  vie 
terrestre,  et  bien  que  son  corps  demeure  encore 
parmi  les  hommes,  son  âme  s’est  déjà  rejointe  aux 
chœurs  des  bienheureux.  Mais,  à des  degrés  di- 
vers, tous  ces  théores  ont  senti  la  divinité  des- 


262 

cendre  dans  leur  cœur  et  dans  leurs  entrailles.  Ah  ! 
c’est  ici  quelque  chose  de  plus  grand  que  l’apaise- 
ment et  l’allégresse  que  donne  un  oubli  passager 
des  peines  de  la  vie  ! quelque  chose  de  plus  grand 
aussi  que  les  transports  tumultueux  et  désordonnés 
des  bacchanales  et  que  les  fureurs  prophétiques 
de  l’orgiasme  ! Ces  bien-aimés  de  la  Sagesse  ne 
lient  pas,  ils  ne  sourient  pas  même  ; la  félicité  par- 
faite est  sérieuse  ; rien  en  eux  qui  sente  la  fièvre 
ou  le  délire  ; ils  sont  graves,  recueillis;  la  joie  que 
donne  la  Sagesse  ravit  l’âme  sans  la  troubler.  Pour 
les  peindre,  j’emprunterai  les  paroles  de  Fénelon 
décrivant  les  habitants  des  Champs-Elysées  : « Une 
lumière  pure  et  douce  se  répand  autour  du  corps 
de  ces  hommes  justes,  et  les  environne  de  ses 
rayons,  comme  d’un  vêtement.  C’est  plutôt  une 
gloire  céleste  qu’une  lumière  ; elle  pénètre  plus 
subtilement  les  corps  que  les  rayons  du  soleil  ne 
pénètrent  le  plus  pur  cristal  ; elle  n’éblouit  jamais, 
au  contraire  elle  fortifie  les  yeux  et  porte  dans  le 
fond  de  l’âme  je  ne  sais  quelle  sérénité  ; c’est  d'elle 
seule  que  ces  hommes  bienheureux  sont  nourris  ; 
elle  sort  d’eux  et  elle  y rentre,  elle  les  pénètre  et 
s’incorpore  à eux  comme  les  aliments  s’incorpo- 


263 

lent  à nous  ; ils  la  voient,  ils  la  sentent,  ils  la  res- 
pirent. . . Je  ne  sais  quoi  de  divin  coule  sans  cesse 
au  travers  de  leurs  cœurs,  comme  un  torrent  de  la 
divinité  même  qui  s’unit  à eux  ; ils  chantent  tous 
ensemble  les  louanges  des  dieux  et  ils  ne  font  tous 
ensemble  qu’une  seule  voix,  une  seule  pensée,  un 
seul  cœur  ; une  même  félicité  fait  comme  un  flux 
et  reflux  dans  ces  âmes  unies...  » Ah!  croyez-moi, 
mes  amis,  personne  n’admire  plus  que  moi  FraAn- 
gelico  da  Fiesole  et  tous  les  peintres  mystiques  de 
la  première  Renaissance,  et  je  suis  souvent  demeuré 
en  contemplation  devant  ces  saints,  couronnés  d’un 
nimbe  d’or,  qui,  les  mains  jointes , l’âme  enlevée 
au  troisième  ciel,  savourent  les  délices  d’un  ravis- 
sement ineffable  et  sublime.  Mais  ces  saints  mys- 
tiques sont  en  extase  et  la  lumière  qui  baigne  leur 
front  est  une  auréole.  Ce  sont  des  êtres  privilégiés 
que  Dieu  favorise  d’une  vision  béatifique  et  dont 
la  félicité,  qui  surpasse  mon  entendement,  me  fait 
sentir  que  je  suis  un  homme  grossier,  charnel,  in- 
capable d’avoir  part  à des  grâces  si  miraculeuses. 
Au  contraire,  quand  j’étudie  quelque  fragment  de 
la  frise  du  Parthénon  ou  que,  recueillant  tous  mes 
souvenirs,  je  réussis,  comme  à cette  heure,  à évo- 


264 


quer  en  son  entier  devant  moi  cette  œuvre  im- 
mense, quelle  qu’en  soit  la  sublimité,  je  n’en  suis 
point  accablé  ; trompé  par  une  de  ces  ruses  fami- 
lières aux  grands  artistes  grecs,  je  ne  vois  dans 
ces  magistrats,  ces  musiciens,  ces  vierges,  ces  ado- 
lescents , rien  qui  me  confonde  ou  m’humilie , ce 
sont  des  êtres  humains  comme  moi,  comme  moi  ils 
vivent  sur  la  terre,  tout  en  eux  est  naturel;  aussi 
n’hésité-je  pas  à me  mêler  parmi  eux , je  prends 
place  dans  le  cortège  ; perdu  dans  cette  foule,  je 
monte  moi  aussi  à l’Acropole,  — mais  tout  à coup 
me  surprenant  à considérer  plus  attentivement  les 
piétons  et  les  cavaliers  qui  m’entourent,  j’aperçois 
en  eux  quelque  chose  d’étrange,  et  je  ne  tarde  pas 
à reconnaître  que  ces  personnages,  tout  occupés  , 
semble-t-il,  à conserver  leur  rang  dans  la  proces- 
sion, à tenir  en  respect  les  bœufs  destinés  aux  sa- 
crifices, à jouer  de  la  lyre  ou  à faire  caracoler  leurs 
coursiers , ont  reçu  en  dépôt  dans  leur  sein  cette 
félicité  que  Fénelon  nous  décrivait  tout  à l’heure  : 
— aussi  différente  de  l’extase  que  du  délire,  cette 
joie  céleste  ne  fait  point  vaciller  leurs  regards  et 
leurs  pensées , ni  ne  les  plonge  dans  l’inaction 
d’une  indolente  rêverie,  mais  exaltant  leur  âme 


265 

sans  obscurcir  ou  troubler  leur  esprit,  elle  coule  à 
grands  flots  dans  leurs  veines  mêlée  à leur  sang , 
dont  elle  précipite  le  cours  et  qu’elle  réchauffe  de 
ses- ardeurs,  elle  rayonne  sur  leur  front,  elle  se 
révèle  par  leurs  actions  les  plus  insignifiantes, 
elle  se  trahit  dans  leurs  mouvements,  dans  leurs 
attitudes,  dans  leurs  gestes,  dans  le  parler  muet 
de  leur  visage  et,  s’exhalant  de  tout  leur  corps  en 
subtils  effluves  qui  s’insinuent  et  pénètrent  par- 
tout , elle  répand  pour  ainsi  dire  dans  tous  les 
cœurs  la  divinité  dont  elle  émane...  Alors  surpris, 
hors  de  moi,  palpitant  d’émotion,  j’adore  cet  art 
merveilleux  de  la  Grèce  qui  me  conduit  à Dieu 
sans  égarer  mes  sens  ni  violenter  ma  raison,  je  le 
bénis  de  savoir  descendre  jusqu’à  moi  et  s’appro- 
prier à ma  faiblesse  pour  me  transporter  par  ses 
enchantements  magiques  au  séjour  des  bienheu- 
reux, et  je  m’incline  avec  une  religieuse  vénéra- 
tion devant  le  grand  sculpteur  qui , représentant 
sur  la  frise  d’un  temple  la  fête  des  Panathénées 
telle  qu’elle  avait  apparu  à son  regard  inspiré,  a 
gravé  dans  le  marbre  l’éternel  poème  de  la  Vie  di- 
vine ! 

La  nuit  approchait.  De  la  hauteur  où  nous 


266 

étions  placés,  nous  apercevions  à travers  une 
éclaircie  de  la  forêt  l’Hymette,  revêtu  d’un  violet 
éclatant , qui  se  détachait  sur  un  fond  presque 
noir.  Du  côté  du  couchant , au-dessus  des  cimes 
dorées  des  oliviers,  le  ciel  était  d’un  beau  vert 
d’émeraude,  où  flottaient  de  petits  nuages  roses. 
Une  brise  légère  promenait  autour  de  nous  les 
parfums  des  fleurs  et  des  fruits,  et  nous  respirions 
a pleins  poumons  cet  air  si  pur  et  si  vivifiant  de 
l’Attique  qui  dilate  la  poitrine  et  fortifie  le  cœur. 

— Air  sacré!  — s’écria  l’abbé  qui,  la  tête  in- 
clinée , semblait  rêver,  — air  suave  et  léger  que 
les  poètes  comparaient  aux  souffles  éthérés  des 
éternelles  demeures,  — toi  qui  te  jouas  autour  du 
front  des  Grâces  dont  ces  lieux-ci  furent  le  séjour 
préféré,  toi  qui  versas  l’enthousiasme  au  cœur  de 
Socrate  et  de  Phidias,  — toi  qu’à  son  tour  vint 
respirer  la  religion  de  la  Croix  et  qui  mêlas  à sa 
divine  folie  quelque  chose  des  sagesses  de  Platon, 
— purifie  nos  cœurs,  ranime  nos  courages,  ap- 
prends-nous. . . 

En  ce  moment,  le  chant  chevrotant  et  nasillard 
d’un  passant  fit  tressaillir  l’abbé,  et  nous  jetant  un 
regard  effaré,  il  s’interrompit  brusquement  au  mi- 


267 

lieu  de  son  apostrophe.  Je  m’approchai  de  lui,  et 
lui  présentant  son  bréviaire  : 

— Cher  abbé,  — lui  dis-je.  — vous  qui  expli- 
quez Phidias  par  Spinosa  et  qui  confondez,  je  ne 
sais  comment,  dans  une  même  admiration  les  saints 
mystiques,  Thalie,  la  plus  jeune  des  Grâces,  et 
YÂmorintellectualis,  reprenez  votre  bréviaire  qu’im- 
prudemment  vous  avez  laissé  tomber  ! 

Il  me  lança  un  regard  féroce,  car  il  n’aime  pas 
qu’on  se  permette  de  fouiller  dans  son  âme,  et, 
après  avoir  fait  disparaître  dans  une  de  ses  poches 
le  livre  malencontreux,  il  remit  d’un  air  bourru  son 
chapeau  sur  sa  tête  et  renfonça  sur  ses  yeux. 
Alors  la  marquise  lui  dit  : 

— Ah  ! je  vous  en  supplie , Monsieur  l’abbé, 
poursuivez  votre  discours!  Vous  ne  sauriez  croire  à 
quel  point  vous  m’intéressiez , et  je  veux  mal  de 
mort  à la  sotte  chanson  qui  a mis  en  déroute  vos 
inspirations.  Oui,  béni  soit  l’air  qu’on  respire  ici  et 
qui  convient  également  aux  artistes  et  aux  abeilles 
du  mont  Hymette,  — et  puisse-t-il  ranimer  le  feu 
sacré  dans  l’âme  de  la  Grèce  régénérée!  Puissent 
de  nouveaux  Phidias... 

— Madame , — interrompis-je , — je  ne  suis 


pas  un  orateur,  et  par  conséquent  je  ne  disserterai 
ni  sur  les  chevaux  barbes,  ni  sur  l’idéal,  ni  sur  la 
musique,  ni  sur  la  joie,  mais  payant,  si  vous  le 
voulez  bien,  mon  écot  par  procuration,  je  char- 
gerai quelqu’un  d’autre  de  vous  expliquer  pour- 
quoi le  génie  de  Phidias  et  les  pompes  des  Pana- 
thénées ne  reparaîtront  pas  de  sitôt  dans  ce  pays, 
en  dépit  du  roi  Othon,  du  beau  gazon  de  sa  royale 
épouse  et  de  l’excellent  air  qu’on  respire  ici  ! 

Là-dessus  je  lui  offris  mon  bras,  qu’elle  accepta, 
et  je  m’acheminai  avec  elle  vers  la  petite  église  qui 
était  de  l’autre  côté  du  Céphise.  Le  reste  de  la 
compagnie  nous  suivit,  à l’exception  de  l’abbé  qui, 
devinant  mon  dessein,  préféra  demeurer  seul  avec 
ses  pensées.  Nous  entrâmes  dans  la  chapelle;  c’é- 
tait la  première  église  grecque  que  la  marquise 
consentait  à visiter.  Le  jour  tombait,  mais  il  en 
restait  assez,  joint  à la  lumière  des  cierges,  pour 
apercevoir  assez  distinctement  un  grand  tableau 
représentant  la  Crucifixion.  Vous  savez  ce  qu’est 
le  Christ  byzantin.  Depuis  saint  Basile,  l’Orient  a 
décidé  que  le  Sauveur  du  monde  était  laid,  et  tout 
essai  d’embellir  son  image  serait  condamné  comme 
un  sacrilège  par  les  moines  du  mont  Athos.  La  lai- 


269 

deur  est  sacrée,  la  beauté  est  un  piège  et  une  in- 
vention de  Satan.  Encore  si  le  Christ  de  Byzance 
n’était  que  laid  et  difforme!  Mais,  dans  sa  figure 
émaciée,  hâve,  livide,  aux  lèvres  pâles,  aux  yeux 
éteints,  au  teint  plombé,  il  y a je  ne  sais  quoi  qui 
fait  frissonner.  Ce  n’est  pas  là  le  Christ  tragique 
et  sublime  du  catholicisme,  l’Amour  couronné  d’é- 
pines qui,  dans  les  affres  de  la  mort,  ouvre  ses 
bras  et  son  cœur  au  monde  qui  le  maudit  et  le 
crucifie  ! C’est  un  Christ  un  peu  gnostique,  qui  n’a 
jamais  complètement  vécu  et  qui,  partant,  n’a  pu 
connaître  complètement  la  mort.  En  lui  la  per- 
sonne divine  s’est  toujours  tenue  à l’écart  de  la 
personne  humaine  ; elle  l’a  regardée  tristement 
souffrir  et  dépérir.  Il  semble  qu’une  sorte  de  lu- 
gubre fantaisie  ait  poussé  ce  maître  du  ciel  à re- 
vêtir un  corps  terrestre,  caprice  d’un  Dieu  blasé, 
revenu  de  tout,  et  qui  essaie  d’une  dernière  aven- 
ture pour  conjurer  son  immense  ennui  et  ranimer 
en  lui  le  sentiment  de  l’existence.  Inutile  et  vaine 
tentative!  Après  avoir  rêvé  quelque  temps  sous 
les  palmiers  de  la  Judée,  du  haut  de  la  croix  dont 
les  clous,  en  s’enfonçant  dans  ses  chairs,  n’exci- 
taient en  son  âme  qu’une  vague  et  confuse  sensa- 


270 

tion,  il  a jeté  sur  le  monde  un  dernier  regard  d'une 
suprême  mélancolie  et,  refermant  les  yeux,  il  est 
rentré  dans  son  indifférence  et  dans  les  langueurs 
de  son  inguérissable  sommeil  ! 

La  vue  de  ce  tableau  contrista  la  marquise;  elle 
en  détourna  aussitôt  ses  regards  et  s’apprêtait  à 
sortir  de  l’église.  Mais  je  la  retins. 

— Ce  morne  fantôme,  — lui  dis-je,  — n’est 
pas  le  maître  de  la  maison.  Venez  rendre  vos  de- 
voirs à la  reine  de  l’Orient  ! 

Et  la  conduisant  devant  une  image  de  la  Vierge, 
je  lui  montrai  du  doigt  ce  visage  triste  à la  fois  et 
menaçant  dont  l’impératrice  Hélène,  assure-t-on, 
eut  l’honneur  de  fournir  le  modèle,  — ces  grands 
yeux  bridés,  ce  nez  mince  et  effilé  d’une  longueur 
démesurée,  cette  bouche  pincée,  ce  menton  pointu, 
— figure  morose  qui  respire  le  jeûne  et  la  macé- 
ration, — avec  cela  l’air  impérieux,  hautain,  un 
front  sévère  et  inexorable , des  lèvres  serrées 
prêtes  à lancer  l’anathème  ou  la  parole  superbe 
du  commandement. 

La  marquise  considérait  avec  une  sorte  d’effroi 
cette  impératrice  de  la  Byzance  céleste,  et  moi, 
me  penchant  à son  oreille  : 


271 


— 0 tribune  du  Pnyx  ! Acclamations  du  peuple 
au  théâtre  de  Bacchus  ! Longues  causeries  des  phi- 
losophes sous  les  ombrages  du  Lycée  et  de  l’Aca- 
démie ! Muse  de  Sophocle  et  ciseau  de  Phidias  ! 
Culte  de  la  beauté  et  des  grâces!  Sainte  liberté  du 
génie  ! Esprit  attique  ! Santé  du  corps  et  de  l’âme  ! 
O Panathénées  ! Vierges  vêtues  de  voiles  blancs  ! 
Vainqueurs  couronnés  d’oliviers  ! Sagesse  et  joie  ! 
Jeunesse  divine  du  monde!...  c’en  est  fait,  on  ne 
vous  reverra  plus.  Voilà  ce  qui  vous  a remplacés  ! 
Voilà  le  terrible  cauchemar  qui  pèse  sur  la  Grèce 
* et  sur  l’Orient  ! — et  bien  habile  qui  chassera  de 
l’âme  de  ces  peuples  cette  douloureuse  et  redou- 
table souveraine  ! 

En  ce  moment  un  pope,  d’une  propreté  dou- 
teuse et  au  poil  hérissé,  s’approcha  de  nous. 

— Voilà  Platon,  — dis-je  à la  marquise. 

— C’est  bien  mon  nom,  — me  dit-il  avec  un 
sourire  niais.  — Qu’y  a-t-il  pour  votre  service  ? 


— Vous  n’aimez  pas  la  Grèce,  — me  dit  sè- 
chement la  marquise,  quand  nous  fûmes  sortis  de 
l’église.  — Comment  peut-on  désespérer  de  l’ave- 
nir d’un  peuple  qui , pour  ne  rien  dire  de  plus,  a 
su,  en  vingt  ans,  se  créer  de  toutes  pièces  la  plus 
admirable  langue  de  l’Europe!  Vous  avez  voulu 
vous  moquer  de  ce  pauvre  prêtre,  et  moi,  pendant 
qu’il  vous  répondait,  j’étais  tout  occupée  à com- 
parer votre  parole  brève  et  dure  aux  grâces  déli- 
cieuses de  son  langage. 

— Moi!  n’aimer  pas  la  Grèce!  — m’écriai-je 
avec  indignation.  — Ah!  Madame,  quel  tort  vous 


274 

me  faites  là!  Sachez  que  j’ai  toujours  porté  dans 
mon  cœur  cet  héroïque  et  infortuné  pays,  et  que 
je  lui  suis  plus  attaché  encore  depuis  que  je  l’ai 
vu  de  plus  près.  J’admire  les  vertus  domestiques 
du  peuple  grec,  j’admire  sa  merveilleuse  intelli- 
gence aussi  prompte  que  souple , j’admire  son  in- 
fatigable activité , j’admire  son  patriotisme  qui 
pourrait  être  proposé  en  modèle  à toutes  les  na- 
tions, j’admire  aussi  sa  foi  en  ses  destinées,  mais 
j’estime  que  son  avenir,  Madame,  est  au  prix  de 
l’une  de  ces  grandes  révolutions  de  la  conscience 
qui  sont  après  tout  les  seuls  véritables  événements 
de  l’histoire;  et  cette  révolution,  j’en  épie  les  moin- 
dres indices,  j’en  cherche  du  regard  à l’horizon  les 
premiers  avant-coureurs,  j’attends  surtout  que  la 
voix  qui  dit  à Lazare  : Lève-toi  et  marche. .. 

Je  ne  pus  achever  ma  pensée';  Nanni  était  venu 
se  placer  à ma  droite  et  aussitôt  la  marquise,  quit- 
tant mon  bras,  se  mit  à marcher  devant  nous  d’un 
pas  précipité.  Arrivée  à la  porte  du  jardin,  elle  se 
retourna  et  cria  au  docteur  : 

— Nous  souperons  ici,  Monsieur.  Veuillez  faire 
mettre  le  couvert  sous  la  tonnelle. 

— Souper  dans  cette  gargote  grecque  ! — s’é- 


275 

cria  milord  épouvanté. — Y songez- vous,  Madame? 
Pour  le  coup,  c’est  pousser  trop  loin  l’amour  de 
la  vérité  locale,  et  à vous  parler  franc,  du  poisson 
salé,  une  poignée  d’olives  et  une  tranche  de  khalva 
ne  sont  pas  du  tout  mon  affaire. 

— Vous  vous  préoccupez  toujours  de  détails. 
Milord,  — répliqua-t-elle  avec  un  peu  d’humeur. 

— De  détails,  Madame  ! — dit  milord.  — Vous 
en  parlez  à votre  aise.  J’ai  découvert,  moi,  depuis 
longtemps,  que  la  vie  ne  se  compose  que  de  cela  ! 

Mais  la  marquise  ne  prit  pas  la  peine  de  lui  ré- 
pondre et  s’élança  dans  le  jardin,  pour  aller,  pen- 
sâmes-nous, rejoindre  monsieur  l’abbé  ; aussi  au- 
cun de  nous  ne  la  suivit,  car  il  lui  prenait  quelque- 
fois fantaisie  d’avoir  des  tête-à-tête  spéculatifs 
avec  le  grand  homme. 

Milord  était  consterné;  il  ne  pouvait  songer 
sans  frémir  au  maigre  souper  qu’il  allait  faire  ; 
mais  il  eut  bientôt  de  quoi  se  rassurer,  car,  au 
bout  de  quelques  instants,  on  vit  paraître  un  des 
domestiques  de  la  marquise  accompagné  de  deux 
Albanais  qui  portaient  une  grande  corbeille  d’où 
ils  tirèrent  des  poulets  froids,  un  pâté  de  venai- 
son, du  jambon  et  un  panier  de  vins  bouchés. 


276 

Le  docteur,  sans  plus  tarder,  fit  servir  la  table. 
C’était  un  soin  dont  il  se  chargeait  volontiers. 
Pendant  ce  temps , je  pris  milord  par  le  bras  et 
nous  nous  promenâmes  en  long  et  en  large  sur  le 
terre-plein  qui  s’étendait  entre  le  café  et  le  Cé~ 
phise.  Je  lui  communiquai  mon  projet  de  plaider 
ce  soir  même  pendant  le  souper  la  cause  du  comte 
de  B...,  et  je  lui  garantis  le  succès.  Il  secoua  la 
tête  d’un  air  d’incrédulité  et  me  répondit  que  je  ne 
connaissais  pas  sa  nièce,  qu’on  n’avait  pas  si  aisé- 
ment raison  de  ses  caprices,  qu’elle  lui  semblait 
plus  entêtée  de  Phidias  que  jamais,  qu’il  y avait 
assez  paru  dans  l’expression  de  bonheur  qui  avait 
régné  sur  son  visage  pendant  sa  conversation  avec 
Nanni.  Je  lui  repartis  qu’il  n’entendait  rien  aux 
femmes,  et  pour  augmenter  sa  confiance  en  mes 
talents,  je  lui  contai  la  guérison  miraculeuse  de  la 
douairière  et  de  son  canari.  Puis  nous  retournâ- 
mes vers  la  tonnelle,  où  le  chevalier  s’escarmou- 
chait  contre  Nanni  et  ses  lyres  d’or;  il  avait  été 
visiblement  contrarié  du  succès  que  les  théories  du 
jeune  artiste  avaient  obtenu  auprès  de  la  marquise, 
et  il  s’en  vengeait  à son  ordinaire  par  des  raille- 
ries ; mais  Nanni  ne  semblait  pas  y faire  atten- 


277 


tion  ; sa  pensée  et  son  âme  étaient  ailleurs,  et  il 
portait  sur  son  visage  un  air  d’exaltation  assez 
étrange.  Évidemment  son  cœur  avait  été  comme 
grisé  par  le  regard  de  la  marquise. — Terrible  sera 
le  réveil!  — me  disais-je  en  le  regardant,  et  je  le 
plaignais  du  fond  de  l’âme,  mais  je  pouvais  me 
rendre  la  justice  d’avoir  tout  fait  pour  le  désabu- 
ser. Pourquoi  avait-il  rebuté  mes  avis  avec  tant 
de  hauteur? 

Les  apprêts  du  souper  étaient  terminés.  Le  ca - 
fedji  qui,  outre  l’éclairage,  la  nappe  et  les  assiet- 
tes, fournissait  le  pain,  les  olives,  les  anchois  à 
l’huile , les  citrons  et  les  fruits  du  dessert,  venait 
d’apporter  un  grand  bouquet  de  fleurs  qu’il  plaça 
au  centre  de  la  table,  et  ôtant  son  fez  rouge,  dont 
le  mouchet  bleu  lui  tombait  au  milieu  du  dos , il 
nous  dit  en  s’inclinant  : Ta  panta  inai  epi  tîs  tra- 
pezîs , — ce  qui  signifie  à peu  près  : « Ces  Mes- 
sieurs sont  servis.  » Mais  la  marquise  et  l’abbé 
n’étaient  point  revenus;  le  docteur  et  milord,  per- 
dant patience,  allèrent  les  chercher  au  jardin, 
dont  ils  battirent  inutilement  tous  les  buissons.  Le 
jardin  était  vide.  Où  donc  pouvait  être  allée  la 
marquise?  Une  heure  entière  s’écoula;  la  nuit 


278 

s’épaississait  rapidement.  Milord  s’épuisait  en  con- 
jectures, et  après  avoir  couru  tous  les  environs 
du  café,  il  revint  s’asseoir  auprès  de  moi,  et  atta- 
chant tristement  ses  yeux  sur  les  lanternes  sus- 
pendues des  deux  côtés  de  la  tonnelle,  il  se  mit  à 
maugréer  contre  l’abbé.  — Ce  diable  d’homme, — 
disait-il,  — est  capable  d’avoir  emmené  ma  nièce 
à Éleusis.  Ils  avaient  formé  le  projet  d’y  passer 
quelques  jours,  et  vous  verrez  qu’ils  n’auront  pu 
attendre  jusqu’à  demain  pour  aller  se  faire  initier 
aux  mystères.  Quoi  qu’il  en  faille  penser,  peste 
soit  des  abbés  pour  qui  un  souper  n’est  pas  une 
affaire  et  qui  courent  les  champs  pendant  que  leur 
assiette  s’ennuie  ! — Nanni  aussi  était  inquiet,  et 
se  tenant  debout  à l’entrée  de  la  tonnelle,  il  pro- 
menait autour  de  lui  des  regards  anxieux  et  tres- 
saillait au  moindre  bruit. 

Enfin  la  marquise  parut  ; elle  avait  un  air  sin- 
gulier, et  je  crus  démêler  sur1  son  visage  l’expres- 
sion de  calme  d’une  âme  forte  qui  vient  de  pren- 
dre quelque  grande  résolution. 

— Eh  ! grand  Dieu  ! Madame , — s’écria  mi- 
lord, — nous  ferez- vous  la  grâce  de  nous  dire  d’où 


279 

vous  venez?  Je  pensais  que  vous  fussiez  partie 
pour  Éleusis. 

— En  vérité,  Milord,  — répondit-elle,  — il  n'est 
pas  besoin  d’aller  si  loin  pour  trouver  des  mystè- 
res. Tout  est  mystère  en  ce  monde,  même  l’âme 
d’une  marquise. 

— Et  l’abbé? 

— Je  ne  l’ai  point  vu,  — dit-elle.  — Apparem- 
ment il  poursuit  sur  les  bords  du  Céphise  la  solu- 
tion de  quelque  problème  de  métaphysique.  Met- 
tons-nous seulement  à table  ; vous  savez  qu’il  ne 
mange  que  par  complaisance,  et  il  nous  saura  gré 
de  ne  pas  l’avoir  attendu. 

Nous  venions  d’expédier  le  premier  service, 
quand  l’abbé  parut  à son  tour. 

— Béni  soyez- vous,  Monsieur  l’abbé  ! — s’écria 
la  marquise  en  le  faisant  asseoir  auprès  d’elle.  — 
Je  vous  attendais  impatiemment  pour  m’exorciser  ; 
car  un  mauvais  esprit  est  entré  en  moi,  et  me  voilà 
abandonnée  non-seulement  de  la  joie  divine,  mais 
des  grâces  les  plus  élémentaires  en  matière  de 
gaîté  ! 

— Je  ne  suis  pas  votre  médecin,  Madame,  — 
répondit  l’abbé  avec  un  sourire  ironique.  — Adres- 


280 

sez-vous  à celui  d;entre  nous  qui  répond  de  votre 
santé  devant  Dieu  et  devant  les  hommes  ! 

— Le  docteur  ! — lit-elle  d’un  ton  de  pitié.  — 
En  ce  moment  le  pauvre  homme  ne  pense  qu’à 
souper.  Et  qu’y  a-t-il  entre  lui  et  moi?  C’est 
un  de  ces  cœurs  tranquilles  contre  lesquels  vous 
vous  indigniez  tout  à l’heure.  Il  est  né  tranquille, 
l’art  grec  le  laisse  tranquille,  et  s’il  consent  à né- 
gliger un  instant  son  assiette,  ce  sera  pour  m’en- 
tretenir de  son  insupportable  Bochart,  de  sa  voca- 
tion manquée  de  chevalier  errant,  de  ses  Numides 
et  de  son  grand  Caramoussal. 

— Le  Caramoussal  serait  d’autant  moins  déplacé 
ici,  — répondit  le  docteur  en  différant  l’attaque 
qu’il  méditait  contre  une  tranche  de  pâté  au  lièvre, 
— que  vous  me  paraissez , Madame , tout  à fait 
semblable  à cette  infortunée  Mousseline -la -Sé- 
rieuse, qui  avait  perdu  la  faculté  de  rire  et  qui, 
voyageant  dans  son  palanquin  doré... 

— Ce  palanquin,  — r interrompit-elle,  — fût-il 
relevé  d’or  en  bosse  sur  tous  ses  panneaux,  que  je 
m’en  soucierais  comme  d’un  fétu!  Je  suis  malade, 
sérieusement  malade,  et  je  serai  fort  obligée  au 
médecin  qui  me  guérira. 


281 


— Vous  m’étonnez,  Madame,  — lui  dis-je.  — 
Tout  à l’heure  vous  respiriez  la  joie  et  le  bon- 
heur. Serait-ce  donc  pour  avoir  contemplé  deux 
minutes  cette  Vierge  byzantine?... 

— Je  vous  prie  de  croire,  — me  dit-elle,  — 
que  ce  n’est  pas  la  première  fois  que  je  la  voyais. 
Bien  souvent  elle  m’est  apparue  en  rêve,  et  tout  à 
l’heure  je  n’ai  pas  eu  de  peine  à la  reconnaître,  de 
même  que  l’air  de  pipeau  de  milord  m’avait  incon- 
tinent rappelé  cette  odieuse  et  lamentable  mélodie 
qui  vient  chaque  jour  déchirer  mes  oreilles  occu- 
pées à écouter  les  concerts  célestes  ! 

— Voilà  qui  est  bien  grave,  Madame,  — s’écria 
le  docteur  en  se  versant  un  verre  de  vin  de  San- 
torin,  — décrivez-nous  les  symptômes  de  votre 
mal,  et  nous  consulterons. 

— Les  symptômes  de  son  mal  ! Les  décrive  qui 
voudra!  — s’écria  milord  qui  avait  apaisé  son 
premier  appétit.  — Mais  la  cause,  le  principe  de 
ce  mal,  je  me  charge  de  vous  en  instruire.  Aussi 
bien  aujourd’hui  les  grands  discours  sont  à la 
mode;  il  n’y  a personne  ici  qui  n’ait  fait  le  sien, 
il  est  juste  que  je  n’en  quitte  pas  ma  part.  La  ma- 
ladie de  ma  belle  nièce!...  elle  consiste  à être  ve- 


282 


nue  dans  ce  sot  pays,  dont  l’air,  si  pur  et  si  léger, 
au  dire  des  poètes  et  des  abbés,  porte  à la  tête  et 
trouble  les  esprits  les  plus  solides  ! Ah  ! ce  n’est 
pas  elle  seulement  dont  la  santé  se  dérange  dans 
cette  vilaine  plaine  poudreuse. . . Vous  en  avez  tous 
dans  l’aile,  mes  chers  amis  ; tous  vous  avez  un  petit 
coup  de  marteau , et  si  vous  voulez  préserver  de 
la  contagion  le  grain  de  raison  qui  vous  reste, 
partez  dès  demain  et  gardez-vous  de  retourner  la 
tête.  Mais  voyez  un  peu  les  insignes  folies  où  peu- 
vent tomber  des  gens  d’esprit  comme  vous  l’êtes  ! 
Voici  Monsieur  le  chevalier,  que  ses  talents  ap- 
pelaient à fournir  une  brillante  carrière  dans  la 
diplomatie  et  qui,  refusant  tout  avancement,  s’ob- 
stine à tenir  pied  à boule  dans  une  méchante  bi- 
coque et  consacre  tout  son  génie  à enseigner  la 
musique  grecque  à son  cheval!  Voici  un  jeune 
homme  (montrant  Nanni)  qui  de  sa  nature  est  un 
brave  enfant  très-raisonnable,  — la  preuve  en  est 
ce  qu’il  nous  a dit  de  l’idéal,  — et  cependant  on 
le  voit  mettre  toute  son  ambition  à devenir  une 
lyre  d’or  pour  avoir  le  bonheur  de  répéter  les  har- 
monies de  l’univers,  et  le  pauvre  garçon  est  seule- 
ment en  peine  s’il  les  répétera  en  sol  majeur-  ou  en 


283 

si  mineur.  Voilà  Monsieur  l’abbé,  que  sa  soutane 
et  la  gravité  naturelle  de  son  humeur  semblaient 
devoir  mettre  à l’abri  de  toute  espèce  d’extrava- 
gances ; eh  bien  ! ce  grave  personnage  en  est  venu 
à retrouver  tout  le  catéchisme  dans  un  morceau 
de  marbre,  et  il  invoque  l’éther  comme  il  eût  fait 
autrefois  le  Père  éternel!  Bref,  il  n’est  pas  jus- 
qu’à Monsieur  le  docteur,  homme  de  bon  sens  s’il 
en  fut,  qui  commence  aussi  à s’échauffer  l’imagi- 
nation,  à déclamer,  à faire  des  phrases  et  à se  li- 
vrer à des  simagrées  d’enthousiasme  qui  font  pitié  ! 
Enfin  voilà  réunis  ici  quatre  hommes  estimables, 
tous  gens  de  bien  et  d’honneur,  qui,  en  mie  seule 
journée,  se  sont  mis  en  tête  de  faire  quatre  dis- 
cours au  sujet  d’un  malheureux  cheval  à qui,  je  le 
répète,  il  manque  les  deux  jambes  de  derrière,  ce 
qui , à mon  sens , est  un  défaut  capital  dans  un 
cheval...  Et,  mes  amis,  ne  croyez  pas,  de  grâce, 
que  je  sois  un  Vandale,  un  ennemi  des  arts  et  de 
la  beauté.  — Ce  cheval,  que  vous  prônez  tant, 
moi-même  je  l’ai  loué  dans  l’occasion,  j’ai  remar- 
qué que  c’était  un  cheval  de  pierre  qui  vraiment 
ressemblait  beaucoup  à un  cheval  vivant,  — et  je 
suis  encore  le  premier  à déclarer,  — bien  que  je 


284 


lui  en  veuille  des  bavardages  que  j’ai  dû  essuyer 
aujourd’hui,  — que  ce  Phidias  était  un  homme  de 
talent  et  qu’il  y paraît  dans  cette  petite  décora- 
tion qu’il  fit  pour  amuser  les  Athéniens...  Eh  oui! 
sur  mon  honneur,  j’apprécie  les  arts  comme  un 
autre.  Il  est  telle  Vierge  de  Raphaël  qui  me  semble 
tout  à fait  gentille , et  un  bon  paysage,  ou  mieux 
encore  un  bon  portrait  bien  ressemblant  d’une 
personne  que  j’aime,  me  fait  plaisir  à regarder. 
Le  soir,  une  jolie  sonate,  pas  trop  longue,  ou 
mieux  encore  une  petite  polka  bien  dansante  me 
paraît  tout  à fait  propre  à charmer  les  ennuis  de 
la  digestion.  Un  drame  de  Shakespeare  bien  joué, 
ou  mieux  encore  un  joli  vaudeville  avec  des  cou- 
plets bien  chantés  me  semble  une  récréation  qui 
en  vaut  une  autre,  et  je  sais,  moi,  de  petites  chan- 
sons que  je  fredonne  quand  je  suis  content.  Mais 
j’estime  encore  plus  le  bon  sens  que  toutes  les  so- 
nates et  les  vaudevilles  du  monde  et  je  hais  les 
exagérations  de  toute  espèce , je  déteste  les  pro- 
sopopées,  les  pâmoisons,  les  roulements  d’yeux  et 
les  grimaces  des  dilettanti  forcenés,  j’ai  en  horreur 
l’exaltation,  les  chimères  et  le  phébus  ; l’art  étant 
un  amusement,  je  m’indigne  contre  ceux  qui  en 


285 

font  une  affaire , je  maudis  les  Ictinus  et  les  Phi- 
dias qui  vous  ont  brouillé  la  cervelle  et  à qui  je 
dois  d’a  voir  déjà  passé  plus  de  neuf  mois  dans  une 
petite  ville  très-ennuyeuse,  où  l’on  avale  du  soleil 
et  de  la  poussière  à mourir,  je  maudis  cet  air  sa- 
cré, léger  comme  l’éther,  si  c’est  à lui  que  vous 
devez  d’avoir  l’esprit  à l’envers,  et  j’envoie  à tous 
les  diables  les  chevaux  qui  savent  la  musique,  les 
danseuses  qui  dansent  avec  la  tête,  les  lyres  d’or, 
les  guitares  ailées , les  colonnes  de  trente-cinq 
pieds  qui  montent  au  ciel,  les  désirs  infinis,  le 
poëme  de  la  joie  divine,  la  lumière  qui  s’incorpore 
aux  bienheureux  et  tous  ces  galimatias  et  ces  am- 
phigouris qui  ont  chassé  de  la  tête  de  ma  belle 
nièce  le  peu  de  bon  sens  que  la  nature  lui  avait 
donné,  et  qui  finiraient,  Dieu  me  pardonne  ! par 
m’ensorceler  moi  - même  si  je  n’y  mettais  bon 
ordre  ! 

A ces  mots,  milord  prit  en  main  son  pipeau  et, 
l’approchant  de  ses  lèvres,  il  se  mettait  en  devoir 
d’en  jouer,  mais  la  marquise  implora  sa  merci  par 
un  geste  et  un  regard  si  pathétiques,  qu’il  lui  fit 
grâce  de  son  concert. 

— Madame,  — lui  dit-il,  — cette  petite  musi- 


286 

que-là  serait  bonne  pour  vous  exorciser,  vous  et. 
vos  amis  ; mais  puisqu’elle  vous  agace  les  nerfs, 
je  consens  à vous  épargner.  Seulement,  je  vous  en 
préviens,  la  première  fois  qu’on  se  permettra  de 
m’infliger  d’interminables  dissertations  sur  l’idéal 
et  sur  les  beaux-arts,  je  me  servirai  sans  scrupule 
de  ce  joli  petit  instrument  pour  nous  mettre  hors 
d’insulte,  mes  oreilles  et  moi! 

— Ah  ! Milord,  — s’écria  le  docteur,  — vous 
êtes  un  médecin  trop  brutal  et  vos  médicaments 
pourraient  bien  ne  servir  qu’à  rengréger  le  mal  de 
notre  chère  Mousseline-la-Sérieuse,  dont  la  gué- 
rison me  paraît  douteuse,  puisque  votre  bel  accès 
de  colère  n’a  pas  réussi  à la  dérider. 

— Plût  à Dieu  ! — dit  alors  la  marquise  d’un 
ton  mélancolique , — plût  à Dieu  que  milord  eût 
raison  et  que  je  fusse  folle  comme  il  le  croit!  Mais 
savez-vous  ce  qui  m’arrive?  Je  me  croyais  douée 
d’une  faculté  d’exaltation  qui  malheureusement 
m’a  été  refusée.  Je  ne  suis  pas  venue  au  monde, 
comme  certaine  héroïne  de  Shakespeare,  au  mo- 
ment qu’une  étoile  dansait  au  ciel.  La  conjonction 
qui  présida  à ma  naissance  me  condamnait  à être 
une  bonne  petite  femme  très-ordinaire  et  me  vouait 


287 

par  arrêt  divin  aux  cailletages,  aux  futilités,  aux 
chiffonneries,  à toutes  les  banalités  du  sentiment 
et  à ces  ennuis  de  convention  qu’on  appelle  les 
plaisirs  du  grand  monde.  Par  malheur,  j’en  ai  ap- 
pelé ; je  me  suis  crue  très-supérieure  à ma  desti- 
née , j’ai  résolu  de  devenir  coûte  que  coûte  une 
belle  âme,  et  j’y  ai  pris  tant  de  peine  que  j’ai 
réussi  à me  faire  illusion.  On  peut,  à la  rigueur, 
tout  ce  qu’on  veut.  D’une  grenouillère,  Louis  XI Y 
a fait  Marly.  Par  intervalles  j’enflais  si  fort  ma  pe- 
tite âme,  qu’elle  me  semblait  la  plus  grande  âme 
de  l’univers,  et,  comme  je  m’entends  au  jardinage, 
à force  de  soins,  j’y  faisais  pousser  en  serre  chaude 
des  plantes  exotiques  dont  les  parfums  me  met- 
taient en  joie.  La  reine  de  Grèce  n’est-elle  pas 
parvenue  à se  procurer  une  pelouse  ? Seulement  il 
lui  en  a coûté  gros,  et  je  vous  assure  que  mes  pe- 
tits travaux  d’horticulture  m’ont  aussi  jetée  dans 
des  frais  considérables  d’établissement  et  d’entre- 
tien. Le  bonheur  que  je  rêvais,  c’était  un  enthou- 
siasme sans  intermittence , une  belle  fièvre  conti- 
nue, une  vie  consacrée  au  culte  des  grandes  choses 
et  où  les  nobles  sentiments  qu’elles  inspirent  se 
seraient  succédé  dans  mon  âme  sans  interruption. 


288 

Hélas!  c’est  là  que  mon  étoile  m’attendait.  Je  n’ai 
point  goûté  de  joies,  depuis  que  je  me  connais, 
dont  je  n’aie  payé  la  rançon,  et  toutes  les  fois  que 
j’ai  savouré  les  plaisirs  délicieux  de  l’admiration, 
mon  mauvais  génie,  pour  me  punir,  a condamné 
ma  pauvre  belle  âme  à de  longues  heures  de  sé- 
cheresse et  de  mortel  ennui.  Quand  j’étais  petite, 
je  ne  pouvais  aller  au  bal  sans  en  rapporter  la 
migraine  ; je  ne  laissais  pas  pour  cela  d’aller  au 
bal,  mais  je  ne  laissais  pas  non  plus  de  m’en  re- 
pentir le  lendemain.  Eh  bien  ! mes  chers  amis,  je 
n’ai  jamais  fait  de  parties  de  plaisir  dans  le  monde 
de  l’idéal  sans  expier  ces  jouissances  passagères 
par  une  sorte  de  migraine  du  cœur  dont  je  vous 
souhaite  de  ne  jamais  connaître  les  cruelles  sensa- 
tions. Toutefois  j’ai  du  caractère,  je  me  suis  en- 
têtée, et  vraiment,  après  être  arrivée  dans  ce  pays, 
j’ai  pu  croire  un  moment  que  j’avais  conjuré  les 
influences  de  mon  mauvais  astre,  tant  les  mer- 
veilles de  l’art  antique  avaient  jeté  mon  âme  dans 
un  état  extraordinaire.  Hélas  ! mes  souffrances 
s’accrurent  aussi  en  proportion  de  mes  plaisirs. 
Vous  n’en  avez  rien  su,  je  vous  ai  soigneusement 
dissimulé  ce  qui  se  passait  en  moi  C’était  une  ga- 


289 


geure  que  ma  vanité  était  intéressée  à soutenir. 
Mais  aujourd’hui  vous  m’avez  fait  faire  une  telle 
débauche  d’enthousiasme,  et  je  l’expie  si  cruelle- 
ment, que  le  cœur  me  vient  sur  les  lèvres , et  je 
ne  puis  vous  céler  plus  longtemps  mon  secret  Sa- 
chez donc,  mes  chers  amis,  que,  de  l’humeur  dont 
le  bon  Dieu  m’a  faite,  après  avoir  été  ravie  en  ex- 
tase par  une  statue  de  Phidias,  je  me  sens  prise 
subitement  d’une  fatigue  douloureuse  et  d’un  dé- 
goût amer  de  toutes  choses  ; dans  cet  état,  quand 
j’essaie  d’évoquer  devant  moi  le  souvenir  du  chef- 
d’œuvre  qui  m’avait  charmée,  je  n’en  puis  aperce- 
voir qu’une  triste  et  ridicule  caricature  ; la  vie 
elle-même  m’apparaît  sous  les  traits  durs  et  gri- 
maçants d’une  mégère  qui  me  menace  de  ses  ven- 
geances, et,  l’autre  jour,  je  conçus  un  tel  dépit 
des  chagrins  que  me  causait  l’art,  que  je  pris  plai- 
sir à voir  Ugly  déchirer  à belles  dents  la  superbe 
copie  qu’avait  faite  notre  ami  Nanni  de  ce  bien- 
heureux dont  l’abbé  nous  décrivait  tantôt  la  mer- 
veilleuse beauté.  Ne  croyez  pas  non  plus,  mes 
amis,  que  le  soir,  après  avoir  joué  une  symphonie 
de  Mozart  ou  de  Haydn,  je  sente  toujours  des  ailes 
me  pousser;  le  plus  souvent,  à peine  le  piano  est- 

19 


290 

il  fermé,  que  j’entends  résonner  à mes  oreilles  les 
premières  notes  d’un  méchant  petit  air  parfaite- 
ment semblable  à cet  air  de  pipeau  dont  nous  a 
régalés  milord.  Enfin,  s’il  faut  tout  dire,  j’ai  éprouvé 
aujourd’hui  un  plaisir  infini  à vous  entendre  dis- 
courir sur  notre  cheval;  mais  au  moment  que  je  m’y 
attendais  le  moins,  une  mélancolie  profonde  s’est 
emparée  de  moi,  et  tout  à l’heure,  dans  un  petit 
coin  du  jardin  où  vous  n’avez  pas  su  me  dénicher, 
rentrant  en  moi-même,  je  trouvais  à mon  âme  cet 
aspect  de  désordre  et  d’abandon  qu’offre  une  salle 
de  bal  au  lendemain  d’une  fête,  avec  ses  décora- 
tions fanées  et  ses  guirlandes  flétries,  et  je  compa- 
rais tristement  mes  pensées  à des  Pierrots  et  à des 
Colombines  qui,  sortant  le  matin  du  bal  de  l’Opéra, 
le  teint  débiffé,  les  paupières  alourdies,  épuisés  de 
fatigue,  enroués  de  poussière,  contemplent  d’un  air 
stupide  les  premiers  rayons  du  soleil  qui  se  raille 
de  leur  sotte  tournure  et  de  leur  grotesque  accou- 
trement ! 

Pendant  que  la  marquise  parlait,  j’avais  lancé 
plus  d’une  fois  à milord  des  regards  triomphants 
qui  signifiaient  : Que  pensez- vous  à cette  heure  de 
ma  perspicacité  ? Je  ne  sais  s’il  y fit  grande  atten- 


291 

tion,  car  il  était  tout  occupé  à se  demander  où  la 
marquise  en  voulait  venir  et  il  allait  s’en  informer  ; 
mais  craignant  qu’il  ne  gâtât  tout  par  quelque  ma- 
ladresse, je  me  hâtai  de  prendre  la  parole  et  j’a- 
dressai à la  marquise  une  harangue  admirablement 
habile  et  merveilleusement  éloquente,  qui  ne  pou- 
vait manquer  de  produire  le  plus  grand  effet.  Je 
parlai,  en  homme  d’expérience,  de  la  vie,  du  bon- 
heur, des  illusions,  des  déceptions,  de  l’art  de  se 
consoler,  et  je  terminai  mon  discours  en  disant  : 
— Vos  souffrances,  Madame,  vous  font  hon- 
neur. Vous  êtes  une  de  ces  âmes  complètes  qui 
ont  besoin  de  contrastes  dans  la  vie  et  qui,  comme 
les  aimants , possèdent  deux  pôles  opposés.  Vous 
aimez  passionnément  l’art  et  vous  avez  raison, 
mais  il  n’a  pas  le  droit  d’absorber  toutes  vos  pen- 
sées et  toute  votre  existence  ; vous  êtes  plus  que 
personne  susceptible  d’enthousiasme , mais  ne  sa- 
vez-vous pas  que  F enthousiasme,  comme  tous  les 
sentiments  excessifs,  est  de  peu  de  durée,  et  qu’a- 
près  avoir  éprouvé  de  fortes  émotions,  le  cœur  de 
l’homme  ressent  un  besoin  impérieux  de  repos? 
Votre  tort  n’est  donc  pas  de  ne  pouvoir  demeurer 
dans  un  état  extraordinaire  qui,  de  nécessité,  est 


292 

passager  et  fugitif,  mais  bien  de  vouloir  forcer 
votre  nature  pour  vous  y maintenir  et  de  ne  pas 
savoir  faire  à chaque  chose  sa  part  dans  votre  vie. 
Madame,  j’aime  autant  les  contes  de  fée  que  notre 
ami  le  docteur,  et  si  vous  me  permettez  de  vous 
en  citer  un  où  il  n’est  question  ni  de  Caramoussal, 
ni  des  Facardins,  rappelez-vous  la  surprenante 
histoire  du  Dormeur  éveillé,  que  je  me  permets 
d’admirer  presque  autant  que  l’Iliade  ou  qu’un 
bas-relief  de  Phidias.  Vous  savez  quelles  impres- 
sions ressentit  Abou-Hassan  quand  il  eut  été  trans- 
porté tout  endormi  au  palais  de  Haroun-Alra- 
schid,  et  que,  s’étant  éveillé  à la  pointe  du  jour 
dans  son  grand  lit  de  brocart  rouge  constellé  de 
perles  et  de  diamants,  il  aperçut  sur  son  chevet 
un  bonnet  de  calife  et  qu’il  vit  les  émirs , les  offi- 
ciers de  la  cour  et  le  grand  vizir  lui-même,  vêtus 
d’habits  de  cérémonie,  le  genou  en  terre,  le  front 
contre  le  tapis  de  pied,  lui  rendre  leurs  respects 
comme  au  commandeur  des  croyants  et  au  vicaire 
du  maître  des  deux  mondes,  tandis  que  les  jeunes 
dames  du  palais  lui  donnaient  le  bonjour  par  un 
concert  de  flûtes  douces,  de  hautbois  et  de  théor- 
bes.  Abou-Hassan,  Madame,  fit  bien  d’abord  quel- 


293 


que  difficulté  d’agréer  tous  ces  hommages  ; mais 
enfin,  vaincu  par  les  déclarations  expresses  des 
ministres  et  des  courtisans  qui  l’entouraient  et  qui 
tous  lui  décernaient  le  titre  auguste  de  calife,  il  se 
décida  à accepter  son  nouveau  rôle  de  comman- 
deur des  croyants  et,  suivi  de  toute  sa  cour,  il 
passa  d’un  air  majestueux  dans  un  salon  magni- 
fique éclairé  de  sept  lustres  d’or  à sept  branches, 
où  se  pressaient , alentour  d’une  table  couverte 
de  sept  plats  d’or,  sept  troupes  de  musiciennes 
toutes  plus  belles  les  unes  que  les  autres.  Là,  s’é- 
tant assis  sur  un  trône,  il  fit  un  repas  exquis  que 
lui  servirent  de  leurs  blanches  mains  Cou  d’albâ- 
tre, Bouche  de  corail,  Face  de  lune,  Éclat  du  so- 
leil, Plaisir  des  yeux,  Délices  du  cœur  et  Canne  à 
sucre.  Puis,  quand  il  eut  satisfait  son  appétit,  il 
s’achemina  vers  un  autre  salon  plus  magnifique  en- 
core, où  il  s’entretint  agréablement  avec  Chaîne 
des  cœurs  et  Tourment  de  l’âme,  jusqu’à  ce  qu’é- 
tant entré  dans  une  pièce  dont  la  splendeur  effa- 
çait tout  et  dans  laquelle  toutes  les  richesses  de  la 
terre  avaient  été  étalées  pour  le  plaisir  des  yeux, 
enivré  des  vapeurs  d’encens  qui  parfumaient  l’air 
autour  de  lui , buvant  un  vin  délicieux  dans  une 


294 


coupe  d’or  que  lui  remplissait  en  souriant  Étoile  du 
matin , il  fut  véritablement  enlevé  en  extase  par  la 
chanson  que  lui  chanta  en  s’accompagnant  du  luth 
l’adorable  Bouquet  de  perles.  Mais  en  ce  moment, 
où  il  était  comme  rassasié  de  délices,  une  petite 
poudre  narcotique  que  le  véritable  Haroun-Alra- 
schid  fit  jeter  dans  son  verre,  l’endormit  subitement, 
et  aussitôt,  dépouillé  de  ses  vêtements  royaux,  ce 
calife  d’un  jour,  redevenu  Abou-Hassan,  fut  trans- 
porté dans  son  humble  logis,  qu’il  eût  mieux  fait, 
pour  son  bonheur,  de  ne  jamais  quitter.  Vous  sa- 
vez ce  qui  se  passa  à son  réveil  et  le  transport  de 
fureur  où  il  entra  lorsque,  s’étant  écrié  : Bouquet 
de  perles,  Étoile  du  matin,  Bouche  de  corail,  ve- 
nez à moi  ! — personne  ne  répondit  à son  appel, 
hormis  sa  pauvre  vieille  mère , qui  n’en  pouvait 
mais  de  son  aventure.  Eh  bien!  Madame,  si,  en 
quittant  le  palais  du  calife  et  son  rôle  emprunté  de 
commandeur  des  croyants,  le  pauvre  Abou-Hassan 
se  fût  réveillé  dans  une  jolie  maison  chère  à son 
cœur,  ornée  par  les  mains  de  l’Amour,  où,  à dé- 
faut de  tentures  de  brocart  et  de  lustres  d’or,  il 
eût  retrouvé  tous  ces  colifichets,  toutes  ces  ba- 
bioles à chacune  desquelles  se  rattachent  de  douces 


295 


pensées  et  de  tendres  souvenirs,  — si,  à défaut  du 
grand  vizir  Giafar  s’inclinant  le  front  contre  terre 
et  lui  présentant  ses  salamalecs,  il  eût  entendu 
une  voix  caressante  lui  crier  : Abou-Hassan,  vous 
avez  été  longtemps  absent  ; ma  chère  âme , je 
vous  attendais,  béni  soit  Dieu  qui  vous  rend  à 
ma  tendresse  ! — si  enfin , pour  lui  tenir  lieu 
de  Tourment  de  l’âme  et  de  Bouquet  de  perles , 
un  visage  moins  beau  peut-être,  mais  plus  aimé, 
eût  salué  son  réveil  par  un  de  ces  sourires  que 
l’amour  seul  sait  former  sur  les  lèvres,  — ah  ! 
croyez-moi,  Madame,  Abou-Hassan  eût  pris  faci- 
lement son  parti  de  s’éveiller  de  son  rêve,  facile- 
ment Abou-Hassan  eût  consenti  à n’avoir  été  ca- 
life que  l’espace  d’un  jour,  volontiers  Abou-Has- 
san  fût  redevenu  Abou-Hassan,  — et  partant,  il 
n’eût  pas  battu  sa  mère  qui  lui  protestait  qu’il 
n’était  ni  le  commandeur  des  croyants  ni  le  vicaire 
en  terre  du  maître  des  deux  mondes,  il  n’eût  point 
tenté  de  souffleter  ses  voisins  accourus  pour  proté- 
ger la  pauvre  femme  contre  ses  emportements,  il 
n’eût  point  été  chargé  par  eux  de  chaînes  et  de 
menottes,  il  n’eût  point  été  conduit  à l’hôpital  des 
fous  et  n’eût  point  reçu  chaque  jour,  durant  trois 


296 

semaines,  cinquante  coups  de  nerf  de  bœuf  sur  les 
épaules  et  sur  le  dos.  Cette  histoire,  Madame, 
comme  toutes  celles  des  conteurs  arabes,  renferme 
un  sens  profond  qu’il  n’est  pas  besoin  de  vous  in- 
terpréter. Aussi  je  me  contenterai  de  vous  dire  : 
Si  j’avais  F honneur  d’être  une  marquise  douée 
d’une  très-riche  fantaisie  et  passionnée  pour  les 
plaisirs  de  l’esprit  et  pour  les  jouissances  de  l’art, 
je  voudrais  m’assurer  qu’au  retour  de  mes  excur- 
sions dans  le  monde  de  l’idéal  et  en  m’éveillant 
des  rêves  divins  de  la  poésie,  je  me  retrouverai 
dans  un  logis  agréable  où  mon  imagination,  ren- 
due plus  délicate  et  plus  douillette  par  son  sé- 
jour dans  l’Empyrée,  ne  trouvera  rien  qui  la 
chagrine  ou  l’offusque.  — A cette  fin,  je  vou- 
drais avoir  un  ami  qui  ne  me  ressemblât  pas  trop, 
mais  qui,  sans  avoir  mes  goûts  ni  la  portée  su- 
blime de  mon  intelligence,  fût  un  homme  de  sens 
et  d’esprit , connaissant  à fond , non  la  musique  , 
mais  l’art  de  vivre,  aussi  précieux  que  tous  les  au- 
tres arts,  et  possédant  cette  poésie  du  cœur  dont 
le  charme  , se  répandant  partout , embellit  tous 
les  petits  détails  de  l’existence.  — Je  voudrais 
que  cet  ami  ne  m’empêchât  pas  de  prendre  au 


297 


gré  de  mes  caprices  mon  essor  vers  le  ciel,  et  de 
me  jouer  parmi  les  nuages , mais  qu’il  m'attendît 
patiemment  pour  m’offrir  au  retour  un  bras  ferme 
et  dévoué  et  préserver  mes  petits  pieds  ailés , 
faits  pour  voler  plus  que  pour  marcher,  de  buter 
contre  les  cailloux  des  chemins  de  la  terre.  — 
Je  voudrais  encore  qu’aux  heures  où  la  vie  ne 
s’offrirait  plus  à mes  regards  fatigués  comme  une 
vierge  parée  de  l’éclatante  beauté  d’une  statue 
de  Phidias , cet  ami  l’évoquât  devant  moi  sous 
les  traits  d’une  bonne  personne  médiocre,  mais 
bienveillante  et  agréable  à regarder,  — et  que, 
dans  les  moments  où  je  n’entendrais  plus  résonner 
les  harmonies  des  lyres  d’or,  il  me  jouât  un  petit 
air  de  flageolet  pour  couvrir  les  bruits  discordants 
de  ce  bas  monde;  c’est  une  jolie  chose  qu’un  petit 
air  de  flageolet  quand  l’instrument  est  touché  par 
des  doigts  habiles  et  par  des  lèvres  que  l’amour  in- 
spire. — Et  ainsi,  sans  renoncer  aux  fêtes  de  la 
poésie  et  de  l’art,  je  me  laisserais  réconcilier  avec 
la  vie,  et  je  deviendrais  tolérante  pour  elle,  — car, 
sachez-le,  Madame,  la  joie  divine  n’est  que  la  moitié 
du  bonheur  possible  ici-bas,  et  c’est  la  tolérance 
qui  fait  le  reste.  Voilà,  Madame,  ce  que  j’imagi- 


298 


lierais  si  j’étais  la  marquise  que  je  dis,  et  j’ajoute 
que  si  le  sort  m’avait  servie  à souhait,  si  j’avais 
eu  le  bonheur  de  rencontrer  un  tel  ami,  si  j’avais 
le  bonheur  plus  grand  encore  d’en  être  aimée  éper- 
dument... 

— Oh!  pour  le  coup,  — me  dit  la  marquise 
d’un  ton  superbe,  — vous  prenez  là  des  libertés 
de  directeur  qui  m’étonnent  un  peu. 

— Ne  grondez  pas  ce  cher  et  digne  homme,  qui 
a mille  fois  raison  ! — s’écria  milord.  — Oui,  Mar- 
quise, il  existe,  cet  excellent  ami... 

— Ne  me  parlez  pas  de  lui,  — interrompit-elle 
d’une  voix  brève,  — un  excellent  ami  ne  prend  pas 
la  mouche  pour  des  vétilles  comme  il  l’a  fait  et 
surtout  n’a  pas  la  constance  de  bouder  si  long- 
temps. Cet  excellent  ami  est  aujourd’hui  à Paris, 
où  il  a entièrement  oublié  l’existence  de  son  excel- 
lente amie... 

— Eh!  ne  savez- vous  pas  aussi  bien  que  moi, 
Madame,  que  l’infortuné  n’a  pas  eu  le  courage 
d’aller  plus  loin  que  Venise,  qu’il  y attend  son 
sort,  qu’il  vous  aime  plus  que  jamais...  Ah!  tenez, 
je  vais  vous  lire  la  touchante  lettre  que  j’ai  reçue 
de  lui  aujourd’hui  même... 


299 


— Doucement,  — répondit-elle  en  s’emparant 
de  la  lettre  que  milord  se  disposait  à lire  à haute 
voix,  — si  ce  poulet  est  aussi  touchant  que  vous 
le  dites,  ce  n’est  pas  une  matière  à approfondir 
aussi  publiquement.  J’espère  seulement  que  le  style 
en  est  humble  et  soumis  et  qu’on  y tient  le  lan- 
gage de  la  contrition  et  du  repentir,  car,  en  vé- 
rité, on  a beaucoup  à se  faire  pardonner... 

— On  ne  peut  pousser  plus  loin  la  soumission, — 
repartit  milord  ; — j’imagine  que  ce  pauvre  comte 
en  passera  par  où  vous  voudrez;  je  le  crois  capa- 
ble de  se  résigner  à étudier  Mousa  et  Didomi,  et 
pour  peu  que  vous  l’en  priiez,  il  se  mettra  lui 
aussi  à vous  faire  des  discours  et,  au  lieu  de  con- 
verser comme  les  honnêtes  gens,  il  n’ouvrira  la 
bouche  que  pour  s’écrier  : Madame , au  moment 
de  prendre  la  parole  pour  célébrer...  ou  bien  : 
C’est,  Madame,  une  tâche  bien  lourde  que  vous 
imposez  à ma  faiblesse... 

En  disant  ces  mots,  milord  se  leva  de  sa  chaise 
et , s’approchant  de  la  marquise , qui  était  assise 
au  haut  de  la  table,  il  plia  à moitié  le  genou  de- 
vant elle  : 

— Vous  savez,  Madame,  lui  dit-il  d’un  ton  pathé- 


300 

tique,  les  soins  que  je  pris  toujours  de  votre  bon- 
heur, l’empressement  avec  lequel  je  me  conformai 
toute  ma  vie  à vos  moindres  désirs,  la  fidèle  com- 
pagnie que  je  vous  ai  tenue  dans  la  bonne  et  dans 
la  mauvaise  fortune...  En  retour  de  ce  dévouement 
et  de  cette  affection  dont  vous  ne  pouvez  mettre  en 
doute  la  sincérité,  accordez-moi  une  grâce,  la  pre- 
mière peut-être  que  je  vous  aie  jamais  demandée... 

— Si  votre  prière  est  raisonnable...  — dit-elle. 

— Jugez-en  vous-même,  Madame.  Je  suis  au 
comble  de  la  joie  de  vous  voir  revenue  à de  meil- 
leurs sentiments  pour  notre  pauvre  ami,  mais  je 
connais  les  inconstances  de  votre  humeur  et  je 
vous  supplie , avant  que  le  vent  ait  sauté , de  me 
dicter  ou  d’écrire  vous-même  quelques  lignes  des- 
tinées à calmer  les  cuisants  chagrins  du  pauvre 
exilé  et  à lui  rendre  l’espoir  d’être  un  jour  rappelé 
auprès  de  vous... 

La  marquise  se  fit  beaucoup  prier,  mais  milord 
la  sollicita  avec  tant  d’instances  qu’elle  finit  par 
se  rendre,  et  ayant  fait  apporter  par  le  cafedji  du 
papier,  de  l’encre  et  une  plume,  elle  dicta  tout 
haut  à milord  le  billet  suivant  : 

« Mon  cher  comte,  mes  amis,  pour  me  corn- 


301 

plaire,  m’ont  fait  aujourd’hui  de  grands  discours 
sur  un  groupe  équestre  qui  est  fort  de  mon  goût  ; 
mais  aucun  d’eux  n’a  eu  l’esprit  de  deviner  la 
raison  de  ce  caprice.  Sachez  que  ce  cavalier, 
avec  sa  tête  portée  en  avant  et  son  attitude  pen- 
chée, me  rappelle  l’air  de  tête  habituel  d’un  in- 
grat qui  m’a  brusquement  faussé  compagnie  pour 
aller  manger  des  sorbets  sous  les  arcades  des 
Procuraties.  Cette  ressemblance  me  paraît  frap- 
pante et  m’a  fait  perdre  du  temps  à l’Acropole. 
Quant  à la  figure , elle  est  assez  mutilée  pour 
que  je  la  puisse  arranger  à ma  fantaisie.  Je  lui 
ai  donné  les  traits  d’un  excellent  homme  très- 
susceptible,  qui  se  brouille  avec  ses  amis  pour 
des  misères...  Revenez  vite  parmi  nous,  homme 
ombrageux  et  prompt  à la  colère;  la  société  des 
aimables  rose-croix  qui  m’entourent  ne  suffit 
plus  à mon  bonheur.  Mais  gardez  d’apprendre 
le  grec . on  m’a  expliqué  très-savamment  que 
les  contrastes  sont  nécessaires  au  bonheur  comme 
à l’art,  et  qu’il  est  bon  d’avoir,  comme  les  ai- 
mants, son  pôle  négatif.  Préparez-vous  à me 
pardonner  mes  folies  et  rapportez-nous  vos  pré- 
jugés, vos  ignorances  et  surtout  votre  gaîté.  En 


$ 


302 

« même  temps,  vous  me  rapporterez  la  mienne. 
« qui  s’en  est  allée  avec  vous.  » 

Après  avoir  dicté  ce  billet,  la  marquise,  prenant 
la  plume  des  mains  de  milord,  apposa  sa  signature 
au  bas  de  cette  pièce  d’importance  et  ajouta  une 
petite  apostille  que  milord  eut  l’indiscrétion  de  me 
faire  lire  le  lendemain  avant  de  jeter  la  lettre  à la 
poste.  Elle  était  ainsi  conçue  : 

« En  vérité,  peut-on  vous  pardonner  de  vous 
« être  monté  la  tête  au  sujet  de  notre  invention 
« des  deux  carnets  ? Vous  êtes  comme  un  paysan 
« qui  prendrait  ombrage  lui-même  de  l’épouvan- 
« tail  dressé  dans  son  champ  pour  en  écarter  les 
« moineaux.  Et  puis , rappelez-vous  qu'au  dire 
« d’un  sage,  les  grandes  passions  sont  au-dessus 
« de  la  jalousie.  A l’avenir,  soyez  plus  raisonnable, 
« ou  l’on  se  brouillera  sérieusement  avec  vous.  » 
Pendant  que  la  marquise  traçait  rapidement  ces 
mots , le  chevalier,  dont  la  figure  peignait  depuis 
un  moment  la  plus  vive  contrariété,  se  tourna  vers 
le  docteur  et  lui  dit  à voix  basse  : « Cette  femme 
n’a  ni  queue,  ni  tête.  » Mais  il  avait  trop  d’amour- 
propre  pour  trahir  ouvertement  son  dépit  et,  com- 
posant son  visage,  il  se  hâta  de  féliciter  la  mar- 


303 


quise  d’un  acte  de  clémence  qui  faisait  le  plus 
grand  honneur  à sa  générosité.  Et  de  Nanni,  qu’en 
dirai-je?  Dès  l’instant  que  la  marquise  avait  com- 
mencé ses  confessions,  on  n’avait  pas  aperçu  le  vi- 
sage du  pauvre  enfant,  car,  nous  tournant  le  dos 
et  portant  ses  regards  du  côté  de  l’entrée  de  la 
tonnelle,  il  était  demeuré  immobile  et  silencieux. 
Enfin  il  se  leva  brusquement  et  fit  volte-face.  Je 
frémis  en  le  considérant.  Son  visage  était  pâle 
comme  la  mort , ses  lèvres  étaient  agitées  d’un 
mouvement  convulsif.  Je  ne  sais  quelle  folie  il  allait 
dire,  mais  ses  yeux  rencontrèrent  le  regard  sombre 
et  presque  menaçant  de  l’abbé  attaché  sur  lui.  Ce 
regard  lui  rendit  la  force  de  se  contenir,  et  faisant 
un  suprême  effort  sur  lui -même,  il  s’écria  avec  une 
gaîté  amère  : 

— Pour  ce  qui  est  de  moi,  Madame,  je  ne  crois 
pas  aux  compromis.  Entre  la  lyre  et  le  flageolet, 
il  faut  choisir  ; ces  deux  instruments  ne  s’accordent 
pas  plus  ensemble  que  les  fêtes  de  la  poésie  avec 
les  sots  contentements  du  vulgaire.  Quand  on  a 
eu  la  gloire  d’être  calife,  Madame,  ne  fût-ce  que 
vingt-quatre  heures,  il  faut  vivre  sur  ses  souvenirs 
et  sur  l’espérance  de  reconquérir  un  jour  un  état 


304 


si  glorieux  ; — il  n’y  a que  les  petites  âmes  qui 
prennent  facilement  leur  parti  de  redevenir  des 
Abou-Hassan.  Mais  s’il  ne  s’agit  que  d’être  heu- 
reux , alors  chassons  loin  de  nous  toute  ambition 
et  cherchons  la  paix  et  le  repos  dans  la  médiocrité 
de  l’âme  et  de  la  pensée  ; car,  ainsi  que  vous  le 
dira  la  romance  que  je  vais  avoir  l’honneur  de 
vous  chanter,  pour  apprendre  la  recette  du  bon- 
heur, c’est  aux  ânes  et  aux  corbeaux  qu’il  se  faut 
adresser. 

A ces  mots,  il  sortit  en  courant  de  la  tonnelle 
et  reparut  bientôt  tenant  à la  main  une  guitare 
qu’il  se  mit  à accorder  et  dont  il  s’accompagna 
pour  nous  chanter  sa  chanson.  Le  sujet  n’en  était 
pas  gai.  Il  s’agissait  de  trois  pauvres  fous,  dont  le 
premier  était  un  chevalier,  le  second  un  poëte,  et 
le  troisième  un  amoureux,  qui,  montés  sur  des 
ânes,  se  rencontraient  dans  la  clairière  d’un  bois, 
au  pied  d’une  haute  montagne , et  mettaient  pied 
à terre  pour  se  raconter  leurs  aventures.  Le  che- 
valier avait  consacré  son  épée  au  service  des  petits 
et  des  opprimés,  mais  le  monde  l’avait  méconnu, 
méprisé,  abreuvé  d’outrages,  et  il  s’en  allait  cher- 
cher un  refuge  au  sommet  de  la  montagne,  pour  y 


305 


jouir,  disait-il,  de  l’entretien  des  tempêtes,  « car 
les  vents  du  ciel  ont  le  cœur  plus  tendre  que  les 
hommes.  » Le  poëte,  de  son  côté,  se  vantait  d’a- 
voir deviné  les  secrets  des  dieux,  qui  s’étalent  ven- 
gés en  répandant  sur  son  esprit  la  nuit  d’une  lu- 
gubre folie  ; *il  avait  le  froid  de  la  mort  dans  la  tête 
et  comme  un  charbon  ardent  dans  ses  entrailles, 
et  il  s’en  allait  sur  la  montagne  pour  s’y  coucher 
sur  le  dos,  jusqu’à  ce  qu’un  manteau  de  neige  et 
de  glace,  enveloppant  sa  poitrine,  y eût  éteint  le 
feu  qui  la  dévorait.  Enfin,  l’amoureux  disait  : 

— Frères,  je  suis  encore  plus  malheureux  que 
vous.  J’errais  dans  les  sentiers  de  la  vie,  quand 
un  jour  le  Ciel  me  fit  rencontrer  un  trésor.  Et  ce 
trésor  était  un  cœur  de  femme. 

— Ce  cœur  était  pur  et  brillant  comme  un  dia- 
mant ; il  resplendissait  de  mille  feux  qui  échauf- 
faient mon  âme  et  éclairaient  la  nuit  de  mes  pen- 
sées. 

— Je  me  tenais  immobile  devant  lui  et,  age- 
nouillé comme  un  dévot  en  prières,  je  lui  deman- 
dais pour  toute  aumône  de  me  permettre  de  le  re- 
garder. 

— Un  jour  pourtant  je  devins  plus  hardi , je 

20 


306 


voulus  saisir  entre  mes  mains  ce  divin  diamant  ; 
mais  à peine  l’eus-je  touché  qu’il  se  brisa  en  mille 
morceaux. 

— Et  maintenant  je  m’en  vais,  moi  aussi,  sur 
la  montagne,  pour  voir  si,  en  touchant  du  doigt  le 
firmament,  je  ne  pourrai  pas  réduire  en  poussière 
toutes  les  planètes  et  les  étoiles. 

— Et  tandis  que  les  trois  fous  parlaient  ainsi, 
leurs  trois  ânes  tondaient  un  chardon. 

— Dieu  ! que  nous  avons  l’âme  mélancolique  ! 
disaient-ils  tous  trois.  Ce  monde  est  mal  fait,  on 
ne  s’y  peut  retourner  sans  souffrir. 

— Il  y a peut-être  quelque  part  de  longs  prés 
verts  qui  n’en  finissent  pas  et  des  ânesses  belles 
comme  l’amour. 

— Mais  tenons  ferme , car  ce  chardon  est  ex- 
quis, et  la  sagesse  est  d’avaler  les  épines  sans  s’é- 
trangler. 

— Une  heure  après,  la  clairière  était  vide  et  le 
silence  de  la  forêt  n’était  rompu  que  par  deux  voix 
rauques  qui  sortaient  d’un  nid. 

— C’était  un  corbeau  et  sa  corbine  ; c’était  une 
corbine  et  son  corbeau.  Ils  mangeaient  d’un  même 
appétit  deux  grosses  noix,  et  en  mangeant,  le  cor- 


307 

beau  disait  : Nous  nous  sommes  toujours  aimés. 

— Et  nous  nous  aimerons  toujours,  — répondait 
la  corbine. 

Quand  Nanni  eut  cessé  de  chanter,  il  resta  de- 
bout, promenant  ses  doigts  à l’aventure  sur  les 
cordes  de  la  guitare , l’œil  enflammé  , prêt  à se 
trahir  et  à laisser  déborder  sur  ses  lèvres  la  folie 
qui  bouillonnait  dans  son  sein.  Mais  l’abbé,  le  re- 
gardant fixement  : 

— Votre  chanson,  Nanni,  n’a  pas  le  sens  com- 
mun, — lui  dit-il  d’un  ton  sec  et  sévère , — et 
vous  n’entendez  rien  à l’histoire  naturelle.  Ce  n’est 
pas  des  corbeaux,  mais  des  rossignols,  qu’il  faut 
vanter  les  éternelles  amours. 

— Cela  rentre  dans  ma  théorie,  — lui  dis-je, 

— car,  sur  chaque  couple  de  rossignols,  il  n’y  a 
qu’un  des  époux  qui  chante. 

- Nanni  se  rassit.  Pour  la  seconde  fois,  le  regard 
de  l’abbé  l’avait  rendu  à lui-même  et  avait  dissipé 
la  méchante  ivresse  dont  les  fumées  troublaient 
son  cerveau.  Je  m’éloignai  quelques  instants  pour 
aller  régler  les  comptes  avec  le  cafedji.  A mon  re- 
tour, je  retrouvai  toutes  nos  cigales  conversant 
paisiblement  sur  l’avenir  de  la  Grèce.  La  lune  s’é- 


m 

tait  levée,  on  éteignit  les  lanternes  pour  mieux 
jouir  de  ses  douces  clartés.  A la  faveur  de  cette 
lampe  céleste,  dont  les  rayons,  perçant  la  feuillée, 
semaient  des  diamants  autour  de  nous,  la  mar- 
quise, assise  au  fond  de  la  tonnelle,  m’apparais- 
sait comme  un  gracieux  et  charmant  fantôme  ; 
l’ombre  des  feuilles  remuées  par  les  soupirs  de  la 
brise  flottait  sur  sa  robe  blanche,  ses  magnifiques 
cheveux,  un  peu  dérangés,  laissaient  pendre  de 
longues  boucles  soyeuses  qui  se  jouaient  sur  son 
épaule  droite,  et  son  cou  mince  et  délicat  ondulait 
comme  un  roseau  bercé  par  le  vent.  Nanni  jetait 
sur  elle  à la  dérobée  de  longs  regards  éperdus,  où 
perçait  la  tristesse  d’un  éternel  adieu,  tandis  que 
le  chevalier  attachait  des  yeux  de  faune  en  colère 
sur  ses  jolis  pieds  qui  s’amusaient  à agacer  Ugiy, 
accroupi  devant  elle.  Milord  avait  un  air  épanoui 
et  radieux  qui  faisait  plaisir  à voir.  Le  docteur  ri- 
canait et,  goguenard  ait  en  fumant  son  inépuisable 
narghilé,  et  l’abbé,  à son  ordinaire,  parlait  par  sen- 
tences, tout  en  observant  Nanni,  comme  un  médecin 
fait  un  fou  qu’il  cherche  à tenir  en  respect.  Ils  par- 
laient tous  avec  animation  de  la  Grèce  et  de  son 
avenir,  et  cependant  chacun  d’eux  avait  l’esprit 


309 


préoccupé  de  tout  autres  pensées , mais  leurs  es- 
pérances, leurs  joies,  leur  dépit,  leurs  désirs,  leur 
douleur,  ne  se  révélaient  ni  dans  leur  ton,  ni  dans 
leur  langage.  Par  moments  l’enfant  reprenait  la 
guitare  et  en  tirait  quelques  accords  ; puis  on  re- 
commençait à causer  ; à la  voix  aiguë  du  che- 
valier qui  ne  quittait  pas  la  chanterelle  et  aux 
notes  flûtées  de  la  marquise,  répondait  le  joyeux 
baryton  du  docteur  que  dominait  de  temps  en 
temps  la  grosse  basse  étoffée  de  l’abbé,  et  par  in- 
tervalles montait  dans  l’air  comme  une  fusée  un 
éclat  de  rire  étincelant  du  pauvre  Nanni,  dont  la 
gaîté  forcée  me  serrait  le  cœur. 

Cependant , par  l’effet  des  fumées,  du  vin  de 
Chypre  et  de  Marsalla,  auxquelles  je  résiste  assez 
mal,  une  sorte  d’engourdissement  voisin  du  som- 
meil s’empara  peu  à peu  de  mon  esprit  et,  fer- 
mant les  yeux,  je  finis  par  tomber  dans  une  rê- 
verie vague  qui  remplit  mon  cerveau  de  visions 
bizarres  et  incohérentes.  Je  vis  d’abord  la  proces- 
sion des  Panathénées  défiler  devant  moi,  jusqu’à 
ce  que  la  Panagia  apparaissant  tout  à coup  dans 
les  airs,  les  vierges,  les-  musiciens,  les  éphèbes 
couronnés  d’olivier  pâlirent,  s’effacèrent  et  s’éva- 


310 


nouirent  dans  l’espace,  et  une  voix  retentit  qui  di- 
sait : Le  dieu  Pan  est  mort.  Quelques  instants 
après,  un  satyre  aux  oreilles  pointues  s’approcha 
de  moi  et  me  dit  en  ricanant  : Pan  n’est  pas  mort  , 
il  n’est  qu’endormi,  et  quand  il  se  réveillera,  c’en 
sera  fait  de  la  Panagia.  Puis  je  ne  vis  plus  rien  que 
Nanni  prosterné  aux  pieds  de  la  marquise  qui  le 
chassait  de  sa  présence  par  un  geste  impérieux  et 
méprisant.  Tout  à coup,  la  carj^atide  que  j’avais 
contemplée  le  matin  à l’Érechthée,  vint  se  placer 
entre  la  marquise  et  Nanni,  et  tendant  les  bras  à 
l’enfant  : Moi  seule  je  suis  digne  de  ton  amour, — 
lui  dit-elle;  — viens  à moi,  je  te  consolerai. 

En  ce  moment  je  rouvris  les  yeux  et  je  vis,  à 
deux  pas  de  moi,  la  marquise  et  milord  qui  m’ob- 
servaient curieusement,  tandis  qu’un  peu  plus  loin 
le  docteur  me  montrait  du  doigt  au  chevalier  et 
à l’abbé  et  paraissait  les  égayer  à mes  dépens. 

— Eh  bien  ! vous  êtes  poli,  — me  dit  1a,  mar- 
quise, — et  c’est  contentement  de  voir  comme  vous 
vous  employez  à distraire  par  les  charmes  de  votre 
conversation  une  pauvre  femme  qui  se  plaint  d'a- 
voir des  vapeurs. 

— Pendant  votre  sommeil , — s’écria  le  doc- 


311 

teur,  — nous  avons  fait  de  la  besogne.  Nous  ve- 
nons de  résoudre  mathématiquement  le  problème 
de  la  régénération  de  la  Grèce. 

— C’est  bien  à vous,  — répondis-je  en  prome- 
nant mes  yeux  autour  de  moi,  — mais  où  est  l’en- 
fant ? 

— Il  est  parti,  — me  dit  la  marquise,  — après 
vous  avoir  mis  dans  l’équipage  que  voici. 

Je  m’aperçus  alors  que  j’avais  une  couronne 
d’olivier  sur  la  tête  et  que,  dans  chacune  de  mes 
mains,  je  tenais  l’un  des  tronçons  du  pipeau  de 
milord. 

— Comme  j’allais  décerner  la  couronne  à qui 
de  droit,  — reprit-elle,  — Nanni  a déclaré  sa  re- 
tirer du  concours  et  m’a  priée  de  m’en  remettre 
à lui  du  soin  de  désigner  le  vainqueur.  J’y  ai 
consenti,  et  aussitôt  il  vous  a couronné,  déclarant 
qu’il  pensait  se  faire  ainsi  l’interprète  de  mes  sen- 
timents et  que,  bien  que  vous  n’eussiez  rien  dit 
du  cheval , vous  étiez  de  tous  les  orateurs  de  la 
journée  celui  à qui  j’avais  le  plus  d’obligation , 
puisque  vous  m’aviez  enseigné  la  théorie  de  la  mé- 
diocrité d’âme  et  du  bonheur.  Puis,  s’emparant  du 
pipeau  de  milord,  il  l’a  brisé  en  deux  morceaux 


312 

qu’il  vous  a mis  dans  les  mains  en  s’écriant  : Hon- 
neur à celui  dont  la  sagesse  réussit  à triompher  de 
tous  les  désaccords  de  la  vie,  et  que  ce  pipeau 
brisé  soit  le  signe  et  le  trophée  de  sa  victoire  ! — 
Là-dessus,  me  demandant  si  j’avais  des  commis- 
sions pour  Venise , il  est  parti  sans  attendre  ma 
réponse,  et  comme  nous  le  rappelions,  il  s’est  mis 
à courir  et  il  court  encore. 

En  parlant  ainsi,  la  marquise,  en  dépit  de  l’en- 
jouement qu’elle  affectait,  avait  un  peu  d’émotion 
dans  la  voix  ; je  lui  en  sus  gré  comme  d’une  mar- 
que de  commisération  pour  les  maux  qu’avaient 
causés  ses  beaux  yeux  et  ses  caprices.  Mais  elle 
reprit  tout  son  calme  pour  dire  à l’abbé  : 

— Voyez  cet  enfant  avant  son  départ  pour  Ve- 
nise, mon  cher  abbé,  et  ne  lui  épargnez  pas  vos 
conseils,  car  il  a un  tour  d’esprit  romanesque  qui 
lui  fera  du  tort. 

Minuit  venait  de  sonner.  Nous  nous  mîmes  en 
route  pour  retourner  à Athènes.  La  lune  inondait 
la  campagne  d’une  vapeur  argentée;  l’air  était 
d’une  douceur  charmante , et  par  instants  nous 
sentions  passer  sur  nos  fronts  comme  une  caresse 
les  petites  bouffées  d’un  vent  tiède.  Cependant  la 


313 

marquise  éprouvait  une  sorte  de  frissonnement  fort 
singulier,  et,  se  plaignant  d’avoir  froid,  elle  prit  le 
bras  de  milord  et  le  pria  de  hâter  le  pas.  L’abbé 
et  moi  nous  restâmes  un  peu  en  arrière.  Le  mou- 
vement de  la  marche  réveilla  peu  à peu  mes  sens 
assoupis  et  je  devins  fort  expansif.  En  dépit  des 
sympathies  que  je  ressentais  pour  les  chagrins  de 
Nanni,  j’étais  si  fier  de  la  perspicacité  dont  j’avais 
fait  preuve  dans  toute  cette  affaire  et  de  l’élo- 
quence avec  laquelle  j’avais  plaidé  la  cause  de  mon 
noble  client,  que  je  ne  pus  me  tenir  de  m’en  ouvrir 
à l’abbé.  Je  me  mis  donc  à lui  vanter  la  faculté  que 
je  possédais  de  pénétrer  les  secrets  des  âmes  ; de 
prime  abord  j’avais  deviné  le  caractère  de  la  mar- 
quise tel  que  tantôt  elle  l’avait  décrit  elle-même  ; 
j’avais  deviné  aussi , en  dépit  des  apparences , 
qu’elle  aimait  le  comte  et  qu’elle  avait  pris  plaisir 
à lui  causer  un  peu  de  jalousie  ; j’avais  deviné  son 
chagrin  après  la  brouillerie,  la  peine  qu'elle  s’était 
donnée  pour  le  surmonter,  la  raison  secrète  des 
inégalités  d’humeur  qu’elle  avait  fait  paraître  ; j’a- 
vais deviné  également  ce  qui  lui  plaisait  si  fort 
dans  le  cavalier  du  Parthénon,  les  consolations 
qu’elle  allait  chercher  auprès  de  lui;  enfin  je  contai 


314 


à l’abbé,  pensant  l’étonner  beaucoup,  la  petite 
scène  muette  qui  s’était  passée  entre  1a.  marquise 
et  Nanni , ce  regard  faussement  interprété , les 
folles  illusions  de  l’enfant  et  la  colère  de  la  mar- 
quise, le  parti  que  j’en  avais  su  tirer,  l’habileté 
insidieuse  de  mon  discours...  Que  vous  dirai-je  en- 
core ? Après  m’avoir  endormi,  les  fumées  du  vin  de 
Chypre  surexcitaient  mes  esprits  et  je  ne  tarissais 
pas  sur  mes  louanges...  L’abbé  11e  me  répondait 
mot,  sinon  qu’il  murmurait  par  intervalles  entre 
ses  dents  : Voilà  qui  est  admirable...  Voilà  qui  est 
surprenant!...  Voyez  un  peu  l’habile  homme!... 
A la  fin,  ses  exclamations  ironiques  m’impatientè- 
rent, et  je  lui  dis  brusquement  : 

— Ma  foi  ! Monsieur  le  spéculatif,  c’est  affaire 
à vous  de  vous  gausser  de  ceux  qui  se  chargent  de 
faire  votre  métier  ! Car  enfin , vous  répondez  un 
peu,  j’imagine,  de  l’âme  et  du  bonheur  de  la  belle 
marquise.  Mais,  du  haut  des  nuages  où  vous  avez 
établi  votre  séjour,  vous  ne  daignez  pas  abaisser 
un  regard  sur  les  misérables  intérêts  qui  se  dé- 
battent ici-bas.. . 

Il  se  mit  à rire  du  bout  des  lèvres  et,  me  pre- 
nant par  le  bras  ; 


315 

— Mon  cher  Monsieur,  — me  dit-il  d’un  ton 
saccadé,  — si  je  me  moque  un  peu  de  vos  poudres 
de  perlimpinpin,  je  vous  tiens  pour  le  plus  honnête 
homme  du  monde,  et  je  ne  crains  pas  de  confier  à 
votre  discrétion  la  petite  histoire  que  voici,  — 
assurément  vous  ne  m’en  voudrez  pas  de  vous  con- 
firmer par  cette  confidence  dans  la  haute  idée  que 
vous  avez  conçue  de  votre  merveilleuse  sagacité... 
Vous  savez  qu'en  sortant  de  la  chapelle,  la  mar- 
quise vint  me  trouver  au  jardin,  où  j’étais  resté 
seul,  occupé  à chevaucher  sur  mes  nuages.  Aussi- 
tôt que  je  la  vis  venir,  je  marchai  à sa  rencontre, 
et,  quand  je  fus  à deux  pas  d’elle,  je  lui  dis  en  la 
regardant  fixement  : Vous  l’aimez,  Madame,  vos 
regards  tout  à l’heure  vous  ont  trahie...  — Elle 
pâlit  et  baissant  les  yeux  : Comme  on  réussit  à se 
tromper  soi-même!  — me  répondit-elle  en  souriant 
tristement  ; — jusqu’aujourd’hui  je  croyais  avoir 
pour  lui  un  cœur  de  mère-grand...  Et  cependant 
j’avais  parfois  le  sentiment  confus  du  danger  qui 
me  menaçait  ; de  là  ces  accès  d’irritation  que  vous 
m’avez  souvent  reprochés,  ces  rudesses  que  je  té- 
moignais subitement  au  pauvre  enfant...  et,  le 
croirez-vous?  ce  que  j’allais  chercher  le  matin  à 


316 

l’Acropole,  c’était  une  ressemblance  vague  avec 
un  ami  que  je  priais  de  m’aider  à combattre  ma 
folie...  Mais  le  calme  rentrait  bientôt  dans  mon 
âme,  je  riais  de  mes  terreurs  imaginaires...  Je 
vous  le  dis  sur  ma  conscience,  mon  père,  c’est 
tantôt,  en  le  regardant,  qu’il  s’est  passé  je  ne  sais 
quoi  dans  mon  cœur...  Oui,  à cette  heure  je  re- 
connais que  le  danger  est  sérieux.  Ne  me  grondez 
pas,  mon  père,  mais  assistez-moi  de  vos  conseils. 
— Depuis  longtemps,  — lui  dis-je,  je  suis  attentif 
à ce  qui  se  passe  en  vous  ; si  je  ne  vous  ai  pas 
avertie  plus  tôt,  c’est  que  vous  m’auriez  sûrement 
répondu  que  je  rêvais,  et  je  n’aime  pas  à perdre 
mes  paroles...  — Là-dessus,  nous  nous  mîmes  à 
arpenter  les  allées  du  jardin , et  vous  devinerez 
sans  peine,  vous  si  subtil  et  si  pénétrant,  sur  quoi 
roula  notre  entretien,  quand  je  vous  apprendrai 
que,  vingt  minutes  plus  tard,  la  marquise  me  dit 
en  poussant  un  profond  soupir  : Oui,  vous  avez 
raison,  il  n’y  faut  plus  songer,  ce  serait  un  roman 
compliqué  d’une  trahison...  — En  ce  moment  nous 
nous  aperçûmes  qu’on  était  à notre  recherche,  et 
nous  nous  réfugiâmes  dans  un  petit  pavillon,  situé 
au  bout  du  jardin , où  l’on  n’eût  pas  l’idée  de 


317 


nous  relancer.  Nous  y restâmes  fort  longtemps, 
causant  à voix  basse,  et  la  marquise  finit  par  me 
dire  : Ainsi  vous  êtes,  mon  père,  pour  les  remèdes 
violents...  Faire  revenir  au  plus  tôt  l’ami,  tandis 
que  lui...  — Je  le  connais,  — repartis-je;  — en 
le  ménageant,  nous  irriterions  son  mal  ; les  âmes 
fortes  supportent  mieux  les  grands  coups,  parce 
qu’elles  les  jugent  plus  dignes  de  leur  courage.  Et 
vous  aussi,  Madame,  vous  êtes  une  âme  forte,  les 
traitements  violents  vous  conviennent...  — Ma 
force,  — me  dit- elle  en  prenant  mes  mains  entre 
les  siennes , — me  vient  de  ce  que  vous  m’avez 
appris  à ne  pas  croire  à la  fatalité  des  passions... 
— Des  passions  de  tête  surtout  ! — lui  répondis- 
je  en  souriant  . — Nous  restâmes  quelques  instants 
à nous  regarder,  puis  elle  reprit  : Ce  que  vous 
nous  avez  dit  aujourd’hui  m’a  fait  du  bien  ; je  me 
sens  au  cœur  une  vaillance  inaccoutumée  ; il  faut 
en  profiter...  Demain  peut-être  ne  serais-je  plus 
capable  du  grand  effort  que  vous  m’imposez...  Mais 
laissez-moi  me  recueillir  pendant  quelques  minutes 
et  promenez- vous  autour  de  ce  pavillon.  Seule- 
ment que  j’entende  le  bruit  de  vos  pas — Et 

maintenant,  mon  très-cher  Monsieur,  est-il  besoin 


318 


de  vous  en  dire  davantage , et  ce  petit  récit  11e 
prouve-t-il  pas  suffisamment  que  je  suis  un  homme 
de  la  lune  et  un  assez  vilain  égoïste,  et  que  vous 
êtes,  vous,  un  philanthrope,  aussi  habile  dans  vos 
expédients  que  perspicace  dans  vos  conjectures  ! 

Là-dessus,  comme  nous  venions  d’entrer  dans 
la  ville,  ce  diable  d’homme  me  tira  une  profonde 
révérence  et,  enfilant  une  ruelle,  disparut  bientôt 
à mes  regards.  Je  demeurai,  je  le  confesse,  aba- 
sourdi et  quelque  peu  mortifié  de  la  petite  révéla- 
tion qu’il  venait  de  me  faire.  — Bah  ! — me  dis-je 
enfin  pour  me  consoler,  — je  n en  garderai  pas 
moins  dans  l’esprit  de  milord  tous  les  honneurs  de 
l’aventure  !...  — Puis , me  frappant  le  front  : Ah  ! 
il  me  reste  une  chose  à faire!  — pensai-je;  — je 
m’en  vais  aller  de  ce  pas  consoler  le  pauvre  en- 
fant. Personne  du  moins  ne  songe  en  ce  moment  à 
me  ravir  la  gloire  de  cette  bonne  action  ! 

Je  m’acheminai  vers  le  quartier  où  logeait  Nanni, 
et  de  loin , levant  les  yeux  sur  la  fenêtre  de  sa 
chambre,  j’y  aperçus  de  la  lumière.  Je  me  dirigeai 
vers  l’entrée  de  la  maison,  mais  quelqu’un  qui  ve- 
nait dans  le  sens  opposé  et  qui  rasait  les  murailles, 
me  gagnant  de  vitesse,  arriva  à la  porte  avant 


319 

moi,  et  là,  se  retournant,  me  cria  d’une  voix  rude  : 
Ah  çà  ! que  venez- vous  faire  ici?  — C’était  l’abbé, 
comme  vous  pensez  bien,  lequel,  sans  attendre  de 
réponse,  monta  rapidement  l’escalier. 

Je  le  suivis  et,  entrant  sans  frapper,  nous  trou- 
vâmes Nanni  occupé  à faire  ses  malles.  11  ne  parut 
pas  m’apercevoir,  mais  s’avançant  d’un  pas  chan- 
celant à la  rencontre  de  l’abbé,  il  se  jeta  dans  ses 
bras  en  fondant  en  larmes. 

L’abbé  s’assit  dans  un  fauteuil,  l’enfant  s’age- 
nouilla devant  lui,  la  tête  collée  sur  ses  genoux 
et  laissa  son  pauvre  cœur  se  dégonfler  en  longs 
sanglots.  Je  voulus  m’approcher,  mais  l’abbé  me 
renvoya  par  un  geste  impérieux.  Il  demeura  quel- 
ques instants  dans  le  silence , se  contentant  d’en- 
rouler autour  de  ses  doigts  les  longs  cheveux  do- 
rés de  Nanni.  Puis  il  commença  de  lui  parler  à 
voix  si  basse  que  je  ne  pus  entendre  un  mot. 

Debout  devant  une  table  ronde,  je  me  mis,  pour 
passer  le  temps,  à examiner  un  portrait  sur  émail 
qui  me  tomba  sous  la  main.  Ce  portrait,  qui 
ne  m’était  pas  inconnu , m’avait  suggéré  depuis 
longtemps  l’idée  que  Nanni  avait  laissé  à Venise 
une  fiancée,  et  certaines  explications  embarrassées 


320 

du  jeune  homme  m’avaient  confirmé  dans  cette 
conjecture...  Rien  de  plus  frais,  de  plus  gracieux, 
de  plus  délicieusement  poétique  que  la  belle  en- 
fant peinte  sur  cet  émail.  Une  virginale  candeur 
respirait  sur  son  beau  front  penché  et  ses  grands 
yeux  châtains  laissaient  échapper  un  regard  un 
peu  pensif  qui  semblait  dire  : Devine-moi , j’en 
vaux  la  peine. 

L’abbé  me  fit  signe  de  lui  apporter  ce  portrait 
et,  le  lui  ayant  remis,  je  fus  m’asseoir  au  fond  de 
la  chambre.  Je  remarquai  qu’à  plusieurs  reprises 
il  l’approcha  des  lèvres  de  Nanni  ; deux  fois  je  vis 
le  pauvre  garçon  détourner  la  tête,  la  troisième 
fois  il  ne  se  recula  pas  et  sa  bouche  effleura  l’émail. 
Cependant  l’abbé  ne  cessait  pas  de  l’entretenir  à 
voix  basse.  Que  pouvait-il  lui  dire?  Quelle  élo- 
quence était  capable  de  consoler  un  si  grand  dés- 
espoir?.., Ce  qui  est  certain,  c’est  qu’au  moment 
où  une  horloge  voisine  sonnait  deux  heures,  l’en- 
fant releva  la  tête  et,  sur  ce  visage  inondé  de  lar- 
mes, je  crus  apercevoir,  — ô miracle!  — comme 
la  première  aurore  d’un  sourire. 

Alors,  m’élançant  vers  eux,  je  m’écriai  : 

— De  grâce,  étrange  abbé,  comment  vous  y 


321 


êtes- vous  pris  pour  consoler  cet  enfant?  Lui  avez- 
vous  cité  Spinosa  ou  l’Évangile?  Lui  avez-vous 
parlé  de  la  Vierge  des  Panathénées  ou  de  celle 
qu’on  adore  à Ptome. 

Tl  me  regarda  d’un  air  ironique. 

— Que  vous  importe  ? — me  répondit-il  froide- 
ment, — et  de  quoi  vous  mettez-vous  en  peine  ? 

Puis,  se  ravisant,  il  me  dit  en  attachant  sur  moi 
ses  yeux  d’aigle  ou  de  lion  : 

— Puisqu’il  est  dit  que  nous  ne  pouvons  parler 
aujourd’hui  que  de  chevaux,  je  lui  vantais  le  sort 
de  ces  nobles  coursiers,  consacrés  aux  autels,  qui 
paissaient  librement  dans  l’enclos  d’un  temple,  et, 
par  la  fierté  de  leur  maintien,  semblaient  dire  : 
Un  dieu  seul  est  notre  maître  ! 


FIN. 


21